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Les salles de consommation resteront cependant un flagrant exemple de la procrastination à la française : ce dispositif expérimenté avec succès depuis une vingtaine d’années dans de nombreux pays d’Europe, aux États-Unis, au Canada, en Australie, est l’objet en France depuis 2010 de fréquentes poussées de démagogie et de populisme, dont les ressorts semblent enfin s’épuiser. Sur le terrain, le sujet est consensuel : « La réduction des risques n’est ni de droite ni de gauche. La gauche en parle beaucoup, mais n’en fait pas forcément plus. Au niveau local, les maires entendent nos arguments. Mais la politique les rattrape souvent, et ils se rangent à des arguments rétrogrades et pas du tout pragmatiques », commente Élisabeth Avril, la directrice médicale de l’association Gaïa, qui doit diriger début 2016 la première salle de consommation de drogue dans le Xe arrondissement de Paris, à proximité de la gare du Nord, dans les murs de l’hôpital Lariboisière.
Dans ce quartier, se joue un étrange jeu de cache-cache, entre une centaine de toxicomanes, très jeunes et très précaires, des vigiles de la SNCF qui essaient en vain de les déloger des parkings et des toilettes de la gare, quelques patrouilles de police qui passent, l’œil sombre, et des associations qui ont noué des liens de confiance avec une centaine de toxicomanes. Paradoxalement, gare du Nord, il y a peu de deal. « C’est un marché de la misère, personne ne s’enrichit », assure José Matos, chef de service du Caarud (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogue). La plupart des toxicomanes s’injectent du Skénan, un antalgique très puissant prescrit contre les douleurs des malades du cancer, réduit en poudre. Le médicament se revend entre 1,5 et 2,5 euros l’unité. Le crack – de la cocaïne mélangée à de l’ammoniaque et du bicarbonate de soude, qui se présente sous forme de petits cailloux – est plus rarement consommé, car plus cher, entre 15 et 30 euros la dose.
Le camion de l’association Gaïa fait sa tournée quotidienne, sauf le mardi. C’est un lieu mobile et ouvert où ni abstinence, ni projet de sevrage ne sont exigés. « La police nous prend parfois pour des bénévoles qui aimons les toxicomanes. Nous sommes un établissement médico-social financé par l’assurance maladie », rappelle Élisabeth Avril. L’équipe est constituée d’un médecin, d’une assistante sociale et de trois éducateurs de rue. Ils s’installent tous les jours, pendant quelques heures, sur la “scène de consommation de drogue”. Les toxicomanes vont et viennent, en premier lieu pour récupérer du matériel d’injection – seringues, garrots, compresses, etc. – et des kits pour fumer du crack. Ils parlent de leurs problèmes de santé, montrent au médecin leurs mains et leurs bras blessés par les injections, leurs veines bouchées, dures et douloureuses… L’assistance sociale est aussi là pour aider une jeune femme en délicatesse avec la justice. Le Caarud de Gaïa est fréquenté par une centaine de personnes, beaucoup de jeunes fragiles physiquement, socialement : « L’usage de drogue est vu sous un angle moral, mais pour la plupart de nos usagers c’est une béquille, qui est devenue une maladie addictive, raconte Élisabeth Avril. Beaucoup viennent de l’aide sociale enfance. Certains ne savent même pas lire. On se demande parfois quelle a été leur vie… »
L’enjeu économique
La mission du Caarud est de réduire les risques que les toxicomanes prennent pour eux-mêmes, en particulier de contamination par les virus du sida et des hépatites. Cette politique de prévention, développée dans les années 1990, a aidé à juguler l’épidémie de sida chez les toxicomanes : 50 % étaient séropositifs dans les années 1990, 10 % aujourd’hui. Désormais, les toxicomanes risquent surtout de contracter une hépatite C. Ce virus est dix fois plus contagieux que le sida. Il se transmet par le sang – mais pas par les relations sexuelles – en des quantités infimes et résiste à l’exposition à l’air. Les usagers de drogue se contaminent en échangeant leurs seringues, mais aussi le garrot sur lequel peuvent rester des traces de sang, la pipe de crack qui passe de lèvres en lèvres blessées, et même la paille de snif de cocaïne, au contact de parois nasales blessées. Lorsque les mains sont abîmées par des conditions de vie très précaires, le simple fait d’évoluer dans des lieux souillés expose à un risque de contamination. 44 % des toxicomanes sont aujourd’hui porteurs du virus de l’hépatite C, selon la dernière enquête réalisée en 2011 par l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites (ANRS).
L’épidémie d’hépatite C est mal cernée : jusqu’à 360 000 personnes seraient porteuses du virus en France. Chez la plupart des individus, le virus reste longtemps en sommeil. Mais il se réveille, parfois plusieurs décennies après la contamination, chez 10 à 20 % des individus qui développent une cirrhose évoluant parfois vers un cancer du foie. Les contaminations anciennes sont liées à des transfusions sanguines ou à des infections nosocomiales. Aujourd’hui, le virus continue à circuler majoritairement chez les usagers de drogue. À 42 000 euros le nouveau traitement de 16 semaines contre l’hépatite C, l’aspect sanitaire et social de la réduction des risques chez les usagers de drogue se double d’un aspect économique : une enveloppe de 700 millions d’euros est dédiée à ces nouveaux traitements dans le budget 2015 de l’assurance maladie.
Sur toutes les scènes de consommation « ouvertes » sur la voie publique en France, le virus circule à grande vitesse, car les conditions d’hygiène y sont déplorables. À la gare du Nord, « il y a une centaine de personnes qui se shootent dans les toilettes, dans le parking, c’est dégueulasse. La salle de conso, on l’attend, mais on n’y croit plus », s’agacent deux jeunes hommes, fébriles et pressés, venus récupérer du matériel d’injection.
Chantal a, elle, tout son temps. Toxicomane, elle a cependant l’esprit clair car elle est parvenue à stabiliser sa consommation. Elle s’injecte du Skénan à son domicile, avec son compagnon : « Je gère. Et je suis toujours négative au virus de l’hépatite C, Dieu merci, car j’en connais plein qui l’ont attrapé. Je n’échange jamais mon matériel, même avec mon mari. Personne ne me touche. Ce qu’on prend est dégueulasse, si on ne fait pas attention à nous… » Chantal touche le RSA, son compagnon travaille de temps en temps. À « presque 40 ans », elle envisage « d’arrêter toute cette merde ». Le soin de soi est une première étape vers la réinsertion. José Matos, chef de service du Caarud de Gaïa, parle d’un « long cheminement. Ce n’est pas si facile de sortir les gens de la drogue. Des gens arrêtent, reprennent, les sevrages définitifs sont rares ».
Accès au traitement limité
Les usagers de drogue qui ont contracté l’hépatite C savent qu’un nouveau traitement est disponible. Les précédents étaient très lourds : ils provoquaient de grandes fatigues physiques, des déprimes, voire des décompensations psychiques. Et ils étaient peu efficaces : la moitié des patients étaient guéris. Les nouveaux traitements, des “antirétroviraux à action directe”, représentent une vraie révolution thérapeutique : en douze semaines, ils guérissent 90 % des malades, sans effets indésirables majeurs.
Mais l’accès à ces traitements est limité. À la suite d’un rapport d’experts et d’un avis de la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé, l’assurance maladie a décidé de ne rembourser ces antirétroviraux que pour les malades atteints des cirrhoses les plus sévères. « Les toxicomanes ne comprennent pas ces restrictions, explique Karine, la médecin généraliste du Caarud de Gaïa. Et je ne les comprends pas non plus. Si on traitait tout le monde, on pourrait éradiquer ce virus. »
« Il y a clairement une restriction économique. En 2015, la société savante d’hépatologie a décidé que seuls 17 000 patients seraient traités », confirme Pascal Mélin, médecin hépatologue au centre hospitalier de Saint-Dizier et président de l’association de patients SOS Hépatites. Tous les dossiers de patients sont examinés en réunion de concertation pluridisciplinaire, où sont présents des professionnels de santé et des travailleurs sociaux. Pour les toxicomanes, le sevrage n’est pas un critère dans l’examen des dossiers : « Les premiers questionnaires indiquaient si la toxicomanie était active. Les associatifs ont obtenu que ce critère soit exclu. Après, tout dépend du service hospitalier… » Les usagers de drogue entretiennent souvent « des relations difficiles avec l’hôpital : ils sont souvent alcoolisés, certains ont des chiens. Ils débordent du cadre de l’hôpital, qui ne les accueille pas toujours de manière respectueuse », indique José Matos. « C’est compliqué de traiter à l’hôpital quelqu’un qui est désocialisé », admet Marc Bourlière, hépatologue à l’hôpital Saint-Joseph à Marseille.
Reste une interrogation : où se situe la frontière entre les enjeux de santé publique et ceux des laboratoires pharmaceutiques, à plusieurs milliards d’euros ? Dans le sillage du Sofosbuvir de Gilead, « six antirétroviraux à action directe ont obtenu une autorisation de mise sur le marché en 2015, raconte Marc Bourlière. C’est la première fois qu’il y a autant de lancements simultanés ».
La compétition entre laboratoires est féroce, visible dans les déclarations des liens d’intérêt de tous les médecins et associations cités ou interrogés dans le cadre de cette enquête, sans exception. Subventions, financement d’études, prises en charge de déplacements, de repas et d’hébergements dans le cadre de congrès aux quatre coins du monde… les laboratoires Gilead, Bristol-Myers Squibb, AbbVie ou Janssen ont déjà investi des millions d’euros.