SAF / Jean Danet : Interview de Charles-Henri de Choiseul Praslin, Président de l’OGC


    INTERVIEW PAR Jean DANET

Maître de Conférence Université de droit de Nantes, Ancien président du SAF.

Publié dans la revue du Syndicat des Avocats de France – SAF, La Lettre, octobre 2011


  Qu’est-ce que l’OGC ?
 
Charles-Henri de Choiseul Praslin :    L’OGC (Observatoire Géopolitique des Criminalités) est un réseau international et interprofessionnel qui observe et étudie les criminalités internationalement structurées, lesquelles forment une part grandissante et toujours plus complexe de la délinquance générale, si ce n’est même de nombreuses sociétés à travers le monde. Il est composé de chercheurs, principalement des universitaires de diverses disciplines, droit et criminologie, économie, géographie, sociologie, anthropologie et sciences politiques, de journalistes spécialisés et de praticiens confrontés à ces criminalités, soit directement comme les magistrats, les avocats et les policiers des états démocratiques, soit indirectement comme un grand nombre d’ONG. Il est la continuation de l’Observatoire Géopolitique des Drogues – l’OGD -, qui a étudié pendant les années 1990-2000 les trafics internationaux de stupéfiants et qui a dû cesser ses activités pour des raisons financières. L’OGD s’est transformé en Observatoire Géopolitique des Criminalités – l’OGC – car il était apparu que le trafic des drogues interdites s’imbrique de plus en plus dans tous les autres trafics, au point d’en devenir indissociable. Pour l’essentiel, il publie une revue trilingue en ligne : « Criminalités, revue de géopolitique », bientôt des ouvrages en ligne et sur papier, organise, seul ou en partenariat avec des laboratoires universitaires et des ONG, des colloques et des journées d’études, et met à la disposition de ses membres un Intranet comportant un forum et un centre de documentation qui leur sont réservés. L’OGC a la volonté de devenir vite un observatoire mondial, totalement indépendant de tous les pouvoirs, proposant une vue d’ensemble, indispensable, de toutes les criminalités importantes. C’est un projet qui peut sembler très prétentieux, mais qui peut réussir dans la mesure où il répond à un besoin urgent.

Qu’est-ce qu’une analyse géopolitique peut apporter au débat pénal ?

  Des formes de plus en plus nombreuses de délinquance, des moins graves aux plus violentes, s’intègrent dans des réseaux qui, eux-mêmes, s’internationalisent ou se retrouvent sous la tutelle de ces derniers. Comprendre ce phénomène, complexe, opaque et encore nouveau, du moins aux yeux de beaucoup, est indispensable pour bien apprécier le rôle et la responsabilité des délinquants embarqués bon gré mal gré dans ces systèmes, et pour bien évaluer les conséquences des sanctions pénales qui peuvent être décidées à leur encontre. Ces réseaux internationaux, très professionnalisés, de délinquants les plus divers, savent anticiper ces sanctions, si ce n’est de retourner à leur avantage : ceci constitue une donnée que la défense ne peut pas négliger quand elle discute les peines requises par l’accusation. L’explication des comportements délinquants par des déviances individuelles qui ne relèveraient que de la seule psychologie, ou par des conditions économiques et sociales décrites d’une façon sommaire et routinière, devient pour le moins insuffisante.

Comme l’a montré le procès Papon, aucune décision pénale sur la grande criminalité ne peut se passer d’analyses géopolitiques précises. Sans tomber dans une paranoïa anti mafia, il en est ou il en sera vite de même pour la moyenne et une grande part de la petite délinquance

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans les grandes « mafias » ?

  Le terme de « mafia » doit, pour être précis, être réservé au modèle des organisations criminelles italiennes, peut-être aussi à certaines organisations criminelles sud-américaines ou d’Europe centrale, avec leur ancrage territorial et ethnique ancien et leur politique de violences très visibles ; mais ce modèle n’est plus le seul à présenter un degré très élevé d’efficacité criminelle et de corruption du système politique légal. De nouvelles formes de criminalité, notamment financières, par leur puissance économique, leur intégration avec d’autres formes et leur emprise sur les institutions légales, qu’elles les investissent de l’extérieur ou qu’elles naissent à l’intérieur de celles-ci, effacent et brouillent toujours davantage la distinction entre activités légales et activités illégales. C’est la raison pour laquelle une collaboration, dont il faut encore mettre au point les méthodes et les moyens, entre les différents chercheurs, analystes, observateurs et praticiens du monde entier, est indispensable pour prendre la mesure de ce danger mortel pour la démocratie.

Qu’est-ce que cette situation change pour le droit et la justice pénale ?

  L’État de droit est mis en péril par cette évolution de trois manières.

La première se situe dans les incriminations : face à l’inefficacité des peines habituellement prononcées par les juridictions pénales contre les réseaux criminels de grande envergure, la tentation se fait jour d’un droit d’exception, comme pour le terrorisme. Comme pour ce dernier, et peut-être encore davantage, ce droit d’exception peut remettre en cause les fondements d’une justice pénale démocratique, sans même aboutir nécessairement à des résultats probants dans cette lutte contre des réseaux incontestablement très dangereux et très prompts à s’adapter à tous les changements légaux.

Un exemple de cette dérive possible peut être donné dans l’usage du concept de dangerosité sociale, à la place de faits précis prouvés, comme motif d’une peine, pour des incriminations d’association mafieuse ou pour des procédures de confiscation administrative sans condamnation pénale préalable.

La deuxième manière, intimement liée à la première, se situe dans le domaine politique et idéologique : légitimer une doctrine sécuritaire voyant des réseaux criminels internationaux structurés partout, justifiant ainsi un contrôle absolu de la population et une pénalisation outrancière du moindre comportement déviant ou du fait le plus minime. On le voit dans un grand nombre d’États américains, où le nombre de personnes incarcérées a été multiplié par sept en 20 ans, au vain prétexte de lutter contre le trafic de stupéfiants.

La troisième manière, plus cachée mais nullement incompatible avec la deuxième, réside dans la corruption des institutions judiciaires, en raison des sommes d’argent et des influences politiques dont disposent ces réseaux. Cela peut évidemment se traduire par des juges, ou plus facilement des policiers, achetés, mais il ne faut pas se faire d’illusions : les avocats sont aussi concernés, dont un nombre non négligeable peut, par esprit de lucre mais aussi par irresponsabilité, apporter une aide décisive au fonctionnement économique de ces criminalités, en favorisant, plus ou moins consciemment, tous les allers et retours entre l’argent propre et l’argent sale.

Les problèmes déontologiques posés aux avocats, et pas seulement ceux de droit des affaires, s’avèrent redoutables, comme le montre l’exemple des débats sur la déclaration de soupçon. Cette corruption des acteurs judiciaires prend évidemment la forme, sommaire et décelable, d’avantages économiques ; mais elle peut aussi se traduire par une sorte d’aveuglement volontaire dû à la paresse intellectuelle et à l’autosatisfaction, dans une sorte de connivence inavouée avec ces réseaux, sur laquelle les moyens juridiques ont peu de prise.

Qu’est-ce que l’OGC et le SAF peuvent faire ensemble ?
  L’OGC, par sa revue, par ses colloques ou journées d’études et par son réseau et carnet d’adresses, veut apporter aux avocats du SAF des connaissances et des informations utiles, soit pour leur formation générale, soit même pour la défense dans certains cas précis. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il apportera aussi des dossiers d’une façon significative, mais l’appartenance à un réseau multiprofessionnel, où se développe une collaboration avec des ONG fort actives dans la défense des droits humains, n’est pas sans portée.
 
Les avocats du SAF peuvent contribuer de façon importante à l’OGC, bien évidemment à sa notoriété, mais aussi à ses travaux.
 
Ils le peuvent par leurs connaissances générales et leur capacité de réflexion.
 
Ils le peuvent aussi parce qu’ils sont les confidents privilégiés de clients impliqués d’une façon plus ou moins directe dans des réseaux ayant une dimension géopolitique, dont ces clients sont souvent de fins observateurs : si l’avocat a pour première mission de trouver des arguments pour défendre son client, il peut aussi, à cette occasion, recueillir des informations, sans doute moins utiles pour cette mission, mais précieuses pour qui veut observer et comprendre les réseaux en question.
 
Livrer ces informations, brutes, à l’OGC demanderait certes un peu de travail supplémentaire à l’avocat ; mais il peut espérer recevoir de nous, en retour, des analyses beaucoup plus pertinentes. C’est en tout cas notre ambition.       
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