Chapitre 16 / DU CONTRÔLE DE L’USAGE AU TRAITEMENT : « MÉTHADONE- INSERTION » À PIERRE-NICOLE

1990, Didier Touzeau et moi-même ouvrons un programme méthadone au centre Pierre-Nicole avec douze patients qui s’ajoutent aux quarante patients français dam les deux centres ouverts depuis 1973. Malgré les limites de œ projet (doses et durée de traitement limitées), nous obtenons clés résultats convaincants : les usagers renoncent à la prise quotidienne d’héroïne. Mon expérience de la méthadone a été une expérience sur les contrôles de l’usage (et de l’ohm) ; les contraintes peuvent avoir leur utilité lorsqu ‘elles sont adaptées à chacun, lorsqu ‘elles respectent la dignité et l’autonomie des usagers.

Lorsque Didier Touzeau m’a proposé d’ouvrir avec lui un petit programme méthadone à Pierre-Nicole, j’ai considéré que ce traitement prolongeait le travail que je faisais sans le modifier -je pouvais difficilement imaginer le changement qu’allait provoquer l’introduction des traitements de substitution. Je voyais la méthadone comme une sorte de bouée dans l’apprentissage du contrôle de l’usage et, à ce titre, je la considérais comme un traitement de la toxicomanie qui pouvait convenir à tous ceux qui étaient dépendants, sur des périodes plus ou moins longues, comme il en est aujourd’hui du patch pour lutter contre le tabagisme. J’étais persuadée qu’il ne suffisait pas de prendre de la méthadone pour que la question des drogues soit écartée ; restait le désir ou le besoin d’être dans un état second. Du moins, avec la méthadone, l’usager n’était-il plus contraint de se consacrer à la recherche éperdue du produit. Aimé Charles-Nicolas, directeur du centre Pierre-Nicole, et Didier Touzeau considéraient plutôt la méthadone comme un ultime recours lorsque, malgré leurs tentatives, les toxicomanes ne parvenaient manifestement pas à se passer de produit. Au contraire de nombre de spécialistes français, ces deux psychiatres n’étaient pas dogmatiques. Ils savaient que des méthodes thérapeutiques qui n’étaient pas nécessairement les leurs pouvaient être utiles. Aimé Charles-Nicolas s’était efforcé de faire coexister, au sein de son équipe, entraide et psychothérapie sans imposer a priori un consensus idéologique, un choix dont ont certainement bénéficié les usagers mais qui a mal résisté aux conflits institutionnels. H avait, par exemple, accueilli un temps un groupe de Narcotiques anonymes, habituellement honnis par les cliniciens français. Didier Touzeau comme Aimé Charles-Nicolas sollicitaient parfois pour leurs patients une place méthadone dans un des deux programmes existant en France, à l’hôpital Sainte-Anne ou à l’hôpital Fernand-Widal. Quelques cliniciens parisiens, officiellement hostiles à la méthadone, le faisaient aussi mais ils tenaient soigneusement cette pratique secrète, la réservant à quelques privilégiés de leur connaissance.

Des programmes méthadone, je ne savais pas grand-chose. En 1989, j’avais déjà abandonné mes réticences premières, celles que je partageais avec mes amis du début des années soixante-dix. À vrai dire, nous ne savions pas grand-chose de l’héroïne qui s’était introduite subrepticement pour adoucir les descentes de stimulants, et dans les tout premiers temps, je me souviens que certains présomptueux prétendaient que la dépendance à l’héroïne était purement imaginaire, une sorte de croque-mitaine pour faire peur aux enfants. Deux de nos amis avaient été parmi les premiers patients de Fernand-Widal, ce qui ne semblait pas les empêcher de continuer à consommer de l’héroïne. Je me souviens aussi de Catherine, qui était allée chercher de la méthadone en Hollande et avait décroché par doses dégressives en six mois. Au cours des années quatre-vingt, j’avais rencontré suffisamment de méthadoniens pour constater que la méthadone leur était utile, mais je refusais la définition de la toxicomanie comme maladie chronique et je trouvais les analyses d’urine détestables. J’avais lu sans les comprendre les débats qui agitaient les experts anglo-saxons sur les posologies et les durées de traitement. Je savais que des études non contestables prouvaient que ni les posologies ni les durées de traitement ne devaient être limitées, que plus les premières étaient hautes et les secondes longues, meilleurs étaient les résultats. J’avais compris que ces experts combattaient les utilisations punitives de ce traitement, mais je m’interrogeais sur ces hautes posologies dont je craignais qu’elles ne transforment la méthadone en camisole chimique. J’avais conscience du pouvoir que donne la prescription. Le témoignage des méthadoniens que je connaissais m’inquiétait : «Je lui aurais baisé les pieds le jour où il m’a pris », m’avait dit l’un d’eux, parlant de son médecin. «Je me fous en l’air s’ils me vident», disait une autre qui semblait vivre dans la terreur de l’exclusion du programme… Leur véhémence me surprenait. La dépendance à l’héroïne était-elle si terrible ? J’étais persuadée que l’organisation des soins entretenait de facto le mythe de la toute-puissance du produit ; aussi fallait-il veiller à ce qu’elle ne contribue pas à engendrer la chronicité qu’elle prétendait traiter. Plus les contraintes étaient pesantes, plus l’usager devait organiser sa vie autour du programme et moins il était à même de développer des activités autonomes. Les humiliations, la peur de l’exclusion étaient tout aussi contre-productives ; elles rappelaient au quotidien à l’usager qu’il était dépendant, il ne pouvait qu’y perdre toute confiance en lui. Avec le Dr Charles-Nicolas comme directeur, j’avais du moins l’assurance que les patients seraient respectés. Pourquoi ne pas tenter une expérience méthadone à la française, dans le respect de l’usager ?

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