Chapitre 9 : Une mystérieuse maladie

LES médecins qui, les premiers, dénoncent les forfaits des substances miracles prêchent dans le désert. Leurs collègues se sont déjà transformés en propagandiste zélés… Comme pour l’alcool, le débat est des plus confus. D’un côté, les avocats du produit, qui sont aussi ses prescripteurs ; de l’autre, ceux qui protestent et le vouent aux enfers. L’opinion demeure sceptique, qui sait, depuis des millénaires, qu’Hippocrate dit « oui » quand Galien dit « non ».

Dans l’invention de la toxicomanie, la première étape est celle de l’inquiétude. L’alerte vient d’Allemagne : plus on administre de morphine à un malade, et plus il en réclame. Au même moment, en 1870, un dermatologue de Leeds, le docteur Allbutt, signale l’existence d’une « demande artificielle » induite par la consom-mation morphinique. D’abord enthousiaste comme ses collègues, il se repent bientôt : la douleur est démoniaque, mais la morphine est un démon plus nuisible encore. Un an plus tard, un médecin militaire, du nom de Lohr, le relaie en effectuant à son tour de minutieuses observations sur la « faim de l’opium », expression que reprend l’Américain Calkins 2.

Les pharmacologues d’Heidelberg, eux, tentent de cerner la nature du mal. Laher ouvre la voie avec une première description clinique. Puis les cas se multiplient : en 1874, Fiedler en relève cinq 3. Au même moment, Lewin détaille ce qu’il est advenu d’un infirmier, victime du produit. Cette année-là encore une revue médicale allemande introduit pour la première fois dans un article le terme de « morphinisme », que le Dr Levinstein définit le pre-mier 4.

Qu’il n’y ait nulle équivoque : on est encore loin de ce qu’on désigne aujourd’hui par « toxicomanie ». Le suffixe – isme sert tout et désigne l’une des multiples formes d’empoisonnement par des produits dangereux qu’on recense alors. il ergotisme, pour les troubles engendrés par l’ergot de seigle, le saturnisme, pour ceux provoqués par le plomb, le mercurialisme ou 1’arsenicisme. Avec une nuance d’importance toutefois. On vient d’inventer l’alcoo-lisme, et ce cadre de référence est employé désormais pour détailler ce que sont ces curieux « empoisonnements ».

En 1849, un médecin d’une quarantaine d’années publie Stockholm, et en suédois, un livre qui révolutionnera le monde médical. C’est Alcoholismus chronicus, ou maladie alcoolique chronique, de Magnus Huss 5. Son projet est aux confins de la militance et de la médecine. Farouche partisan de la tempérance, Huss écrit en suédois, la langue de son peuple. Fils de pasteur, l’éducation austère, il s’est juré dans sa jeunesse d’arracher son pays l’alcool. Travail herculéen, car la Suède est un pays de tradition : depuis toujours, dans les campagnes, on inclut l’aquavit ou le schnaps dans les rémunérations paysannes, en pondérant soigneusement les rations des hommes, des femmes et des enfants.

Avec Huss, l’ivrognerie entre dans le champ de la médecine. Le pari scientifique est double : recenser des manifestations patholo-giques disparates, et les attribuer une cause unique. Créer par le même mouvement une entité nosologique, l’« alcoolisme ». Avant Huss, les symptômes de l’abus d’alcool ne pouvait être déchiffrés dans une perspective cohérente. Après lui, tous les indices pren-nent un sens, et la « maladie » se lit l’évidence. Invoquer la pathologie ne rompt pas les amarres avec une morale omniprésente cette époque ; mais la vision du phénomène se trouve bouleversée. De nouvelles dispositions réglementaires, en Suède d’abord, et plus tard aux États-Unis et en Allemagne, en sortiront…

Entre 1880 et 1890, avec Huss comme modèle, d’autres méde-cins entreprennent un travail identique sur l’abus de morphine. Les contours de la « maladie » se précisent. La paternité de la morphinomanie est généralement attribuée quatre médecins allemands : Laeher, Fiedler, Levinstein et Lewin. Le docteur Edouard Levinstein, dans un mémoire de 1879, décrit sa clientèle : 110 cas, 82 hommes, 28 femmes dont 8 épouses de médecins, une de pharmacien, une sage-femme, et deux religieuses-infirmières ; une femme sur deux appartient plus ou moins directement au monde médical, et la proportion est la même chez les hommes 6. Cette hégémonie médicale perdure une dizaine d’années plus tard : sur 82 morphinomanes en traitement, Levinstein aura encore 32 médecins ; Obersteiner 97 sur 143, et en France, Pichon, 17 sur 66. Conclusion : le danger est claire-ment lié à la proximité du produit.

Levinstein regroupe les symptômes qu’engendre la prise de morphine et invente le terme de « morphinomanie ». On avait déjà le « morphinisme ». Qu’apporte de nouveau la « morphinomanie » ? Le suffixe manie, furieusement mode, rattache la maladie aux passions pathologiques et plus généralement à la folie. A la notion antérieure d’intoxication chronique, il ajoute celle d’« appétit morbide ». La « manie » permettra de lire des intoxications déjà anciennes et d’en découvrir de nouvelles : l’on parle d’ « éthéromanie », comme, plus tard, de « cocaïnomanie » et d’« héroïnomanie ».

Les premières approches allemandes sont celles des pharmaco-logues, selon la tradition scientifique propre à ce pays ; en France, les aliénistes se penchent sur cette nouvelle maladie : une réparti-tion internationale du travail s’invente, dont on perçoit les traces aujourd’hui encore. Tous partagent la folle ambition du positi-visme : rendre compte des faits humains selon une logique issue des sciences de la nature. L’approche est conquérante ; elle semble infaillible. Pasteur rivalise avec la science allemande dans son exploration de la microbiologie. Les épidémies d’antan, espère-t-on, seront bientôt mises à mal. Dans une grande lutte contre l’irrationnel et l’inexplicable, les médecins traquent ce qui échappe encore au fait positif, l’hystérie, le génie, le rêve, la croyance, ou le délire.

L’expérimentalisme est à l’honneur. On en parfait les méthodes, dont Claude Bernard est le thuriféraire. Pour étudier l’activité physiologique de la morphine, Claude Bernard se livre à des expérimentations sur des chiens 7, expérimentations que sa femme ne lui pardonne pas : séparée de lui, elle fonde la Société protectrice des animaux. Mais les animaux ne sont pas au bout de leur peine. Pour observer le « pouvoir démoniaque de la morphine », Lewin, à heures fixes, morphinise ses pigeons ; les volatiles ne s’alimentent plus, restent blottis dans leur cage, « l’air dépressif » ; et ils se précipitent vers Lewin en battant des ailes lorsqu’il surgit armé de sa seringue ! Toute l’arche de Noé est bientôt intoxiquée, à un moment ou à un autre : un chat, parmi les premiers, qui en crève, décharné, au bout de trente-quatre jours, des rats opiomanes, des abeilles avides de pavot, des chiens qui lèchent l’opium suintant des tiges de bambous, voire des chevaux haschischins

On présente régulièrement des animaux toxicomanes devant les sociétés savantes. Le docteur Briand montre Tobie aux honora-bles membres de la Société clinique de médecine mentale 8 ; le Bulletin de la société en donne un compte-rendu minutieux, orné d’une photo de Tobie. Tobie, le macaque japonais, prix de beauté Trouville, qui a pour son malheur une maîtresse morphinomane depuis sept ans. La bonne amie de cette dame, « une personnalité de la scène, très en vedette, et qui porte un nom de guerre trop connu pour être cité ici », dit Briand, a bourré le singe de cocaïne, par jeu. On amène Tobie devant les aliénistes, et le pauvre animal se rue sur une petite boîte marron, de forme ronde avec entourage rouge. Il l’ouvre et y plonge son museau avec dextérité… On soigne tout ce beau monde. Tobie et sa maîtresse se désintoxiquent de concert Sainte-Anne. On détaille les actes du singe. Son peu d’appétence pour le bicarbonate de soude, lorsqu’on le substitue la cocaïne. Ses symptômes : il se gratte avec frénésie sous l’effet de l’opium : verrait-il lui aussi les fameuses punaises ? Ses modes de consommation : il sait s’arrêter temps. Les médecins philosophent. Est-il plus sage que les hommes ? Il est pourtant devenu cocaïnomane par imitation : vaut-il mieux que les snobs- qui fraient avec la cocaïne en empruntant le même chemin ?

Tout tourne autour d’une question centrale : est-on en présence d’une simple intoxication ? Ou d’une autre pathologie, plus grave et moins aisée cerner ? Pour les premiers chercheurs, une explication s’impose, aveuglante : l’amateur de morphine est un intoxiqué… Le morphinisme est donc une intoxication comme une autre ; comme celles provoquées par un agent extérieur, un animal — le paludisme —, ou la constitution géologique du sol—, le crétinisme des Alpes » immortalisé par le capitaine Haddock —, comme les épidémies et les empoisonnements 9. On délimite des niveaux. À côté des morphinistes, on trouve les « morphinisés », dont la prise de drogue est occasionnelle. Chacun pense que les vrais « morphinomanes », dont l’appétence pour le produit est irrépressible et dont le psychisme est gravement détérioré, sont des denrées rares…

Un argument milite en faveur de cette explication : nombre de morphinomanes sont des hommes supérieurs. Cette imagerie, la même époque, est celle de Sherlock Holmes, et de sa solution 7%. C’est la thèse que soutient, entre autres, Edouard Levinstein, dans un texte classique de 1878 : « Pour soutenir que le besoin morbide de morphine est une maladie mentale, il faudrait au préalable démontrer que toutes les personnes qui en souffrent ont véritablement leur intellect ou leurs sentiments troublés. Ce n’est absolument pas le cas. Je connais nombre de gros consommateurs de morphine qui sont en même temps, non seulement en pleine possession de leurs moyens, mais qui ont atteint, et qui conservent, une place de choix dans le monde des Arts ou des Sciences. Des autorités militaires, des artistes, des médecins, des chirurgiens, tous de la plus haute réputation en sont atteints, sans que leur renommée en soit le moins du monde ternie. Jamais leur intellect n’a souffert un seul instant de la moindre aberration ; au contraire, il est totalement absorbé par leur art ou leur profession ; et ils remplissent de manière irréprochable leurs devoirs envers le gouvernement, leur famille, leurs concitoyens 10… »

De fait, les premiers morphinomanes n’ont rien de délinquants, ni de malades mentaux. Les médecins qui les soignent les fréquentent tous les jours : ce sont leurs collègues, et parfois également de grands spécialistes de la morphinomanie. En France, certains en meurent. Le médecin-chef de l’asile de Clermont, Ernest Chambard, élève de Moreau de Tours, ancien chef de laboratoire de la Clinique des maladies mentales la faculté de Paris, collègue de Benjamin Ball, auteur des Morphinomanes, périt le 14 janvier 1900, âgé de quarante-neuf ans. Cet homme de savoir vivait par-tagé entre ses malades et ses travaux de laboratoire. II trouvait dans ce labeur, dit sa notice nécrologique, la diversion à des douleurs intimes. » Mais il avait d’autres palliatifs : « Les travaux de Chambard furent la cause de sa perte. La science telle qu’il l’aimait, a des sommets magnifiques mais aussi des précipices per-fides, et il tomba dans un de ces précipices. » Il dut s’injecter de la morphine avec une seringue mal aseptisée. On parle d’« inocula-tion accidentelle ». « C’est dans son laboratoire qu’il prit les germes de ce mal foudroyant, le tétanos, qui devait l’emporter en quelques heures. » Pris de douleurs épouvantables, il disparaît en moins de vingt-quatre heures « .

L’histoire de Georges Pichon est tout aussi déplorable. Ce médecin prodigieusement doué meurt en 1893, âgé seulement de trente-trois ans. Il était l’auteur d’ouvrages déjà célèbres, Les Maladies de l’esprit, De la morphinomanie, Des délires multiples, Du morphinisme. Avant Chambard, cet homme « à la délicatesse de sentiments peu commune », au dévouement sans bornes à ses amis », faisait preuve d’« une bonté infinie pour ses malades » ; lui aussi est victime de la morphine. Ce qui l’a emporté ? « Un mal implacable contre lequel Pichon luttait avec énergie, mais dont mieux que personne, il connaissait l’issue fatale, un mal qu’il avait observé chez d’autres et décrit avec une fidélité et une exactitude irréprochables, est venu briser une carrière qui s’annonçait belle et féconde », dit-on pudiquement sur sa tombe 12.

L’énigme de l’appétence morphinique

Les médecins diffusent bientôt leur intoxication. A une époque où la pharmacologie tâtonne, la morphine sert à tout. Son usage thérapeutique se généralise. Il faudrait citer tous ceux qui sont venus un beau jour rendre visite à l’homme de l’art, pour une quelconque maladie, à l’estomac, aux intestins, à la poitrine. Que reçoivent-ils pour alléger leur souffrance ? La bienfaisante mor-phine ! Ils guérissent, et n’ont plus mal ni à l’estomac ni aux intes-tins ni à la poitrine. Mais voilà, ils sont devenus des intoxiqués. Utilisé d’abord pour lutter contre la douleur, le produit est bientôt considéré comme souverain dans le traitement de certains cas de folie. Le premier praticien à l’utiliser, dit-on, fut un Allemand dont-nous avons déjà fait connaissance, le docteur Erlenmeyer. Au début des années 1870, on en délivre à profusion pour les cas de « lypémanie » — de « folie mélancolique » —, ou d’« hystérie. »

Prenez la triste histoire de la fille Annette Gaudin, âgée de vingt-six ans en 1885 et condamnée à trois mois de prison pour vol. Cette jeune fille, « d’ailleurs prédisposée à la folie », éprouve pendant la Commune des émotions qui déterminent ses troubles. Réfugiée dans les caveaux de Sainte-Marguerite, elle assiste à l’exécution d’insurgés dans les jardins de cette église. Quelques années plus tard, au moment de son adolescence, c’est soudain une explosion d’accidents nerveux ». Des douleurs gastriques aiguës, qui l’empêchent pendant un temps de se nourrir autrement qu’avec de l’eau sucrée. L’apparition d’un strabisme divergent, d’accès de rire incontrôlés. On lui donne du musc : le strabisme cesse ; elle devient sourde. Elle souffre d’accès hallucinatoires chaque nuit et se revoit dans l’enclos de Sainte-Marguerite. Pendant six mois, elle ne peut se tenir debout, se traîne sur les mains et les genoux, et vit blottie sous une table. Sa mère raconte ses crises : sitôt qu’elle mange, si peu que ce soit, elle est prise d’une raideur de tout le corps ; elle reste allongée, immobile, les yeux fermés, les mains tournées, les paumes en dehors, les doigts en griffes, pendant quatre a six heures.

A la fin de l’année 1875, on lui injecte de la morphine. C’est un soulagement profond. Elle s’alimente enfin. Les crises persistent, mais s’espacent. Elle peut désormais se livrer a quelque activité. Mais le besoin de l’injection se fait tyrannique : vingt par jour, soit près d’un gramme : « Il n’y a que cela qui me fait vivre. » La mala-die de sa fille avait empêché la mère de travailler et les ressources familiales sont épuisées. Le mobilier une fois vendu, on en était arrivé a vivre dans un garni. Un jour, Annette prend une couver-ture sur le lit, la porte au mont-de-piété, et vend la reconnais-sance. Elle est condamnée a trois mois d’emprisonnement a Saint-Lazare. En prison, sevrée brusquement, prise de spasmes et de syncopes, elle comparaît devant le tribunal correctionnel dans un tel état de dépression et de faiblesse qu’elle ignore sa condamna-tion… « Cette jeune fille est atteinte d’hystérie », disent les profes-seurs Motet, Brouardel et Charcot, et ce dernier entreprend sur elle une cure par l’hypnotisme. « La culpabilité disparaît derrière l’état pathologique », affirment-ils, et ils préconisent, en appel, que la Cour exonère Annette Gaudin de la responsabilité de son acte. La justice suit l’avis médical, et la relaxe 13.

Les traitements chimiques montrent leurs funestes effets. Cer-tains praticiens, comme le professeur Voisin, en usent et en abusent… « Je me souviens, racontera plus tard Chambard, qu’en l’année 1874, il me fallait lutter chaque soir contre mes malades de la salle des femmes, réclamant a cor et a cri l’injection a laquelle on les avait accoutumées. Peu d’années après, en 1876, je pouvais observer le morphinisme chronique sur une vaste échelle, lorsqu’il m’arrivait de remplacer « pour la piqûre » mon collègue du service de M. Voisin, où les aliénés étaient traités par les injections de morphine a des doses quotidiennes et progressives 14. »

Les médecins trop curieux, les soldats trop bien soignés, les malades trop dolents, les femmes trop nerveuses, les esthètes trop audacieux… Et maintenant les névrosés et aliénés. En France comme en Allemagne, c’est pour expliquer cet « engouement pro-digieux » que les travaux scientifiques se multiplient, entre 1870 et 1890.

Deux grandes conceptions de la maladie morphinique sous-ten-dent les descriptions des premiers temps. L’Allemagne met l’accent sur les aspects physiologiques, et sur l’intoxication. Dans cette perspective, au-dela d’un certain seuil, le morphinomane qui ne se soigne pas dérive inexorablement vers la maladie mentale, et devient la proie d’une psychose, dit Levinstein. Tôt ou tard, il est saisi par le delirium tremens morphinique, un o état de trouble pathologique de son activité intellectuelle qui exclut toute déter-mination volontaire ». Pour Laeher et Fiedler, également, le morphinomane oscille entre la pleine santé mentale et l’aliénation totale.

En France, le tableau est différent. Les aliénistes connaissent parfaitement les approches physiologistes. Le docteur Bayle, en 1822, décrit une maladie mentale à partir de critères anatomiques et cliniques : c’est la terrifiante paralysie générale », cette folie provoquée par la syphilis à son stade terminal, et dans laquelle ont sombré Maupassant et, sans doute, Nietszche. En germe, cette distinction crée la psychiatrie, en la différenciant de la neuropsy-chiatrie. Et pour les aliénistes, la morphinomanie relève inconstes-tablement de la psychiatrie.

Excluons donc la pure physiologie. Demeurent les troubles fonctionnels. Les aliénistes français s’accordent à voir dans les maladies de l’esprit un manque: le trouble d’une fonction vitale. La question n’est point tant l’opposition entre o maladie psychique » et « maladie physique ». L’aliénation est un trouble des fonctions intellectuelles, qui ne sont rien d’autre que les fonctions supérieures du système nerveux. Ce qui induit la « mélancolie », « démence », ou « idiotisme »… Dans ce cadre, la « manie » n’est qu’un trouble particulier d’une de ces fonctions, l’entendement.

D’où vient ce trouble ? Telle est la question majeure, déclinée à l’infini : celle des origines. Le docteur Morel, dans un ouvrage qui fait rapidement autorité, développe les thèse de la dégénéres-cence ». Les aliénistes qui traitent de la maladies morphinique s’inscrivent dans ce courant, supposant que le passé du consom-mateur explique son état. Une distinction court tout le siècle, entre « causes prédisposantes » et « causes déterminantes 15 0. Les premières sont fondamentales : La question du terrain prime tout, quand il s’agit d’un intoxiqué. » Tel est le leitmotiv des prati-ciens. La grande fautive est l’hérédité : le monde est plein de « souffreteux », de « grelotteux ». Nous retrouvons ici notre cohorte d’éclopés, les malades mentaux et les tarés de la société. Mais la question est plus complexe qu’il n’y parait. Certes, la dégé-nérescence produit de pitoyables monstres, comme les hérédosyphilitiques chers à Daudet. Mais elle fait aussi naître de grands hommes et des cerveaux d’exception. Les génies ne sont-ils pas des dégénérés supérieurs ? se demande Lombroso. L’interrogation court au sein des milieux artistiques, et renforce encore l’ambiguïté des toxicomanies. Preuves d’une déchéance, ou marques du génie ?

Complémentaires des causes prédisposantes, les « causes déterminantes ». Les unes sont pur accident. Un médecin, un blessé, une infirmière se découvrent captifs du produit, victimes de leur curiosité ou de la médication qui leur a été appliquée. Une littérature touffue décrit et excuse ces « morphinomanies thérapeutiques ». Les autres tiennent a la morale — c’est-a-dire a l’éducation, qu’on appelle encore, comme lors de la période classique, I’« institution », la science de l’instituteur. La morphinomanie est alors d’origine « passionnelle ». C’est celle des êtres vicieux ou dépravés, qui se greffe le plus souvent sur une prédestination héréditaire. Pour Magnan, le grand spécialiste de l’alcoolisme, un cercle infernal s’est enclenché : le produit entraîne la dégénérescence et la dégénérescence pousse vers le produit.

Si les causes fondent en partie la nosographie, elles ne l’épuisent pas : comment classer les amateurs de morphine ? Dans une époque qui consacre une partie importante de ses forces scientifiques aux activités classificatrices, on s’efforce de décrire le phénomène dans sa complexité en distinguant dispositions générales, penchants et sentiments. Au sein des alcooliques, on isole ceux enclins a la o potomanie » — boire n’importe quoi —, a la « dipsomanie » — « un besoin tyrannique et anormal pour les boissons alcooliques, qui détruit le jugement moral », dit Valentin Magnan — ou a l’« œnomanie » — boire du vin 16. La dipsomanie est un terme a la mode ; les romans populaires décrivent la stupéfaction horrifiée des jeunes filles mal mariées, qui, les malheureuses, découvrent un beau matin que l’époux dépravé a une hérédité dipsomane… On classe un temps comme « dipsomanie », bien que le docteur Pichon  » s’y oppose, outre l’ingestion de Champagne et d’eau de Cologne, celle de morphine et de cocaïne.

De façon systématique, on évalue le degré de gravité de l’intoxication. On délimite ainsi le o morphinisme aigu », ponctuel, généralement thérapeutique, par rapport au « morphinisme chronique ». Et chacun d’affiner la classification : Pichon parle de « morphinisme vulgaire » ou de « morphinisés », lorsque le recours au produit est intermittent, Chambard de « morphinomanes hésitants », Magnan diagnostique des dipsomorphinomanes ». Viennent ensuite les cas les plus graves de o morphinomanie progressive vulgaire » ou de o morphinisme délirant », avec illusions et hallucinations. Reste a déterminer la place de la morphinomanie dans la nosographie générale des maladies mentales.

Pour les aliénistes français, la morphinomanie relèverait de la classe des névroses 18, vaste classe puisqu’elle regroupe, du moins au début du siècle, « toutes les affections contre nature du sentiment ou du mouvement 19 », et qui progressivement va se réduire aux maladies sans troubles physiologiques, « imprévisibles », et « où l’atteinte de l’intelligence et de la sensibilité est toujours incomplète, parcellaire, fugace 2° ». La prise du produit est-elle le fait de « névroses continues », comme le soutient le docteur Ball ? Ou plutôt de « névroses intermittentes », dont les crises reviennent par accès, comme le veut le docteur Pichon ? Dans ce débat terminologique, une clinique est en gestation, une spécialisation s’esquisse.

Les morphinomanes criminels

En 1882, un Américain, le docteur Lamson, est traîné devant le tribunal. On l’accuse d’avoir tué son cousin avec une capsule mortelle d’aconit, en prétendant le soigner pour ses névralgies. Or, Lamson est aussi l’héritier de ce cousin… Lamson est à Paris au moment où il apprend qu’il est inculpé ; contre toute attente, il revient se livrer à l’ouverture du procès ; pour sa défense, il invoque sa’ morphinomanie. On le juge, on le condamne, on le pend.

Lamson, encore médecin des armées, donnait cinq ans auparavant d’inquiétants signes de pathologie. Il prenait de la morphine, distribuait de l’aconit à ses malades avec une inquiétante .générosité, sortait parfois son revolver et le brandissait en pleine rue. Ses collègues inquiets l’avaient changé de fonction, et relégué aux soins pour convalescents. Revenu à Londres, il exerçait en état de somnolence continuelle, et s’injectait sa dose devant des clients passablement étonnés. Ces fantaisies faisaient fuir la clientèle : on aurait dû lui interdire d’exercer, disait-on. Un débat s’élève chez les experts : Lamson était-il vraiment responsable ? Paul Rodet le considère en état d’« obnubilation intellectuelle », et donc comme « un aliéné en état d’irresponsabilité partielle 21 », et ce diagnostic fait consensus chez les spécialistes français, de Pichon à Brouardel. Mais Lamson a été bel et bien pendu.

D’autres scandales défraient la chronique. En Allemagne, celui du comte de Kleist. Ce fils de famille, millionnaire et fort connu des cabarets, passe une première fois en procès pour avoir blessé le propriétaire d’un café. Condamné à quinze mois de prison, il en sort sur certificat médical au bout de trois. Sitôt dehors, il roue sa maîtresse de coups, tue A moitié son valet de chambre, qui est malade et alité. La presse, révoltée, demande son incarcération. La question se pose encore une fois : un morphinomane notoire est-il responsable de ses actes ?

Pour juger les actes délictueux commis par les toxicomanes, deux écoles s’affrontent ; les uns, l’exemple des pays du nord de l’Europe, estiment que la responsabilité de chacun l’égard de son propre corps est totale : la substance n’excuse rien. Pour les autres — les plus nombreux la fin du siècle —, la toxicomanie est le produit d’un milieu et d’un moment. Le morphinomane est un intoxiqué, qui l’affaiblissement de ses facultés intellectuelles ôte l’exercice de son libre arbitre. Tout dépend de l’interprétation de la maladie, et de son stade d’évolution. « On ne perd pas sa raison comme on perd son porte-monnaie, sans transition, dit le docteur Brouardel. Mais sou sou… « Le morphinomane conserve pendant longtemps un haut degré de liberté, dit son tour Guimbail. Il peut, par un effort de volonté, se soustraire son tyrannique penchant. » Bref, si l’on excepte « les hallucinés, les maniaques, les déments qui ont perdu toute direction d’eux-mêmes », jamais la morphinomanie n’entraîne elle seule l’immunité pénale 22. Le criminel qui cherche du courage avant de commettre un forfait ne doit pas trouver la moindre excuse dans la prise du produit.

Tout change lorsque le morphinisme est reconnu chronique. C’est le cas d’une intoxication prolongée, quand l’imprégnation morphinique a « altéré le fonctionnement du cerveau, affaibli l’intelligence et diminué le sens moral ». L’atténuation de la responsabilité est alors une règle presque absolue.

Il est une dernière distinction médico-légale, version pittores-que du roman de Stevenson. Le morphinomane est un « être dédoublé », tantôt un naufragé de la Méduse, tantôt un bourgeois sortant d’un excellent dîner. Le docteur Magnan et ses collègues de la Salpêtrière, Ball et Pichon, dépeignent  l’état de puissance », et l’euphorie qui l’accompagne. Et celui « d’abstinence » où l’excitation provoquée par le besoin du produit va jusqu’au délire maniaque. C’est le cas du morphinomane pressé par le besoin, quand il agit dans le but de se procurer tout prix la morphine pour éviter l’horrible souffrance de l’obsession psychosomatique ». On le considère tributaire d’une « impulsion pathologique », car « la satisfaction impérieuse d’une nécessité vitale entraîne la perte du libre arbitre ». Pour le toxicomane qui a com-mis un forfait en état d’abstinence, il y a également atténuation de la responsabilité pénale : « On lui accordera l’irresponsabilité comme on raccorderait un affamé qui vole un morceau de pain », dit Guimbail. Et Pichon, lui, de raconter l’histoire de la fille D. : o Le besoin de prendre du laudanum était chez elle telle-ment impérieux qu’elle vendit successivement tout ce qu’elle possédait, bijoux, meubles, vêtements. Elle achetait du laudanum en litres et dépensait 1 000 2 000 francs par an pour satisfaire sa passion »… Ayant volé un étalage des dentelles qu’elle avait revendues le jour même pour s’acheter son produit de prédilection, elle est déclarée irresponsable et acquittée.

La perception s’infléchit pourtant. Succédant aux médecins cultivés et aux femmes du monde, les nouveaux bataillons de mor-phinomanes sont moins cultivés, moins complices, moins dociles… Les « morphinomanes par accident », ceux d’origine thérapeutique, régressent, et les autres, ces o morphinomanes passionnels », qui « sont allés chercher eux-mêmes le poison qui doit les consumer », l’emportent désormais. Le choix des victimes est sélectif : « Tout le monde peut être morphinisé, dit Chambard ; mais ne devient pas, et ne reste pas qui veut, morphinomane. Tel n’éprouve pour la morphine et les sensations qu’elle détermine qu’indifférence et dégoût et s’en sépare sans peine et sans regret dès qu’il a obtenu l’effet thérapeutique désiré. Tel autre y trouve, dès la première piqûre des douceurs nulle autre pareilles et en devient bien vite un adepte fervent ; tel sachant se limiter de faibles doses et régler son dérèglement se maintient longtemps au bord de l’abîme. » La thèse du terrain prédestiné l’a emporté.

Qui sont les malades ? Ceux qui recherchent l’« ivresse », les « cas héréditaires », les o déséquilibrés », les « caractères faibles », les « inquiets », les personnalités « avides de sensations nouvelles », les « jeunes suggestionnés par leur entourage », tous ceux qui souffrent de tares de caractère ou de carence de la volonté. Les véritables aliénés, souligne Guimbail, sont en nombre restreint, mais « les individus indemnes de toute affection psychique sont tout aussi rares ; les demi-fous forment le gros de l’effectif ». Bref, voila une population, nous assure Pichon, peu digne de pitié ». En 1886,1e docteur Gaudry, dans une étude Du morphinisme et de la responsabilité pénale chez les morphinomanes égrène la litanie des toxicomanes passionnels, dont le nombre s’accroît sans cesse :
Les névropathes, les caractères bizarres et curieux, inquiets, avides de sensations nouvelles, les organisations mal équilibrées, les héréditaires, les dégénérés 23 ».

La même description est amplifiée au Sénat, au moment du vote de la loi de 1916, repère essentiel pour l’histoire des toxicomanies en France : « Je crois que tous ces cocaïnomanes, dit M. Goy, tous ces morphinomanes, tous ces candidats à la morphinomanie et à la cocaïnomanie sont peu intéressants. Ce sont presque tous des dégénérés par dégénérescence héréditaire, ou acquise par la débauche, ce sont des névrosés, des névropathes, des hystériques, des tarés physiquement et moralement. Ils ne méritent guère notre sollicitude. Raison de plus pour regarder les répercussion que peut avoir la loi (24).»

La majorité des médecins et l’opinion publique partagent le même pessimisme : les toxicomanes sont des vicieux, et la toxico-manie est incurable. Il n’est pas pour autant question de proscrire la morphine, dont chacun sait les vertus thérapeutiques ; le même dilemme se rencontre avec l’alcool, aux multiples qualités : il donne de la force, réchauffe le corps, ouvre l’appétit, facilite la digestion. Les enfants chétifs ou les femmes fragiles en sont abreuvés. Chaque hôpital a son o vin tonique » ou son « vin médicinal », distribué généreusement aux malades — ce qui n’empêche pas certains de chercher un sérum anti-éthylique, comme un remède anti-morphinique.

Pas encore délinquant, le morphinomane se situe encore dans un espace intermédiaire entre l’intoxication et la maladie mentale, entre les circonstances atténuantes et les causes aggravantes. En France, cette époque de l’ambiguïté durera trente-cinq ans environ, de 1880 1915. Nous verrons comment, en 1916, elle arrive à son terme.

image dragon domestique

Notes

9. Une mystérieuse maladie

1. ALLBUT Cliffort, « On the Hypodermic Use of Morphia in the Disease of the Heart and Great Vessels », Practinoner, 5, 1870.
2. CALKINS Alonzo, 1871, Opium and the Opium Appetite, Philadelphia.
3. LAEHR, 1872, « Ueber Missbrauch mit Morphinin Injectionen », Allgen Zeitscher fiir Psychiat. 28, 329; FIEDLER, « tleber des Missbrauch der Morphinin Injectionen », 1974.
4. LEVINSTEIN E., 1875, «Oeber Morphinsucht », Ber. med. Gesell., 1875.
5. Huss Magnus, 1849, Alcholismus chronicus, eller chronisk alkohols jukdom ; eu bidrdg till dyskrasiernas Kdnnedom, enligt egen och andras erfarenhet, Stockholm, traduit en français sous le titre : Alcoholism us chronicus, ou maladie alcoolique chronique. Contribution d la connaissance des dyscrasies, selon mon expérience personnelle et celle des autres.
6. LEVINSTEIN E., 1877, Die Morphinensucht, eine monographie noch eigenem Beobochtung, Berlin, trad. fr. 1978, Paris, Masson.
Notes    529
7. BERNARD Claude, «Des effets physiologiques de la morphine et de leur combinaison avec ceux du chloroforme », 1868, cours du Collège de France.
8. BRIAND Marcel, «Un singe cocaïnomane, présentation du sujet », Bulletin de la Société clinique de médecine mentale, Séance du 15 déc. 1915.
9. Ces causes, ainsi que l’alcool et l’opium, sont regroupées sous la rubrique « Intoxication » par Morel, 1857, op. cit.
10. LEVINSTEIN E., 1978, op. cit.
11. Notice nécrologique du Dr Ernest Chambard Annales Médico-pédagogiques, 1900, discours du Dr Boiteux.
12. Notice nécrologique du Dr Georges Pichon, Annales Médico-pédagogiques, 1893, discours du Dr Christian.
13. Rapport d’expertise médico-légale : Dr CHARCOT, Dr BROUARDEL, Dr MOTET commis le 21 décembre 1885 par un arrêt de la Cour de Paris pour constater l’état mental de la fille G. Annette, repris dans BROUARDEL, 1906, Cours de médecine médico-légale.
14. CHAMBARD Ernest, 1893, Les Morphinomanes, Rueff et Cie, Paris.
15. BERCHERIE Paul, 1980, Les Fondements de la clinique, histoire et structure du savoir psychiatrique, Navarin, Paris.
16. MAGNAN V., 1874, De l’Alcoolisme, des diverses formes de délire alcoolique Delaye, Paris.
17. PICHON Georges, 1889, Le Morphinisme, Douin, Paris.
18. BALL Benjamin, 1885, La Morphinomanie, Asselin et Houzeau, Paris.
19. PINEL Philippe, « Observations sur les aliénés et leur division en espèces distinctes », Mémoires de la société médicale d’émulation, tome III, an VIII.
20. AXENFELD A., 1883, Traité des névroses, Baillère, Paris.
21. RODET Paul, 1897, op. cit.
22. GUIMBAIL H., « Crimes et délits commis par mes morphinomanes », Ann. d’Hygiène publique et médico-légal, 1891.
23. GAUDRY, 1886, Du Morphinisme et de la responsabilité pénale chez les morphinomanes, thèse de médecine, Paris.
24. Séance du Sénat du 27 janvier 1916, discussion de la proposition de loi relative à l’opium et à la cocaïne.

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