Drogues : les alternatives à la prohibition

regards.fr

Marion Rousset

 

Vincent Peillon a mis les pieds dans le pot, en s’interrogeant sur la dépénalisation du cannabis. Tollé. Quid de la cocaïne, de l’héroïne, des hallucinogènes et autres substances interdites ? Le journaliste Olivier Doubre et la sociologue Anne Coppel montrent, dans « Drogues : Sortir de l’impasse », que des alternatives à la prohibition peuvent être expérimentées immédiatement.

« La grande majorité des Français restent persuadés que la prohibition est une protection nécessaire, que les drogues sont trop dangereuses pour être confiées au marché, d’autant qu’on ne sait pas bien le réguler, comme on le voit avec le tabac ou l’alcool. » Répression ou laxisme ? Le journaliste Olivier Doubre et la sociologue Anne Coppel refusent ce qu’ils considèrent comme un piège. Dans un ouvrage documenté et engagé, ils retracent l’histoire de la politique des drogues en France, au miroir d’expériences menées notamment en Europe et aux Etats-Unis. Les auteurs reviennent sur un tournant qui s’amorce entre 2002 et 2007. Au prétexte que l’interdiction n’a pas empêché la consommation de cannabis de progresser depuis les années 1990, la droite décide de mener une guerre aux usagers. La priorité donnée à cette lutte à partir de 2003 relève moins de raisons sanitaires que politiques. En effet, un rapport demandé en 1998 par Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, classait le cannabis comme la moins dangereuse des drogues. Arrivaient ensuite le tabac, les psychostimulants, les hallucinogènes et les benzodiazépines et, au sommet de l’échelle, l’héroïne, la cocaïne et l’alcool. « La démarcation entre produits licites et illicites n’est pas justifiée par une plus ou moins grande dangerosité. »

En 2007, la guerre à la drogue est déclarée, la tolérance zéro en matière d’usage devient la règle. Restée inappliquée, la loi de 1970 qui sanctionne d’une année d’incarcération les usagers devient effective pour les « récidivistes ». « C’est d’autant plus grave que la grande majorité des usagers de drogues sont sanctionnés pour « détention-acquisition », délit qui, dans le code pénal est assimilé à du trafic et est donc passible de dix ans de prison. Avec les peines planchers, la sanction s’élève à quatre années d’incarcération. » Lorsque cette mesure est adoptée, la tendance est pourtant à la stabilisation de la consommation de cannabis. En 2011, la hausse reprend. Il aura suffi de trois ans pour passer de 31% à 39% des adolescents âgés de 15-16 ans qui en ont expérimenté l’usage. En 2012, les jeunes Français sont devenus les premiers consommateurs européens, alors qu’ils n’étaient que troisièmes en 2007. Quand on sait qu’aux Pays-Bas, les usagers sont deux fois moins nombreux qu’ici, on se dit qu’il y a tout de même quelque chose qui cloche. Au point que deux élus locaux, Daniel Vaillant et Stéphane Gatignon, proposèrent en juin 2011 de légaliser le cannabis.

Concernant l’héroïne et la cocaïne, la prohibition n’a pas non plus fait la preuve de son efficacité. Au lieu d’empêcher leur développement, elle a contribué à leur diffusion mondiale. Les experts ont longtemps pensé que l’humanité pouvait se contenter des drogues légales en Occident. Mais « des millions d’hommes et de femmes ne veulent pas renoncer à une gamme toujours plus large de produits psychotropes. » Le débat est donc ouvert. Et il ne concerne pas que le cannabis, mais aussi la cocaïne, l’héroïne, les hallucinogènes… « La priorité du gouvernement est de réduire la consommation des drogues en France, non de l’accompagner, voire de l’organiser », persistait pourtant à expliquer François Fillon, du temps où il était Premier ministre. Il va bien falloir « apprendre à vivre avec », répondent Olivier Doubre et Anne Coppel. Le choix n’est pas entre chasser les toxicomanes du quartier ou distribuer des seringues, mais entre cohabiter avec des usagers malades ou en meilleure santé. D’où la nécessité de mettre en place des politiques de réduction des risques (salles de shoot, distributions de seringues, etc.) qui prennent acte de la réalité. Mais ne résolvent pas tout : le marché noir continue de produire insécurité, délinquance, violence, mafia, corruption.

A court terme, la légalisation de la production et de la distribution est-elle possible et souhaitable ? Pas si simple… Outre des obstacles administratifs, l’argent de la drogue participe de la vie quotidienne d’un certain nombre d’habitants des quartiers populaires. « Elle ne les enrichit pas ; des recherches de terrain ont même montré que, globalement, elle tend à les appauvrir. Mais c’est néanmoins de l’argent frais qui circule. En urgence, il permet de payer une amende, une dette, les caddies des fins de mois difficiles, ou une paire de baskets pour la frime », expliquent les auteurs. « Il s’agit très largement d’une économie de subsistance. » S’en accommoder au nom de la paix sociale ? Ce n’est certes pas la solution. « Avant d’envisager la légalisation, il faut s’engager dans une politique de développement économique et social de ces quartiers ». L’ouvrage soulève une autre question pertinente. Les drogues légales, l’alcool et le tabac, reposent sur une économie très critiquable. Elles « sont sur un marché dominé par des grandes sociétés et des chaînes commerciales avec des prix très bas payés aux producteurs et la prédominance abusive d’intermédiaires. La recherche permanente du profit incite à des pratiques inavouables, notamment l’augmentation des risques pour la santé (comme les additifs hautement cancérigènes utilisés pour la plupart des marques de cigarettes) et réduit les consommateurs à un rôle passif – décider d’acheter ou de ne pas acheter ».

Alors que faire ? Olivier Doubre et Anne Coppel dressent une cartographie des expériences intéressantes menées ailleurs. Leur ouvrage évoque les « Cannabis social clubs » qui se sont développés en Espagne. Des milliers de consommateurs regroupés de manière autogérée en associations, qui cultivent eux-mêmes leurs plants, sans avoir recours au marché noir. Il prend aussi l’exemple du Portugal qui tolère la détention pour usage personnel (une quantité équivalent à dix jours de consommation) pour toutes les drogues. « Dans les scènes ouvertes, c’est-à-dire les espaces publics investis par le trafic de drogues, de Lisbonne ou de Porto, la plupart des usagers consommaient de l’héroïne ou de la cocaïne. » Ces usagers relèvent désormais de commissions de « dissuasion » mises en place en 2001. Dix ans après, les résultats sont intéressants. Si la consommation en population générale a légèrement augmenté, moins que moyenne européenne toutefois, elle a diminué chez les 15-20 ans. Quant à la petite délinquance liée au trafic, elle a également chuté.

« La prohibition internationale est une énorme machinerie qui ne disparaîtra pas en claquant des doigts. » Du coup, les auteurs de Drogues : sortir de l’impasse suggèrent que « les régulations de l’avenir se fabriquent au présent ». Il faut, selon eux, développer des alternatives crédibles qui puissent être mises en œuvre immédiatement.

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