Cannabis : trente ans d’hypocrisie

Dossier

Pour les trente ans de l’Appel du 18 joint, publié par « Libération » en 1976, les militants de la dépénalisation du cannabis ont rédigé un nouvel Appel, qui n’a pas recueilli les soutiens impressionnants de son prédécesseur. Retour sur trois décennies de (non-)débat sur l’usage de cannabis. Et confrontation de deux époques, deux regards sur la société et deux morales.

Le 18 juin 1976, Libération publiait le fameux « Appel du 18 joint », qui, pour la première fois en France, rendait publique une demande de dépénalisation de l’usage de cannabis. Rédigé sur le modèle du « Manifeste des 343 » (femmes pour le droit à l’avortement), il comportait une liste de cent- cinquante premiers signataires, qui surprend aujourd’hui. Parmi ceux qui déclaraient « avoir déjà fumé du cannabis et avoir, éventuellement, l’intention de récidiver » se trouvaient des philosophes : Gilles Deleuze, Félix Guattari, Edgar Morin, Jean-François Lyotard. Des écrivains : Philippe Sollers, Christiane Rochefort. Et quelques noms qui laissent maintenant songeur : Bernard Kouchner, Alain Geismar, Philippe Val ou André Glucksman. Sans oublier Maître Henri Leclerc, Isabelle Huppert, Bertrand Tavernier, ou la revue les Cahiers du cinéma.

Trente ans plus tard, le Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ) a rédigé un nouvel Appel (1). En quête de soutiens, Jean-Pierre Galland, porte- parole du collectif (voir p. 13) a contacté les anciens signataires. Mais seuls deux d’entre eux ont répondu : le journaliste Léon Mercadet et l’ancien spécialiste « ès drogues » de Libération, Jean-Pierre Géné, l’un des initiateurs du texte de 1976. La version 2006 a toutefois recueilli quelques soutiens politiques : Jean-Luc Bennahmias (Verts), Alain Lipietz (Verts), Chiche !, Olivier Besancenot (LCR), Jean-Luc Roméro (ex-UMP, président d’Élus locaux contre le sida), le Mouvement des jeunesses socialistes, Act Up-Paris, ou Asud (Auto-Support d’usagers de drogues). On trouve aussi la sociologue Anne Coppel (voir entretien p. 11), les journalistes Karl Zéro, Philippe Manoeuvre ou Frédéric Beigbeder. Bernard Kouchner, l’une des signatures les plus emblématiques de 1976, n’a pas souhaité expliquer à Politis les raisons pour lesquelles il n’a pas soutenu le deuxième Appel.

Comment expliquer ce contraste, trente ans après ? Le nombre de fumeurs aurait-il diminué ? Au contraire, la consommation de cannabis a explosé en un quart de siècle. Les enquêtes de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) montrent que son usage s’est généralisé, notamment chez les jeunes. En 2003, près d’un sur deux déclarait avoir déjà fumé du cannabis à 17 ans, 11 millions de Français au moins une fois dans leur vie, et 4,2 millions au cours de l’année écoulée. 450 000 Français se disaient usagers quotidiens (2). Alors que rares sont les personnalités qui osent dire qu’elles en consomment, ou militent pour sa dépénalisation, le cannabis connaît une banalisation sans précédent. Mais, si la législation française en matière de drogues est reconnue comme l’une des plus répressives du monde occidental après les États-Unis, les discours ont parfois varié en ce qui concerne sa légitimité.

Ainsi, les parlementaires qui adoptent la loi du 31 décembre 1970 (toujours en vigueur) pensent-ils surtout à lutter contre le fléau… de la contestation ! Après Mai 68, le drogué est l’un des seuls « contestataires » contre lesquels presque tout le monde s’entend. De la droite, qui souhaite réaffirmer les « valeurs morales », jusqu’aux gauchistes pour qui la drogue le véritable « opium du peuple » – annihile l’énergie révolutionnaire et profite à des capitalistes mafieux qui exploitent le tiers monde… Précision : la loi de 1970 vise essentiellement le cannabis (associé aux hippies américains). L’héroïne, dont l’usage est encore marginal, n’est quasiment pas évoquée.

Quand Valéry Giscard d’Estaing arrive au pouvoir, la droite se divise sur la question entre « libéraux » et « conservateurs », ces derniers s’exprimant surtout chez les gaullistes. Jacques Chirac, Premier ministre jusqu’en septembre 1976, tient le traditionnel discours défendant les fondements moraux de la Ve République. C’est dans ce contexte que l’Appel publié par Libération relance le débat. Mais, quand Raymond Barre entre à Matignon, les « libéraux » se retrouvent seuls à tenir les rênes, et Giscard charge Monique Pelletier d’une étude sur « l’ensemble des problèmes de la drogue ». Comme la plupart des experts consultés à l’époque, elle voit dans le jeune usager de cannabis « un déviant ». Un rapport puis une circulaire (Pelletier) vont donc recommander de ne pas incarcérer les usagers, et émettre un avis négatif concernant les soins obligatoires. C’est, implicitement, reconnaître l’absurdité de la pénalisation de l’usage de cannabis. Cependant, une sorte de « pacte républicain » (expression d’Anne Coppel) tacite fige le débat politique. Tous les partis savent la loi mal appliquée, mais préfèrent parler de répression à une opinion supposée « pas encore prête »…

Une fois élu, François Mitterrand ne déroge pas à ce pacte, et fait taire l’ensemble de la gauche sur le sujet. Pourtant, clin d’oeil aux jeunes pendant sa campagne, il avait fait figurer la dépénalisation de l’usage du cannabis parmi ses « 110 propositions ». En 1986, Jacques Chirac, de retour à Matignon, rompt le silence en musclant son discours sur les drogues. Mais, en même temps, la droite prend au sérieux le problème de l’héroïne, qui s’est largement accru depuis la fin des années 1970. Le cannabis sort donc un temps d’un débat public où le sida prend une place importante. Avec Charles Pasqua à l’Intérieur, la répression se fait néanmoins plus féroce : la réforme de la procédure pénale qui réintroduit les contrôles d’identité signifie, pour des milliers de jeunes, la chasse à l’éventuelle « boulette » de hasch dans les poches.

En 1993, alors que le débat se concentre sur l’héroïne, le cannabis revient sur le devant de la scène. Les pouvoirs publics commencent à s’inquiéter de la mortalité qui frappe alors massivement les « toxicomanes ». Devant l’urgence, Simone Veil, ministre des Affaires sociales, initie la politique de « réduction des risques liés à l’usage de drogues » (RdR), qui peut sembler contradictoire avec la loi de 1970. En effet, pourquoi distribuer des seringues si le fait de s’en servir est interdit ? Selon Anne Coppel, la réduction des risques lancée dans l’urgence du sida se fonde sur un « raisonnement simple » : « Il vaut mieux ne pas consommer de drogues, mais si certains en consomment, il convient de les encourager à utiliser les produits les moins dangereux dans un cadre sécurisé. »

Lire la suite et l’ensemble du dossier dans Politis n° 906

(1) www.18joint.org

(2) Cf. Drogues et dépendances, données essentielles 2005, OFDT, La Découverte, 208 p., 14,50 euros.

La Prohibition des drogues. Regards croisés sur un interdit juridique, Renaud Colson (dir.), Presses universitaires de Rennes, 144 p., 12,50 euros.

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