Chapitre 7 : Les bienfaiteurs de l’humanité

RÉCEMMENT, le biologiste Jean-Pierre Changeux redoutait qu’après avoir massacré la nature, l’homme ne dévastât son propre cerveau 1. Les pouvoirs de la psychopharmacologie s’accroissent, les substances prolifèrent, sans cesse plus puissantes, plus efficaces, qui permettent de manipuler les états de conscience d’autrui et les siens propres. Il faut aborder son essor, ce qu’on appelle généralement sa période classique, ouverte dans la première moitié du XIXe siècle.

L’éther et la « sérendipité »

L’éther, banalisé depuis trois cents ans, était bien connu des apothicaires. Même si dans l’Irlande des années 1840, il fit parler de lui, tout le monde voyait là une vieille connaissance, incapable de surprendre. Or, vers le milieu du siècle, ce produit innocent acquiert soudain un autre statut. Tout comme l’opium, et de façon plus spectaculaire encore, l’éther incarne le triomphe manifeste de la chimie sur le corps. Il témoigne, sa manière, de l’extraordinaire épopée des progrès médicaux qui a marqué le siècle. Tout comme l’opium transfiguré chimiquement en morphine, le pro-duit change grâce aux technologies médicales et prend une signification nouvelle. Selon un jeu de métamorphoses familier aux poisons de l’esprit, l’éther connaît une seconde vie, auréolé d’une nouvelle mythologie.

À l’époque classique, avant une opération douloureuse, que fait-on pour empêcher le patient de se débattre, ou pour lui éviter une insupportable torture ? On lui assène un grand coup de poing sur la tête, on lui comprime énergiquement les vaisseaux du cou, on s’efforce de l’hypnotiser. En Angleterre, un temps, on le gave de haschisch. Ici et là, on l’abrutit d’alcool : on disserte sur les cas de femmes du peuple ivres, qui accouchent sans la moindre douleur. Les résultats ne sont pas très brillants ; le malheureux est parfois si bien endormi qu’il oublie de se réveiller. Certains praticiens, plus austères, ou plus habiles, jouent la carte de la célérité, et se vantent d’amputer une jambe, découpe de la chair et sciage de l’os compris, en moins d’une minute. D’autres, plus philosophes, se résignent aux tourments de leurs malades. Alfred Velpeau, immortalisé par ses bandes, ironise en 1839 : « Éviter les douleurs dans les opérations est une chimère qu’il n’est plus permis de poursuivre aujourd’hui. Instrument tranchant et douleur sont deux mots qui ne se présentent point l’un sans l’autre l’esprit des malades, et dont il faut nécessairement admettre l’association. » Quand on apprend que les Américains, peuple sauvage, ont mis au point une technique qui fait pièce la souffrance, des esprits éminents s’en gaussent. Puis l’on se convertit. Y compris Velpeau, dans son service, l’hôpital de la Charité.

Le précurseur malheureux des anesthésistes est un petit dentiste de quartier, Horace Wells, l’ingéniosité mal récompensée. Un beau jour, déambulant dans une foire, il voit un promeneur qui Rasse devant un insufflateur de gaz hilarants ; le quidam trébuche, tombe lourdement sur le sol, et se relève sans éprouver apparemment la moindre douleur. Intrigué, Wells réédite en 1846 l’expérience sur lui-même, se fait arracher une dent sous l’influence du protoxyde d’azote, et s’écrie : « Cela ne m’a pas fait plus mal qu’une piqûre d’épingle. » Mais, incapable de se faire reconnaître comme l’inventeur légitime de cette nouvelle méthode, et devant subir diverses tribulations, il se donne la mort, quelques années plus tard 2.

Cette histoire dépasse la simple anecdote. Des psychopharmacologues, comme B. Blackwell, se sont longuement interrogés sur le processus hasardeux qui conduit ces minuscules découvertes changeant l’histoire de l’humanité. Il y voit l’alliance instable de l’air du temps — qui incite à conduire tel débat, poser telle question, mener telle expérience — et de la sérendipité…

Qu’est-ce que la sérendipité ? Serendip est un pays imaginaire, où l’époque classique envoie Arlequin, Matamore et tous les rêveurs. À partir de ce terme, Horace Walpole, auteur célèbre de romans anglais l’eau de rose, pilier des salons français, et dernier amour mondain de Mme du Deffand, en avait créé un autre, celui de sérendipité ». Il en détaille le contenu en ressuscitant un conte du XVIe siècle, que ne désavouerait pas Umberto Eco. Cet apologue illustre une grande préoccupation du XIXe siècle : de Pinel Sherlock Holmes en passant par le baron Gerando, on est captivé par la puissance de vérité que recèle le regard, celui du clinicien devant l’aliéné, celui du savant devant le pauvre, ou celui de l’explorateur devant le sauvage.

Trois princes de Serendip cheminent dans le désert ; ils observent que l’herbe, fort maigre, n’est qu’à demi broutée, et ne l’est que sur un seul côté de la route ; ils relèvent au milieu trois traces de sabot, et une marque sur le sol ; ils constatent que des gouttes de miel sont tombées sur la gauche du chemin, des taches de beurre sur la droite. Un chamelier affolé survient, la poursuite de son animal égaré ; les trois princes font au malheureux, ahuri, une description complète de sa bête, qu’ils n’ont pas vue : elle, est borgne et bancale ; il lui manque une dent ; elle est chargée de beurre d’un côté, de miel de l’autre. Ce mélange de hasard et d’attention maniaque, de chance et de génie, d’obstination et de science, c’est ce que Walpole appelle la o sérendipité », du nom des imaginaires princes de Serendip. Cette sérendipité, bonne fée des pharmacologues, nous la retrouverons pour la découverte de la morphine, de l’héroïne, du LSD, et de bien d’autres substances…

Les favoris de la sérendipité, dans le cas de l’éther, sont Charles Jackson de Boston, qui décrit en détail ses propriétés anesthésiques, en 1842, et un dentiste, W.T.G. Morton, qui parfait la technique, par emploi de l’inhalation. Un épisode est resté célèbre. Le 16 octobre 1846, le docteur Warren, chirurgien du General Hospital de Boston, accepte de faire, face un public nombreux et impatient, une démonstration de la méthode nouvelle. Morton arrive en retard, tout essoufflé, et se fait tancer par Warren : « Eh bien, monsieur, votre patient est prêt. » Morton se penche, administre l’éther en un rien de temps, et réplique Warren : « Docteur, votre patient est prêt. » Et, devant un public incrédule et médusé, les instruments s’enfoncent dans la peau du malade, sans que celui-ci manifeste la moindre douleur.

Cette innovation fait surgir un débat de morale publique qui étonne aujourd’hui, mais qui illustre une profonde mutation du rapport au corps. Des moralistes protestent, au nom de la dignité humaine : plonger l’homme dans l’ivresse, le priver de sa conscience, le réduire en un mot l’état de brute, n’est-ce pas l’avilir et le dégrader ? N’est-ce pas un spectacle digne de pitié que celui d’un homme qui déraisonne, qui s’agite ou qui est en proie des hallucinations ? D’autres s’inquiètent plus prosaïquement des conséquences de cet évanouissement artificiel : au milieu de l’exaltation des sens, dans le délire où il est plongé, ne peut-il pas trahir un secret ou s’abandonner à de déplorables excès de fureur ? Cette discussion aux accents spiritualistes ne dure guère, et, comme le constatent avec satisfaction les tenants du Progrès, « l’opinion publique n’est pas dupe de ces vaines clameurs 3 ». La victoire incontestée de l’éther, comme celle de la morphine, c’est l’avènement d’une société nouvelle, urbaine et policée, qui désormais refuse avec de plus en plus de vigueur l’idée même de souffrance et de mort.

On expérimente donc le produit, de toutes les façons possibles, jusqu’aux plus étranges, comme celle du docteur Pirogow qui endormait ses malades en leur projetant des vapeurs d’éther dans le rectum. Puis, quelques années plus tard, le chloroforme, mélange de chlore et d’acide formique, relaie l’éther. Les techniques se développent : on emploie un papier roulé en entonnoir, ou une éponge en forme de croissant. Ces prodiges émerveillent ; les journaux de l’époque, par exemple, décrivent avec force détails l’opération d’un enfant à l’avant-bras nécrosé. On applique quelques gouttes de produit sur un mouchoir ; on approche le chiffon du petit malade, qui a peur, qui se débat et tombe sans connaissance. On lui retire l’os du bras sans qu’il bouge le moins du monde, et lorsqu’il se réveille, miracle de la science, « il a l’air reposé comme après un nuit d’un excellent sommeil », précise le commentateur.

Dans le même temps, l’éther, frayant la voie au chemin voluptueux qu’emprunte plus tard la morphine, change d’usage. La chimie ne se contente pas d’être un instrument puissant, bénédiction des malades et des médecins ; elle sert d’autres maîtres : les artistes, les blasés, les vicieux, ou, tout simplement, les curieux. L’éther devient une drogue. Et même, pendant quelque temps, au milieu du siècle, une drogue à la mode. 1847, a-t-on dit, fut l’ « année de l’éther ». Pour la première fois, un produit qui n’avait rien d’exotique fait son entrée dans les consommations esthétiques et perverses. Mettant en scène la technologie médicale et la jouissance, c’est là une répétition générale de la pièce, plus dramatique, qui se jouera avec la morphine ou l’héroïne. L’éthéromanie continue cependant son chemin, de Maupassant à Proust en passant par Jean Lorrain, auteur des Contes d’un buveur d’éther 4 . Plus tard encore, d’Ernst Jünger à Albert Cohen, l’éther entre de plein droit dans la panoplie toxicomaniaque.

La morphine et la seringue

La découverte qui bouleverse l’histoire des drogues, vers 1800, est celle des alcaloïdes, bases d’origine végétale, issues le plus sou-vent des familles de plantes supérieures. Leur fonction exacte, chez les végétaux, demeure aujourd’hui encore mal cernée ; est-ce un rebut dégagé par le végétal, ou une défense naturelle contre certains animaux et certains microbes ? Le pavot recèle à lui seul une trentaine d’alcaloïdes, dont la codéine et la morphine. Selon les lieux où il pousse, sa teneur en alcaloïdes varie. Sur le territoire français, malgré certains efforts d’acclimatation dus a des industriels de la chimie, le taux de morphine ne s’est jamais revélé satisfaisant. Qui plus est, l’extraction de la morphine suppose des manipulations nombreuses. On broie la plante — selon les cas, ses racines, sa tige ou sa fleur —, on la baigne dans un alcool faiblement acide, on filtre la mixture obtenue, on la traite par l’éther, pour rendre la solution alcaline : le dépôt qui s’en dégage est l’alcaloïde recherché. Le processus est complexe et délicat, qui permet de passer d’une « base technique » à une « morphine base » et enfin au produit vendu sur le marché. La morphine ne saurait d’ailleurs être confondue avec l’opium. Ce dernier est mieux équilibré que ses principes actifs purs. S’il contient environ 10% de morphine, il recèle également d’autres alcaloïdes secondaires, en quantités non négligeables. Ainsi, la thébaine, qui contrarie d’ailleurs en partie l’effet de la morphine, la papavérine et la narcotine qui les atténuent également.

Avec la morphine, l’odyssée de l’éther se rejoue, dans la même étrange superposition sérendipitienne de découvertes et d’inventeurs. Pas moins de trois chimistes, deux Français et un Allemand, s’en disputent la paternité. En 1803, un pharmacien parisien, Louis Charles Derosne, isole de l’opium un sel miracle, mélange de morphine et de narcotine. Mais il se trompe sur la nature de la substance. Un an plus tard, un chimiste de l’armée napoléonienne, Armand Seguin, esquisse une description de la morphine dans un mémoire présenté devant l’Académie des sciences. Hélas, pour son malheur, Seguin est un habile négociant, qui a dégagé de substantiels profits d’un commerce de cuir avec l’armée impériale… Opulent, fastueux, il est soupçonné de concussion. L’empereur le jette en prison. Il y reste dix ans, ne publie son mémoire qu’en 1814 et ne profite jamais de sa découverte.

Un jeune Allemand de Hanovre, Friedrich Sertürner, tire les marrons du feu, et livre au public scientifique, en 1805, une « analyse de l’opium 5 » ; fort civilement d’ailleurs, il rend un pieux hommage au Français Derosne : l’ « un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité, l’homme qui transforma le perfide opium en un produit sûr ». Sertürner est le premier d’une longue lignée de savants qui, explorateurs intrépides et naïfs de l’univers des produits, finissent victimes de leur création. Né en 1783 au sein d’une famille modeste de l’archevêché de Neuhaus, il se consacre a la pharmacie. À vingt ans, il analyse les composants de l’opium, isole d’abord les colorants, puis cristallise un alcali par évaporation d’une solution d’opium et d’eau distillée, éclaircie ensuite avec de l’eau et saturée par de l’ammoniac. Il expérimente le produit sur des animaux ; sur un chien, qui s’endort, vomit et se rendort ; sur un second chien, moins heureux ou moins robuste que le premier, qui y laisse la vie. Il baisse les doses pour le faire ingérer à un poulet et à un rat. Puis il passe aux êtres humains, et décrit minutieusement ses expérimentations sur lui-même et sur trois amis courageux, tous âgés de moins de dix-sept ans : « Les effets sur les trois hommes furent rapides et décisifs. Tous trois furent atteints de violentes douleurs à l’abdomen ; une grande lassitude les saisit ; ils furent pris d’un étourdissement, bientôt suivi d’une perte de connaissance. La même chose m’arriva à moi aussi. Je m’allongeai et me sentis envahi par un état de somnolence, et mes extrémités furent saisies d’un léger tremblement, accompagné de forts battements de pouls. Ces symptômes évidents d’empoisonnement, et par-dessus tout le lamentable état des trois jeunes gens me préoccupèrent tant que, bien qu’à demi conscient, j’absorbai le quart d’une bouteille de vinaigre ; j’incitai mes compagnons à m’imiter : ils vomirent de plus belle, et si violemment que l’un d’eux, plus faible que les autres, fut pris de crampes et de frissons, son estomac une fois vide. Il m’apparut donc que le vinaigre, au lieu de diminuer la force vomitive de la morphine, l’augmentait. La nuit vint ; nous la passâmes submergés par un profond sommeil. Au matin, l’envie de vomir nous reprit, et l’anxiété revint. Nous prîmes tous du magnésium effervescent ; notre anxiété diminua. Mais le manque d’appétit, l’épuisement, l’étourdissement, les maux de tête, les courbatures ne passèrent pas avant plusieurs jours. Au sortir de cette expérience si désagréable, je conclus que la morphine agit comme un poison redoutable. »

En fait, les vaillants cobayes avaient ingéré un décigramme de morphine, le triple de la dose considérée aujourd’hui comme maximale. Sertürner baptise ce dangereux produit morphium, en hommage à Morphée, dieu du sommeil.

La morphine est née, sans qu’aucune instance officielle ne la prenne au sérieux. Les pionniers de la drogue cheminent souvent à la périphérie de la science « normale », pour reprendre l’expression de Kuhn. Sertürner aura toujours une carrière marginale. Autodidacte débordant d’ingéniosité, il construit un nouveau type de fusil, et dessine un canon à longue portée. Il obtient l’autorisation d’ouvrir une pharmacie, sans posséder les titres requis, et il est, malgré tout, nommé docteur honoris causa de l’université d’Iéna. Théoricien à ses heures, il publie deux gros volumes en 1821 et 1822: un Système de la physique chimique, et des Annales pour un système universel des éléments, dans lesquels il soutient que la majeure partie des maladies proviennent d’un excès d’acide ; par conséquent, un régime riche en produits alcalins peut les traiter. Théorie étrange, qui relève d’un mode de raisonnement fréquent à l’époque : en France, Broussais acquiert une renommée sans partage en soutenant que toutes les affections physiques proviennent de l’intestin, et en tuant ses malades comme des mouches, à coups de laxatifs et de diète… Pour des raisons de rivalités internationales et de frontières, c’est de la France que Sertiirner reçoit, en 1831, une somme rondelette — récompense académique de sa découverte — alors que sa reconnaissance en Allemagne est difficile et tardive. En 1846, toutefois, l’Union pharmaceutique allemande lui dédie sa rencontre officielle, et crée un prix à son nom. Friedrich Sertürner, déjà opiomane, et vers la fin de sa vie, morphinomane, était mort cinq ans auparavant, en 1841, perclus de maladies réelles ou imaginaires. Honneur suprême : en 1921, on émet, en hommage à sa mémoire, des billets de banque sur les-quels est inscrit : Ta maison s’écroule, ta tombe est abandonnée, mais ton oeuvre perdurera tant que la terre tournera. »

Mais, comme pour l’éther et l’inhalation, la vraie rencontre est celle de la morphine et la seringue. Bien que tâtonnantes, les techniques médicales se perfectionnent. Vers 1850, Charles-Gabriel Pravaz invente la seringue hypodermique en observant un domestique utiliser le piston d’un pulvérisateur 6; Pasteur découvre l’asepsie : trouvaille conjointe, qui a sans aucun doute évité des catastrophes. Quelques années plus tard, un médecin d’Edimbourg, Alexander Wood, met au point, dans tous ses détails, la technique de l’injection morphinique. Bien que cette découverte lui soit contestée par deux autres praticiens, Rynd, de Dublin, et Kurzak, de Vienne, Wood est célébré comme une divinité tutélaire des drogués, le père des morphinomanes, le « promoteur inconscient et admirable de la passion 7 ». Les journaux médicaux s’enthousiasment, célèbrent les succès thérapeutiques et annoncent : la douleur humaine est enfin vaincue. « II n’y a pas de procédé en médecine, écrit Kane qui lui consacre un ouvrage, qui ait connu une popularité aussi rapide, pas de méthode qui soulage plus rapidement et plus durablement la douleur,  pas de programme thérapeutique qui ait été utilisé avec aussi peu de précaution, pas de découverte thérapeutique qui ait causé à l’humanité un dommage plus durable que l’injection de morphine. » Il fallut une vingtaine d’années au corps médical pour prendre pleinement en compte les conséquences d’une telle pratique. Dans le courant des années 1880, l’injection morphinique connaît une célébrité désormais douteuse ; elle est un accessoire des mélodrames et des feuilletons, dit Allbutt. Le premier, il recommande la prudence : « Ceux qui font usage d’une médecine aussi puissante doivent être avertis des dangers de ses vertus 8 » De nouvelles règles déontologiques s’élaborent, et les médecins s’entourent d’un luxe de précautions : des doses limitées, un contrôle strict, et même, disent certains, garder le patient dans l’ignorance de la nature de la solution administrée. « Prenez garde à votre seringue, recommande Kane, ne laissez plus de seringue aux malades, ou à leurs familles. » On s’accorde à penser que c’est la méthode la plus dan-gereuse d’administration du produit, quand elle échappe aux mains de la science.

La guerre de 70 entre la France et l’Allemagne et la guerre de Sécession aux États-Unis étaient passées par là, abandonnant leurs cohortes de drogués, au point que certains médecins s’efforcent de faire reconnaître la morphinomanie comme une séquelle de la guerre par le Bureau des pensions militaires 9. Wood, le pionnier, rempli de confiance, voyait là un remède à l’opiomanie. Huit intoxiqués s’étaient portés volontaires pour l’expérience, qui se convertirent sans plus tarder à cette intéressante technique. Triste retour de manivelle ? Sa femme fut, dit-on, la première morphinomane à mourir d’une surdose.

Les déçus de la cocaïne

Sur un autre versant, celui des psychostimulants, une nouvelle potion magique voit le jour : la cocaïne. Plus que toute autre, elle déclenche des passions qui ne sont pas encore retombées.

Sous la forme naturelle, la coca n’avait jamais fait l’objet d’une quelconque diffusion en Occident. Sa timide réputation était déjà sulfureuse, pourtant. Francisco Pizzaro et ses Conquistadors, dès 1533, avaient remarqué l’usage, assez compliqué d’ailleurs, qu’en faisaient les Indiens des Andes. Ils prenaient les feuille de coca comme stimulant, les mâchant longuement, et accompagnaient leur mastication d’une pincée de poudre alcaline — cendres végétales, coquilles pilées ou chaux vive — qui libère les alcaloïdes. Le végétal est rapporté à la Cour d’Espagne, où le tabac, depuis Christophe Colomb, est fort apprécié. La coca, elle, fait faire la grimace aux Grands d’Espagne, qui jugent cette plante bonne pour des sauvages. Qui plus est, on s’en méfie. C’est un « talisman du Diable », décrète le concile de Lima, en 1567, qui « maintient des cultes idolâtres », porteur d’illusions démoniaques — référence sans doute la fameuse Mama Coca, vénérée par les Indiens 10. Mais les Conquistadors savent négocier avec le Diable. Comme le rendement des Indiens, dans les mines, est supérieur lorsqu’ils mâchonnent leur plante, c’est eux-mêmes qui les en approvisionnent, la leur vendant au prix fort, comme il se doit.

L’alcaloïde de la coca est isolé pour la première fois en 1859, par Albert Niemann, et la cocaïne chimiquement décrite en 1862 par Wilhelm Lossen. Puis elle entre dans le cercle des usages médicaux et tâtonnants ; on voit en elle un anesthésiant local, des muqueuses de la bouche d’abord, ensuite de la conjonctive et de la cornée. Puis on l’emploie pour redonner du tonus à ceux qui se sentent affaiblis, femmes, jeunes gens, vieillards, malades et convalescents. En 1883, un médecin militaire de Bavière, Theodor Aschenbrandt, prend des artilleurs comme cobayes. Il leur donne de la cocaïne avant qu’ils ne partent en manceuvre dans la montagne. En dépit de l’ascension harassante, du mauvais temps et de la froidure, ses soldats conservent une énergie étonnante. Et Aschenbrandt, de faire l’apologie de ce fortifiant pour militaires 11

Peu après, la cocaïne est découverte par les entrepreneurs, qui font son succès public. La mode est aux boissons stimulantes. En 1863, un chimiste corse, Angelo Mariani, concocte un vin à base de cocaïne qu’il baptise de son patronyme. Le vin Mariani », « vin des athlètes », lui apporte la fortune. C’est une superbe trajectoire dorée que la sienne. Jeune, pauvre et corse, Mariani débarque à Paris, avec sa jeune femme, avant la guerre de 1870, et il s’y installe, modeste préparateur en pharmacie. Ayant, dit-on, découvert les mérites du « vin à la coca du Pérou », il en prescrit de généreuses rasades à une richissime cliente de son patron, une des plus illustres sociétaires de la Comédie-Française. La malheureuse souffrait d’une dépression chronique, minant sa carrière d’artiste. Mariani la guérit : « Ce fut à l’origine de la carrière du jeune chimiste », précise la légende dorée. Carrière de plus de cinquante années, qui transforma le petit potard Corse en l’un des hommes les plus populaires de son temps.

On écrit sur le bon chimiste — surnommé « Archangelo » Mariani — d’incroyables vers de mirliton :

Barbe d’argent sur un cœur d’or,

Mariani Dieu de la joie

Mari ani conquistador

Dont le geste rouge guerroie

Contre les spleens aux maigres flancs

Et les verdâtres pessimismes…

Dans une Litanie du Saint Nom de Mariani, un poète à peine flagorneur déverse des tombereaux d’éloges sur cet « arbre de la science et fleur de la bonté » :

Mariani pourvoyeur d’ailes

Echanson probe et glorieux

Dont les flacons sont les mamelles

Où nous buvons le lait des cieux…

Mariani est amoureux de sa plante, qui travaille si bien à accroître ses revenus : « Son bureau était décoré avec goût de riches tapisseries et de sculptures dont les motifs joliment stylisés étaient empruntés à la feuille et à la fleur de coca. Dans sa serre, il cultivait toutes sortes de variétés sur lesquelles il expérimentait des techniques nouvelles d’amélioration et d’acclimatation. Généreusement, il tirait de cette collection unique des spécimens qu’il envoyait gracieusement à tous les jardins botaniques du monde », écrit le docteur W. Golden Mortimer, grand thuriféraire de la coca 12.

Mariani a toutes les qualités. C’est un faiseur de miracles. C’est aussi un mécène, entouré de peintres, de sculpteurs, d’écrivains. C’est enfin un homme empli de charité chrétienne, qui fait circuler devant ses hôtes, avant chaque repas, une tirelire, « pour les orphelins ». Il s’éteint, toujours heureux et toujours fêté, en avril 1914, dans sa villa, près de Saint-Raphaël.

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Le mystère Mariani se dissipe quelque peu lorsqu’on sait qu’il joue en virtuose de la « réclame » naissante, à l’exemple des capitaines d’industrie fin de siècle. Chaque année, il publie un « album » portant son nom, recueillant les signatures les plus illustres de son temps. Outre les témoignages enthousiastes de médecins, on y trouve ceux de grandes figures contemporaines : le pape Léon XIII, le tsar de Russie, Jules Verne, Emile Zola, Ibsen, le prince de Galles, Thiers, Gambetta, Alexis Carrel, Léon Daudet, Colette, Henry Bordeaux, Foch, Gallieni et Victor Hugo ! Chaque célébrité, dûment arrosée de caisses gratuites, apporte sa pierre à l’Album Mariani : Charles Gounod compose un hymne : o Honneur ! Honneur ! Honneur au vin Mari-a-ni ! >>, Rodin dessine de robustes gaillards, le cardinal Lavigerie écrit pieusement : Votre coca donne mes pères blancs la force de civiliser l’Asie et l’Afrique. » Seule la dédicace de Claude Farrère, opiomane notoire, montre qu’il connaît la musique des substances toxiques : « Il y a très longtemps que j’ai formé le projet d’écrire le roman d’un monsieur qui boirait beaucoup, beaucoup, de vin Mariani… Et je l’écrirai 13. » Claude Farrère a tout compris.

Aux États-Unis, la vogue de la cocaïne est telle qu’on en ingère sous toutes ses formes : les barmen en ajoutent dans le whisky, sur simple demande. Et les colporteurs font du porte porte, pour en vendre aux quidams… Le succès foudroyant de Mariani laisse rêveur un pharmacien bricoleur d’Atlanta, en Georgie, qui s’était déjà construit sa réputation en commercialisant les Triplex Liver Pills, et le Globe of Flowers Cough Syrup. Il s’agit de John Styth Pemberton. À un médicament inspiré du vin Mariani, il donne en 1885 le nom de French Vine of Coca, Ideal Nerve and Tonic Stimulant 14. À la mode du temps, il le présente comme une boisson délicieuse pour le palais et très rafraîchissante », mais aussi comme un « breuvage intellectuel », stimulant les activités cérébrales et souverain contre le mal de tête, l’hystérie, la mélancolie, etc. Bref, une potion magique, un sirop typhon. Son nom seul, Coca-Cola, garde aujourd’hui encore la trace de cet engouement ingénu pour une substance toxique. Les années suivantes, avant même que sa firme ne soit rachetée en 1891 par Asa Griggs Candler, Pemberton lui-même transformera sa boisson un peu trop stimulante en un inoffensif désaltérant ; mais le halo cocainomaniaque — et le nom — perdureront et perdurent encore… En témoignent les plaisanteries américaines étalées sur les tee-shirts, et jugées douteuses par les autorités fédérales : Enjoy Coke. »

La cocaïne triomphe : elle déclenche un enthousiasme éphémère, aussi fou que démocratique. Quotidienne, banale, commune, elle jouit de la même popularité auprès du pauvre et du riche, du médecin et de l’homme de la rue. La presse spécialisée vante sans réserve ses propriétés thérapeutiques et euphorisantes, et les laboratoires la font entrer dans la composition d’une foule de médicaments nouveaux. « Un remède inoffensif contre le cafard, quelle merveille », s’extasie l’éditorialiste du Louisville Medical News en 1880. « On peut enfin vaincre sa timidité en société », renchérissent d’autres 15. En 1901 enfin, le docteur W. Golden Mortimer publie à New York un ouvrage entier, compilation brouillonne de tous les arguments en sa faveur et étonnante statue à sa gloire : une Histoire de la coca, la plante divine des Incas, avec un exposé introductif sur les Incas et sur les Indiens des Andes aujourd’hui. L’argumentation passe des conseils quotidiens (il recommande chaudement le produit aux coureurs cyclistes, pour les mettre en forme…) aux envolées lytiques, qui célèbrent « la plante de l’immortalité ». L’honorable médecin s’obstine à voir dans la cocaïne la panacée universelle et le remède à tous les maux. Il est fort en retard. À cette époque, le débat est clos. Au yeux du monde scientifique, la substance divine est devenue démoniaque. Les espoirs d’un moment sont définitivement éteints. Lorsque Sherlock Holmes prépare sa seringue, enfonce l’aiguille dans son avant-bras criblé d’innombrables traces de piqûre, s’injecte la fameuse solution à 7%, se cale dans son fauteuil de velours, ferme les yeux et soupire, le docteur Watson s’exaspère… Sir Conan Doyle, médecin et cocaïnomane, n’ignore plus rien, en 1888, des méfaits du produit.

Certains, d’ailleurs, demeurent blessés dans leurs illusions évanouies. Comme Freud, qui vit dans la cocaïne un tonique général et un désintoxiquant. Sa correspondance témoigne de son attirance pour cette substance « magique » : on cite souvent la lettre passionnée sa fiancée, Martha, dans laquelle il se présente comme « le grand monsieur fougueux qui a de la cocaïne dans le corps ». Il s’en fait le chantre dans un article publié en 1884 16. Après avoir expérimenté le produit sur lui-même, il en tire des conclusions positives sur ses effets à la fois euphorisants et stimulants du système nerveux ; par là, il va à l’encontre, et non sans raison, des conceptions de l’époque qui voyaient dans la cocaïne un calmant. En même temps qu’un de ses collègues, Carl Koller, il s’intéresse également aux propriétés insensibilisantes du produit, mais sans tirer de bénéfice scientifique de ses expériences.

Dans une démarche bien plus périlleuse, il entreprend de soigner un de ses amis, Ernst Von Fleischl-Marxow. Cet homme qu’il admire plus que tout autre, son intime, riche, distingué, est, nous dit Freud, « entraîné à tous les exercices du corps, doué de tous les talents », et « a de tout temps représenté mon idéal ». Ce collègue respecté est désormais un malade. Le chercheur recourt à la morphine pour calmer d’intolérables douleurs nerveuses, provoquées par les suites d’une amputation ; il est intoxiqué et se détruit. Freud se désole : « Sa disparition me touchera comme la destruction d’un temple sacré eût affecté un Grec de l’antiquité 17. » Lui, qui croit encore les substances antagonistes, prescrit de la cocaïne à son ami, et déclenche chez Fleischl une psychose toxique accompagnée d’hallucinations sensorielles. Freud le veille tout au long de nuits horribles, alors que le malheureux voit des serpents blancs qui rampent sur sa peau. Certains biographes du créateur de la psychanalyse estiment qu’il ne se pardonnera jamais d’avoir hâté la fin d’un des êtres qu’il aimait et respectait le plus.

La position de Freud évolue. En 1887, il revient sur ses avis antérieurs. Ses plaidoyers pour une substance qui fait désormais l’unanimité contre elle ont terni sa réputation. Le docteur Erlenmeyer, un des premiers spécialistes du traitement des drogués, décrète que la cocaïne, après l’alcool et la morphine, est « le troisième fléau de l’humanité », plus redoutable que les premiers. Freud reconnaît que la cocaïne, injectée, présente un danger beaucoup plus grand que la morphine » : a-t-on voulu, dit-il, « faire sortir le diable à l’aide de Belzébuth » ? Néanmoins, sa position reste nuancée. Contre les cocaïnophobes », il se fait toujours l’avocat d’une utilisation médicale et rationnelle du produit, et traite avec ironie les dramatisations d’Erlenmayer. Mais le terrain est miné. Il ne s’y risquera plus, et ne nous livrera jamais le fond de sa position sur les outrances cocaïnophobiques…

Le vent a tourné. Alors que les premières descriptions de la coca, comme de la cocaïne, étaient élogieuses, voire dithyrambiques — celles, par exemple, de Mantegazza, neurologue italien qui influence directement Freud et contribue à introduire la cocaïne en Europe et en Amérique 18 —, des médecins comme Schaw repèrent des cas de cocaïnomanie, particulièrement chez les morphinomanes. En 1885 le docteur Erlenmeyer sonne l’hallali, avec une violence que Freud juge suspecte : les médecins qui s’y adonnent sont, dit-il, « la honte de la profession 19 ». C’est Erlenmeyer qui décrit, avant, semble-t-il, les Français Saury et Magnan, les manifestations cliniques de l’intoxication baptisées parfois symptôme de Magnan » : les hallucinations tactiles qui font croire au cocaïnomane que des bêtes courent sur son corps ou sont nichées sous sa peau 20. Le premier grand spécialiste des drogues, Louis Lewin, perdra toute considération pour Freud, qu’il baptise Joseph der Traumdeuter « la clef des songes ».

Toujours plus fort : l’héroïne

Dans les dernières années du siècle, un autre produit, plus puissant encore, relaie la morphine et la cocaïne. En 1874, à Londres, au Saint Mary’s Hospital, une substance nouvelle — qui n’est pas un alcaloïde — est séparée chimiquement de la morphine. C.R.A. Wright en produit sur un fourneau, par ébullition ; il en administre à des chiens ; les animaux entrent dans un état de prostration et d’apathie, et sont pris de violents vomissements. Wright décide d’interrompre ces expériences dangereuses et qu’il croit dépourvues de tout intérêt 21.

Elles seront reprises, quelque vingt ans plus tard, en Allemagne. La société Bayer s’y intéresse. Un de ses chimistes, Heinrich Dreser, sans doute inspiré par les expériences de Hoffman sur l’acétyle, reprend le procédé de Wright, et l’améliore. Persuadé d’avoir découvert un médicament miracle, il passe des expérimentations humaines, mais qui durent à peine deux mois, à la clinique de l’université de Berlin. Cette substance, disent les chimistes, augmente l’activité de celui qui l’ingère, endort chez lui tout sentiment de peur, fait disparaître la toux, même celle des tuberculeux. Enfin, donnée à des morphinomanes, elle leur fait abandonner la morphine… Dans la Biblia-Bayer, envoyée tous les ans aux médecins, le patron de la firme en personne déclare qu’elle ne produit aucune accoutumance, qu’elle est d’un usage facile, et qu’elle guérit les morphinomanes 22 ; bref, un médicament précieux qui calme la toux des phtisiques, soigne les poitrinaires, traite les pneumonies, et qui, en outre, se révèle efficace à très faibles doses. Le succès est foudroyant : la tuberculose et les maladies respiratoires font des ravages à cette époque ; c’est une des plus fortes angoisses du siècle, qu’on retrouve dans la littérature, dans les revues, dans les imageries populaires. Toute médication dans ce domaine est attendue avec anxiété, souhaitée avec impatience, saluée avec allégresse. On baptise ce nouveau médicament du nom d’ « héroïne », d’après l’allemand heroisch, ce qui signifie  « énergique », comme l’est ce remède 23

Un produit énergique, nul n’en doute. Pour le vendre, la firme Bayer se lance en 1898 dans une campagne internationale de publicité, qui, dans une dizaine de langues, vante ses bienfaits aux foules cacochymes. On collectionne aujourd’hui ces étonnants prospectus où voisinaient l’aspirine nouveau-née et sa soeur l’héroïne — merveilleux sédatif de la toux : une entreprise de Saint-Louis célèbre ses comprimés d’héroïne qui « fondent sous la langue ». L’héroïne et ses contrefaçons, le tout placé sous la houlette des autorités médicales, se répandent dans le monde, aidées par la logistique industrielle. Au milieu des années 1880, dans un État comme l’Iowa, aux États-Unis, on recense 3 000 points de vente pharmaceutiques pour une population de 2 millions de personnes, soit un pour 650 habitants 24. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant ce que le rapport du Comité central des stupéfiants, au Conseil économique et social de l’ONU, cite le chiffre de 400000 à 600 000 toxicomanes, en 1914, aux États-Unis 25.

Bien plus, certains croient l’héroïne capable de guérir la morphinomanie… Espoir absurde. Pourquoi cette croyance, aujourd’hui si étrange ? Tout d’abord, les deux formules chimiques sont très différentes. Ensuite, c’est l’illusion des petites quantités : même petites doses, la force de l’héroïne est incontestable, alors que la morphine nécessite des injections massives. Enfin, selon un mécanisme qu’on appelle de dépendance croisée, les effets de l’héroïne masquent la dépendance des morphinomanes. Il fallut plusieurs années pour que les yeux du corps médical s’ouvrent.

En dix ans, l’héroïne accomplit son parcours de stigmatisation, et l’on met en évidence la dépendance qu’elle engendre. En 1902, on commence par s’étonner : les morphinomanes acceptent avec un enthousiasme bien suspect de renoncer leur habitude pour adopter le nouveau produit. Des thèses signalent des cas de dépendance 26 ; mais qui ne sont pas publiées en Allemagne. Pourtant, les chercheurs de la Bayer doivent bientôt admettre une preuve irréfutable : une fois mêlée au sang, l’héroïne se transforme rapidement en morphine, et double l’efficacité de cette dernière… La puissance de la Bayer est alors telle qu’elle empêche la publication de ces recherches. En 1909 encore, elle parvient ce que l’héroïne ne figure pas parmi les substances condamnées lors de la réunion internationale de Shanghai. Sur les rives du Rhin, la production continue de plus belle. La merveilleuse découverte court le monde. Du Maroc au Liban, en passant par la Chine, le Japon, les Philippines et l’Inde, l’héroïne devient un des médicaments les plus vendus 27. Toutefois, son marché le plus prospère est aux États-Unis. Elle remplace bientôt l’opium, cher aux Chinois de Californie ; les chercheurs d’or en sont de gros consommateurs, tout comme les ouvriers…

Heinrich Dreser se sépare de la Bayer en février 1914 ; divorce par consentement mutuel, dit-on. Célibataire, rigide et passionné par son travail, le brillant chimiste avait épousé l’héroïne. Pendant longtemps, il s’efforce de montrer, avec une obstination maladive, que son invention ne provoque pas la moindre accoutumance. Sa carrière en fut brisée. Certains affirment qu’il fut lui-même victime de la substance qu’il avait créée ; ce que suggère d’ailleurs le certificat que lui remet la Bayer, lorsqu’il la quitte. Son cas n’est pas isolé. La fascination chimique et l’imprudence frappent d’abord le corps médical. La science châtie ceux qui la célèbrent, dit-on.

Le juste châtiment du bon Dr Jekyll

Chaque produit, une fois passé la découverte émerveillée, suit à sa manière le même parcours. La fée grise ouvre la voie :„ cinquante ans d’utilisation régulière de la morphine, de 1820 à 1870, et les périls en apparaissaient au grand jour. Quinze ans d’emploi médical de la cocaïne, de 1870 à 1885, en établissent les dangers. Le cycle se raccourcit avec l’héroïne, dont l’usage thérapeutique débute en 1902, et dont les forfaits sont dénoncés quatre ans plus tard, en 1906 — ce qui ne nuit pas à sa rapide expansion. En vingt-cinq ans, entre les années 1890 et le début de la Première Guerre mondiale, tout est joué. Dans une formulation toujours actuelle, s’affirment les angoisses modernes quant à la « drogue » et aux risques qu’elle fait courir à nos sociétés. Jusqu’alors, la science pharmacologique avait caressé des espoirs fous. Peu à peu, médecins et chimistes s’inquiètent : ont-ils vraiment déversé sur la terre les bienfaits d’une nouvelle corne d’abondance ? Ou n’ont-ils fait qu’ouvrir une nouvelle et terrifiante boîte de Pandore ?

En 1885, un écrivain anglais de trente-cinq ans, dont la morale était strictement surveillée par une puritaine épouse, écrit en quelques semaines un court roman. Au terme d’une âpre querelle avec sa femme, il jette au feu la première version, trop légère, et en rédige une seconde. Le bref conte d’épouvante qui résulte de cette curieuse collaboration est cité par un prédicateur du haut de sa chaire, dans la cathédrale Saint Paul, et devient aussitôt un succès de librairie. Il l’est encore. C’est L’Étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, de R. L. Stevenson, ouvrage clef, qui sort le fantastique anglais de ses souterrains et de ses spectres, du château d’Otrante et du confessionnal des pénitents noirs. Et qui explore les pièges modernes que posent désormais, devant nos pas, trois vieux ennemis de l’humanité : les substances chimiques, l’attirance pour le mal, et surtout, surtout, la volonté de savoir…

L’argument est devenu mythique. Un vieux savant, homme doux et sage lassé de sa vertu et de sa bonté, met au au point une recette aux effets immédiats. C’est l’union d’un sel blanchâtre et d’un liquide rouge sang, « qui pique fortement les narines » et qui semble contenir « du phosphore et un éther volatil ». Et Stevenson de raconter ce qui sera le parcours du drogué chimique. L’extraordinaire choc de la première prise du produit, suivi des sensations indiciblement neuves, incroyablement exquises, le bouillonnement dans sa conscience d’un fleuve d’images colorées, le sentiment de liberté, le premier souffle d’une vie nouvelle !

Rassemblant toute mon énergie, j’absorbai le breuvage. réprouvai les tourments les plus affreux : un broiement dans les os, une nausée mortelle et une agonie de l’âme qui ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ou celle de la mort. Puis rapidement ces tortures déclinèrent et je revins à moi comme au sortir d’une grave maladie. Il y avait dans mes sensations je ne sais quoi d’étrange, d’indiciblement neuf, et aussi grâce à cette nouveauté même d’incroyablement exquis. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux de corps ; c’était en moi comme un effrénement capiteux, un flot désordonné d’images sensuelles, un détachement des obligations du devoir, une liberté de l’âme inconnue mais non pas innocente. »

Le bon Dr Jekyll s’est lui-même dupé. Stevenson narre par le menu les étapes de sa malédiction. Mr Hyde, immergé dans l’instant, englouti dans son égoïsme prodigieux, n’est qu’une brute frénétique. La stature qui diminue, la physionomie et le toucher qui répugnent, les actes qu’on ne contrôle plus, la croyance insensée en un retour possible à un état normal — « dès l’instant où il me plaira, je puis me débarrasser de Mr Hyde », affirme tranquille-ment le médecin qui souhaite rassurer son ami. Enfin, l’escalade des mauvais coups : le miroir qui renvoie l’altération des traits, la fillette innocente que l’on piétine, le vieux noble qu’on assassine dans la plus ignoble volupté, la fuite coupable et éperdue, l’emprisonnement à vie dans une personnalité haïe, la poursuite des médicaments introuvables chez tous les droguistes de Londres, l’ultime et inutile repentir, la fin horrifiante de infortuné Henry Jekyll »…

L’extraordinaire succès d’un livre si mince, si austère, tient en partie à ce que Stevenson cristallise une imagerie puritaine et désespérée, qui s’impose bientôt dès qu’on parle de drogue. L’auteur de L’Île au trésor réussit le prodige de condenser en quelques dizaines de pages les craintes que font alors lever une chimie et une médecine devenues trop puissantes. L’intelligence a partie liée avec le Diable, pense-t-on. Le savoir que l’homme accumule sur lui-même le fait courir à sa perte. Est-il vraiment utile de demander aux livres plus de choses qu’il n’est nécessaire de savoir pour vivre honnête ? Le produit inventé par le malheureux Jekyll libère les sentiments bas qui bouillonnent dans le coeur de l’homme le plus vertueux. Ces sentiments ne demandent qu’à jaillir de leur cachette, qu’à déferler sur le monde… Ils tuent le sorcier lui-même, menacent ceux qui l’entourent. Bannissons ces produits qui surpassent toute volonté humaine. Respecter Dieu, ne jamais tenter le Diable, toujours observer les plus scrupuleuses règles morales ? C’est ce que disait Mme Stevenson à son époux, bien trop curieux. La prohibition est déjà là. ..

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Notes

7. Les bienfaiteurs de l’humanité

1. CHANGEUX Jean-Pierre, 1983, L’Homme neuronal, Fayard, Paris.
2. DOUSSET Jean-Claude, 1985, Histoire des médicaments, des origines a nos jours Payot, Paris.
3. La Revue des Deux Mondes, 1847, vol. 20.
4. Voir par exemple LORRAIN Jean, 1893, Le Buveur d’âme, Buveurs d’âmes, Charpentier et Fasquelle, Paris, ou encore Contes d’un buveur d’éther; voir aussi MAUPASSANT Guy, Sur l’eau, s.d., Marpon et Flammarion, Paris.
5. KROMECKE F., 1925, Friedrich Wilhelm Sertiiner, Jena.
6. 1CANE H.H., 1880, The Hypodermic Injection of Morphia New York, C.L. Birmingham.
7. GUIMBAIL H., 1891, Les Morphinomanes, Baillère et Fils, Paris.
8. ALLBUTT, cité par TERRY Ch. and PELLENS, 1928, op. cit.
9. CROTHERS T.D., 1902, Morphinism and narcomania from other drugs, Philadelphie.
10. BELTRAN BALLESTER E. 1977, «El trafico y consumo de drogas toxicas y estupefacientes en la legislaci6n hist6rica espariola », Delitos contra la salud publica. Trafico ilegal de drogas toxicas o estupefacientes, Instituto de Criminologia y Departamento de Derecho Penal, Universidad de Valencia.
11. ASCHENBRANDT Theodor, « Die physiologische Wirkung und Bedeutung des Cocainum muriaticum auf den menschlichen Organismus », Deutsche Mediz. Wochenschr, 50, 12 déc. 1889.
12. MORTIMER Golden W., 1901, Peru: a History of Coca, J.H. Vail, New York.
13. MARIANI Angela, 1890, Coca and its Therapeutic Applications, J.N. Jaros, New York ; « Figures contemporaines» tirées de l’album Mariani, publié en France de 1894 à 1926 en 14 vol.; avec notices biographiques rédigées par J. Uzanne, Librairie Henry Flouy, Paris.
14. KAHN J.E., 1960, The Big Drink: The Story of Coca-Cola, New York, Random House.
15. Cité par GRINSPOON Lester et BALKAR James, 1976, Cocaïne, a Drug and its Social Evolution, Basic Books, Inc. New York ; trad. franç. 1978, Cocaïne, une drogue et son évolution sociale, Editions l’Étincelle, Québec.
16. FREUD Sigmund, « Ober Coca», Secundararzt im k.k. Allgemeinen Krankenhause in Wien. Centrablatt Jr die ges. Therapie. 2 juil. 1884.
17. Cité par BYCK Robert, 1976, Sigmund Freud, De la cocaïne, Ed. Complexe SPRL, Bruxelles ; éd. originale, 1975, The Stonehill. Ce livre reprend l’ensemble des écrits de Freud sur la cocaïne, dont : « Bemerkungen ber Kokainsucht und Kokainfurcht », Wiener Medizinische Wochenschrift, 28, 1887, traduit sous le titre de « Cocaïnomanie et cocaïnophobie >>.
18. MANTEGAZZA Paolo, 1871, Quadri della natura umana. Feste ed ebbrezze, tome II, Giuseppe Bernardoni tipografo e Libreria Brigola, Milan.
19. ERLENMEYER Albrecht, « Uber cocainsucht », Deutsche Medizinal-Zeitung,7 , 1886.
20. MAGNAN V., « Cocaïnisme chronique», Bull, ?nid., compte-rendu des séances de la Société de biologie, 60, 1889.
21. WRIGHT C.R.A, « On the Action of Organic Acids and Their Anhydrides on the Naturel Alkaloïd », Journal of the Chemical Society, 12 juillet 1874.
22. BEHR Hans-Georg, 1980, op. cit.
23. TRANSBACH Arnold S., 1982, The Heroin Solution, New Haven Connecticut, Yale University Press.
24. PELLENS Mildred et TERRY Charles E., 1928, The Opium Problem, from the Committee on Drug Addiction, in collaboration with the Bureau of Social Hygiene, New York.
25. C.C.P.S., 1966, Rapport, United Nations, n° 66, XI, 9, E/OB/22. Les évaluations varient de 200000, voir par exemple Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs, Fact Sheets, Washington D.C., U.S. Gov. Print Off., 1970, à 1 000 000…
26. LEYNIA de la JARRIGUE J., 1902, Héroïne, héroïnomanie, thèse pour le doctorat de médecine, Paris.

27. POROT Maurice et Antoine, 1953, Les Toxicomanies, P.U.F., Paris.

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