- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
- Journal SWAPS
- vih.org
article publié dans SWAPS, n°76
Premières marchandises qui ont circulé à travers le monde, les drogues psychotropes ont été aussi les premières à faire l’objet de traités internationaux. Pourtant, lorsqu’en 1909 et 1912 ces traités sur l’opium ont été signés, les pays signataires acceptent tout au plus de réguler ce commerce fort lucratif. Pourquoi cette politique internationale a-t-elle abouti à la prohibition ? Comment a-t-elle été mise en place, qu’est-ce qui justifie la sélection des substances prohibées ? Et comment a-t-elle abouti à la fin des années soixante à une guerre internationale qui va progressivement gagner tous les continents ?
La prohibition internationale commence avec « la plus grande intoxication du monde » engendrée par l’opium que l’empire britannique a imposé à la Chine les armes à la main. Antérieurement, l’opium faisait partie de la pharmacopée traditionnelle en Asie que la médecine arabe introduit peu à peu en Europe. Jusqu’au XIXe siècle, la diffusion de cet usage purement thérapeutique n’a pas suscité d’inquiétude, l’opium mangé ou bu est un remède apprécié et, à vrai dire, le seul réellement efficace pour soulager la douleur. Les Chinois sont les premiers à découvrir les dangers de la dépendance à l’opium, car dès le début du XVIIIe siècle, une innovation technique va profondément transformer l’usage de ce produit. Les marins hollandais avaient pris l’habitude de le fumer mêlé au tabac, dans un usage purement hédonique, et c’est avec ce nouveau mode de consommation que l’opium s’introduit en Chine suscitant une demande grandissante. En 1729, il entre en Chine quelque 200 caisses d’opium par an, et l’empereur Yongzheng prend une première mesure de prohibition sans parvenir à limiter ce trafic. à la fin du XVIIIe siècle, le nombre de caisse d’opium s’élève à 4 000, tous les Occidentaux y contribuent, mais avec la Compagnie des Indes orientale, l’Empire britannique met au point un système particulièrement avantageux: plutôt que d’acheter les richesses qu’ils convoitent, la soie, le thé ou les matières premières, ils exigent de les échanger avec l’opium cultivé dans leur colonie indienne, le Bengale et dont ils se sont arrogés le monopole de la production et de la vente. à partir de 1821, c’est l’invasion brutale et, en 1837, près de 40 000 caisses arrivent en Chine.
Les guerres de l’opium
La Cour impériale avait pourtant tenté de résister: de 1729 à 1836, près de 40 décrets avaient été édictés. Un débat s’ouvre à la Cour impériale: faut-il maintenir l’interdit ou bien l’autoriser pour mieux le contrôler et lutter contre la corruption ? En 1839, l’empereur choisit le renforcement de l’interdit et Lin Zexu ferme les fumeries d’opium, sanctionne les consommateurs, confisque et détruit les stocks de Canton. Il écrit en outre à la reine Victoria pour l’informer de l’interdiction de l’opium et lui demander d’en faire cesser le trafic. Le débat s’ouvre alors en Angleterre. Des sociétés charitables, des missionnaires, des journalistes, dénoncent ce commerce honteux: a-t-on le droit d’encourager le vice et de pousser les misérables Chinois à la mort, au nom de la liberté du commerce ? Mais en 1839, les revenus financiers de l’opium représentent 34% de ceux que la Couronne tire de sa colonie, ce qui fait de ce trafic un vecteur déterminant de l’expansionnisme britannique et la reine Victoria tranche rapidement: il lui semble inopportun de renoncer à une source de revenu aussi importante. Lorsque Lin Zexu met en prison le surintendant Charles Elliot, représentant de la Reine et jette à la mer 20 000 caisses d’opium, soit plus d’une tonne, l’empire britannique mobilise ses armées. En avril 1840, une armada arrive au large de Canton, parvient à conquérir Hong Kong, et remonte le Yangzi Jiang jusqu’à Nankin. L’empereur chinois prend peur, il capitule et signe le traité de Nankin le 29 août 1842. Cette première guerre à l’opium a mis la Chine à genoux: les Chinois sont contraints d’indemniser les Anglais (frais militaires, destruction des stocks) et cinq ports sont ouverts à la liberté du commerce. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, de 1856 à 1860, les Anglais, aidés des Français, mènent la seconde guerre à l’opium, débarquent sur le sol chinois et imposent un nouveau traité. Cette fois, tous les ports sont ouverts au commerce extérieur, le territoire chinois est bientôt parsemé de concessions étrangères, dont celle de Shanghai obtenue par la France. Le nombre de tonnes d’opium passe de 2 735 en 1938 à 5 200 en 1860 pour atteindre 6 500 en 1880. Entre 1870 et 1900, environ 120 millions de Chinois étaient intoxiqués, soit de 5 à 20 % selon les sources qui, sur le terrain, décrivent le désastre: l’opium sévit sur tout le territoire et dans tous les milieux sociaux. Si les plus riches consomment généralement l’opium chez eux, les fumeries d’opium sont fréquentées par toutes les professions, des manœuvres aux fonctionnaires. Les plus pauvres errent dans les rues, les membres grêles, les yeux éteints, mais tous sont condamnés à la déchéance et à la mort. C’est du moins ce qu’affirment les missionnaires mais que contestent les partisans du libre commerce : « l’usage modéré est possible », affirment les libéraux, qui estiment que, quoi qu’il en soit, il n’appartient pas à l’état de contrôler les choix de l’individu.
De la liberté de commerce à la santé publique, le modèle européen
En 1859, le livre de John Stuart Mill « De la liberté » prône la liberté du commerce. Comme Adam Smith, il pense que les intérêts privés travaillent à l’intérêt général et il se méfie de l’intervention de l’état: chacun doit être le gardien de sa moralité et de sa santé. « La seule raison légitime d’user de la force contre un individu est de l’empêcher de nuire aux autres ». John Stuart Mill refuse ainsi toute intrusion de l’état dans la vie privée, et ce dans toutes les sociétés, y compris lorsque celles-ci font des choix qui ne sont pas les nôtres : « Je ne crois pas qu’une communauté ait le moindre droit d’en civiliser une autre ». Chacun doit être jugé responsable de lui-même, chacun doit être en droit de se livrer aux expériences qu’il souhaite, même si elles conduisent à d’inévitable faux pas. Plutôt que de mettre sous tutelle les Chinois incapables de contrôler leur consommation d’opium, ou encore les ouvriers qui s’adonnent à l’alcool, mieux vaut les rendre pleinement responsables de leurs actes.
À cette théorie libérale s’oppose une théorie des droits sociaux, défendue par des réformateurs sociaux, associations féministes et quakers qui veulent protéger l’homme contre lui-même. Plus que l’opium, l’alcool est au cœur de ce débat. Les philanthropes anglais ont ainsi créé une alliance pour les abstinents, considérant que l’alcool entrave notre droit premier à la sécurité, en créant des désordres publics, notre droit à l’égalité par le profit, et notre droit au développement moral et intellectuel, par l’affaiblissement et la démoralisation de la société.
Or, si au cours du XIXe siècle, les grandes puissances européennes imposent la liberté de commerce au reste du monde, dans leur propre pays, en Angleterre, comme en France ou en Allemagne, les réformateurs sociaux ne cessent de gagner du terrain. Les grandes enquêtes ouvrières du milieu du XIXe siècle ont révélé l’ampleur de la catastrophe sociale engendrée par une industrialisation sauvage, et des réglementations sont élaborées en partie par le corps médical au nom de l’hygiène publique dans une alliance avec l’état. En Angleterre, l’opium est à l’origine de la première réglementation des médicaments avec le Pharmacy Act de 1869, car l’opium cultivé en Inde avait envahi l’Angleterre, mangé seul ou dans différentes préparations. Le gin et autres spiritueux étaient lourdement taxés depuis 1751, mais l’opium très bon marché est consommé en particulier par les ouvriers pour supporter les terribles conditions de travail. Des sirops contenant de l’opium sont donnés même aux bébés pour qu’ils dorment pendant que leurs parents travaillent. Or, plusieurs enquêtes sociales ont mis en relation une surmortalité, en partie due à la méconnaissance à des surdosages. Le Pharmacy Act invente le médicament moderne, désormais distingué de la recherche du bien-être ou du plaisir. Vendu exclusivement en pharmacie, il est étiqueté, avec un contenu précis et contrôlé par les professions médicales. En France, la révolution industrielle s’est faite avec le vin tandis que l’opium est resté limité aux militaires coloniaux et aux artistes, mais les Français sont à l’origine d’un imaginaire des drogues qui, depuis «Les paradis artificiels» de Baudelaire fascinent artistes et intellectuels. «Les dieux du jouir» célébrés par le poète Ségalen sont exotiques, mais c’est avec la morphine, médicament moderne, que s’invente une maladie qui se propage à la façon des épidémies. Pour les Français, ce poison de l’esprit relève des médecins aliénistes, alors que la politique anglaise relève des médecins de santé publique, mais les premières mesures prises en France relèvent de la même logique de contrôle des produits, associée à une formation des professions médicales, responsabilisées et chargées de l’éducation. Ces contrôles sanitaires ont contribué à l’invention de nouveaux modes d’intervention, qui fait appel à la protection de l’état sous différentes modalités, en fonction de l’histoire propre à chaque pays européen.
L’invention du modèle prohibitionniste américain
Aux états-Unis, un tout autre modèle d’intervention se forge dès la fin du XIXe siècle. Comme en Europe, les produits psychotropes se diffusent massivement avec l’industrialisation mais, contrairement aux pays européens, la surveillance des produits psychotropes se fait contre le monde médical, peu formé et mal contrôlé. Ce mode d’intervention fait appel à trois outils: la loi, le contrôle des consommateurs et la mobilisation de la population dominante, à l’exclusion de ses minorités. Trois forces vont s’allier pour dénoncer les méfaits des drogues: les mouvements de tempérance, le syndicalisme ouvrier et la presse populaire. Chacun de ces groupes de pression a sa logique propre. Les mouvements de tempérance allient puritanisme et réformisme social. Des associations féministes, telle la Woman’s Christian Temperance, mènent le combat au nom de la protection de la femme et de l’enfant. Tous dénoncent les vices d’une société du «laisser faire» et entendent protéger l’homme contre lui-même. Le principal danger est bien sûr l’alcool mais sont également dénoncées toutes les substances où l’homme risque de perdre le contrôle de lui-même.
Les premières mesures de prohibition portent sur l’alcool, diabolisé dans les prêches enflammés de pasteurs, souvent quakers. Après l’état du Maine, douze autres états instaurent la prohibition de l’alcool en 1855, « les états secs » ou Dry States. La prohibition de l’opium est un peu plus tardive, elle est demandée par les syndicats ouvriers blancs pour se protéger de la concurrence des ouvriers chinois, embauchés à bas prix dans la construction du chemin de fer. La presse populaire, en pleine expansion, est appelée en renfort, elle dénonce le péril jaune avec des faits divers qui font sensation : ainsi, dans les arrière-boutiques des blanchisseries chinoises, des jeunes seraient séquestrés, des femmes violentées. La criminalisation de la concurrence s’avère remarquablement efficace. En 1875, ces campagnes obtiennent d’abord la fermeture des fumeries d’opium en Californie, puis 27 états vont prendre différentes mesures de contrôle jusqu’en 1914.
À l’opium des Jaunes succède la cocaïne des Noirs ou enfin la marijuana des Chicanos, stigmatisés avec les mêmes procédés et avec les mêmes effets. En 1887, l’Oregon interdit la cocaïne à priser, puis c’est le tour du Kansas et du Tennessee. En 1914, quarante-six états ont pris des mesures de contrôle de la cocaïne. C’est nettement plus que les mesures qui frappent l’opium qui se heurte à des intérêts économiques américains. Une loi fédérale de 1887 avait interdit aux Chinois d’importer de l’opium et réservé aux Américains le droit de le transformer, une loi dont l’enjeu est économique plutôt que moral. En vente libre aux Philippines, à Cuba ou Porto Rico, tous sous influence américaine, l’opium entre librement aux états-Unis si bien que deux militants prohibitionnistes, le révérend Charles Brent et le Dr Wright, sont désormais persuadés qu’il faut d’abord interdire le trafic international de l’opium pour parvenir à en protéger les Américains.
Vers un combat mondial
Rédigé à la demande de Roosevelt, un rapport officiel dénonce les trafics internationaux et le révérend Charles Brent suggère d’aider les Chinois dans leur bataille contre l’opium. Impératif moral et intérêts économiques pourraient ainsi être heureusement conjugués, car les Américains pénètrent difficilement dans l’empire chinois, dominé par les Britanniques. Le président Roosevelt se range à son avis et préfère l’organisation d’une conférence internationale à une expédition militaire. Après de difficiles négociations, la première Conférence internationale est réunie à Shanghai en 1909. Outre la Chine, le Japon, la Thaïlande et l’Iran, sept pays européens y participent. Tous les pays signataires se sont engagés à éliminer progressivement l’opium de leur territoire, mais chacun soupçonne l’autre de préserver ses marchés. Non sans raison: ainsi la France justifie sa régie de l’opium en Indochine qui, selon son représentant, garantit un contrôle de l’état, censé protéger la population indigène. Au reste, presque tous les signataires participent peu ou prou au trafic de l’opium tandis que l’Allemagne entend protéger son industrie pharmaceutique qui produit massivement morphine, cocaïne et héroïne, associée dans les réclames à l’aspirine. Aussi la conférence aboutit-elle à des déclarations de principe et des recommandations, sans aucun engagement précis.
Mais l’évêque Brent et le Dr Wright ne perdent pas courage: ils veulent une nouvelle conférence avec un texte plus ambitieux qu’ils ont rédigé. La conférence de La Haye en 1912 élargit la liste des drogues prohibées à la morphine, l’héroïne et la cocaïne. Sur le terrain, cette conférence n’aboutit pas à un meilleur résultat, mais chacun des pays s’est engagé à élaborer une législation nationale avec pour objectif le contrôle du commerce. Aussi ces deux conventions ont bien instauré un nouvel ordre international. Après la Première Guerre mondiale, la création de la Société des nations offre un cadre à la mise en œuvre de cette politique internationale. En 1919, une Commission consultative de l’opium et autres drogues nuisibles est créée et elle instaure en 1925 le système des certificats. Chaque pays devra désormais fournir des statistiques de la production et du commerce. La convention de 1931 se fixe un objectif encore plus ambitieux, la stricte planification de la production, de la fabrication et du commerce de ces drogues.
Mais si le trafic international est toujours florissant, entre 1912 et 1931, l’ambiance a changé, l’idéologie prohibitionniste a gagné du terrain. Chaque pays a élaboré une législation nationale. Les états-Unis ont montré l’exemple avec la première loi fédérale de prohibition, l’Harrison Act voté en 1914. à vrai dire, la prohibition s’avance masquée: la loi fédérale ne prétend pas interdire l’opium, la cocaïne ou la morphine, consommée alors par environ un million d’Américains, mais elle justifie l’exigence d’une prescription médicale par la protection du consommateur ainsi que par les revenus de ces produits désormais taxés. Une bureaucratie est née, renforcée par la prohibition de l’alcool en 1919, et une police spécialisée est chargée de son application. Or la première des cibles de cette police sera la prescription médicale de maintenance, qui, selon le psychiatre Thomas Szasz, va aboutir à l’incarcération de nombreux médecins jusqu’en 1939.
En France, la loi est votée en 1916, en pleine guerre mondiale. Une campagne de presse contre la cocaïne, « l’arme des Boches », convainc la Chambre des députés. Contrairement à ce qui se passe aux états-Unis, ces mesures ont été préparées par des médecins hygiénistes, qui faute d’un traitement efficace de la toxicomanie, se sont convertis à la prohibition. Ils espéraient ajouter l’alcool, mais ils n’obtiennent des parlementaires que la prohibition de l’absinthe. Comment s’en étonner, puisque «c’est le bistro qui les nomment», comme le dénonce en 1924 l’héroïne du roman « La garçonne », qui apprécie la coco et l’opium, encore en vogue à cette date.
Mais une page se tourne avec l’invention de la drogue moderne, définie par la loi. Son caractère d’exception est dû à l’échec de la prohibition de l’alcool. Même si aux états-Unis, cette prohibition perdure jusqu’en 1933, les ligues de tempérance ont perdu leur bataille. Ni les Américains ni les Européens ne veulent renoncer à leur consommation habituelle, l’alcool reste licite au contraire des produits consommés par des minorités, voire des populations entières qui n’ont pas voie au chapitre: elles sont dominées par l’Occident. Le modèle américain l’emporte dans le cadre légal, si ce n’est dans les esprits, et les Occidentaux vont imposer au monde entier les produits qu’ils consomment. En Amérique, les opposants à cette politique comme Thomas Szazs dénonce son caractère raciste, mais les Européens n’en ont pas conscience. Dans les discours, la santé publique est toujours invoquée pour justifier le cadre prohibitionniste. Les médecins français sont convaincus que l’interdit est la meilleure des protections de la santé puisque, même si la toxicomanie reste une maladie, il n’est pas de traitement efficace. Les médecins anglais sont plus compatissants. Puisque la maladie se révèle chronique, ils recommandent une prescription médicale de maintenance, ce qui devient la politique officielle avec le rapport Rolleston de 1926. Ni les Anglais ni les Français n’ont pris conscience qu’en acceptant que les produits illicites soient définis par la loi, et non par des critères de dangerosité des psychotropes, ils ont perdu la main.
Au-delà du statut juridique, un marché en pleine expansion
Jusqu’à la fin des années soixante, tout semble aller pour le mieux. En Europe, la prohibition des drogues a, semble-t-il, réussi à contenir la toxicomanie à quelques cas, coloniaux ou artistes à la dérive, grâce à la prohibition pour les Français, avec prescriptions médicales pour la Grande-Bretagne. Il y a bien quelques signes inquiétants aux états-Unis: héritage de la prohibition de l’alcool, des trafiquants se sont reconvertis à l’héroïne qu’ils vendent aux Noirs des ghettos. Ces jeunes héroïnomanes voient se succéder incarcérations et cures de sevrage inévitablement suivies de rechutes. Les Drs Dole et Nyswander souhaiteraient s’inspirer du système anglais mais il ne saurait être question de prescrire comme les Anglais, héroïne ou cocaïne, définitivement diabolisées. Aussi choisissent-ils la méthadone, réputée pour ne pas donner de plaisir. La prohibition l’a emporté dans les esprits tandis que les bureaucraties spécialisées de prohibition se renforcent continûment dans une logique interne, aux états-Unis comme au niveau international. En 1961, la Convention unique des stupéfiants se propose de donner un fondement scientifique à la prohibition. Chargée de cette tâche difficile, l’OMS finira par reconnaître en 1969 qu’il n’y a pas de toxicomanie propre aux drogues illicites et pas de justification scientifique à la liste des substances prohibées. Mais qui s’en inquiéterait ? Les profits en progression continue des produits alcoolisés, du tabac et des médicaments psychotropes sont protégés par des trusts si puissants qu’ils peuvent détourner les réglementations. Ces marchandises se répandent partout dans le monde avec la domination de l’Occident.
La politique des drogues s’est inventée au XIXe siècle pour répondre à la multiplication des échanges internationaux, à l’invention de produits de plus en plus puissants et à l’industrialisation et la commercialisation d’une production de masse. Il faut y ajouter une demande sans cesse croissante de psychotropes diversifiés. Avec les barbituriques, les amphétamines et les anxiolytiques, l’industrie pharmaceutique y pourvoit et offre aux hommes la possibilité de contrôler leurs états de conscience, supprimer toute douleur, s’endormir ou s’éveiller, améliorer ses performances ou jouir d’un état de bien-être. à partir de la fin des années soixante, les jeunes vont explorer de nouveaux usages, pour exacerber leurs sensations ou les anesthésier, se conformer ou se singulariser, faciliter leurs relations affectives et sexuelles ou se retirer dans leur monde intérieur. Ces consommations vont terroriser leurs parents et le débat public, focalisé sur les drogues illicites, a masqué l’extraordinaire expansion des drogues licites. Jamais les hommes n’ont consommé aussi massivement des produits psychotropes au point que l’historien David Courtwright considère que cette « révolution psychoactive » participe de la construction du monde moderne. La santé publique exigerait de traiter chacun des psychotropes en fonction de la réalité des risques liés à l’usage et l’abus, mais cette approche de raison devra s’affronter aux énormes profits des trusts pour les drogues légales et des organisations trafiquantes pour les drogues illicites. Nous en sommes encore très loin : à la fin des années soixante, un nouveau chapitre s’ouvre avec le renforcement continu de la prohibition internationale.