Revue Chimères : « Heureusement qu’il y a l’herbe ! » *

 Article publié dans « L’herbe dans tous ses états », Chimèresn°82, 2014.

 

Extrait :

« (…) On peut déplorer la tyrannie des émotions qui contraint les plus hauts responsables politiques à se montrer compatissants envers « la France qui souffre », mais la manipulation des émotions est un art de plus en plus difficile : volens, nolens, nous sommes tous devenus des experts en émotion. Bien sûr, le cannabis n’a fait qu’accompagner ou favoriser des mutations qui obéissent à bien d’autres facteurs, mais ce média particulier n’est pas devenu une consommation aussi massive par hasard. L’alcool a accompagné la révolution industrielle, avec le cannabis, les hippies annonçaient une révolution verte de l’homme réconcilié avec la nature. Les générations suivantes d’usagers, affirme-t-on, ont renoncé au messianisme révolutionnaire. Sans doute, et comme on le voit aujourd’hui aux Etats-Unis, si la guerre au cannabis est en passe de s’achever, c’est que son consommateur est devenu un segment du marché, plus profitable pour la collectivité dans le marché légal que dans le marché illégal. Apparemment, c’est la seule porte de sortie de cette guerre interminable… Rien n’est irrécupérable pour le capitalisme, devenu selon Deleuze et Guattari « une entreprise mondiale de subjectivation »… mais quoi qu’il en soit, l’herbe continue de « pousser en secret dans nos villes polluées » comme le chantait Moustaki *. » (…)

Présentation du livre par l’éditeur Éres :

 

L’herbe est coextensive au monde (J.P. Cazier). L’ordre urbain l’encadre et la domestique (Guy Trastour), même quand la ville est en état de ruine (Elsa Bernot, Simone Douek). Les initiatives se multiplient pour mener la guerilla jardinière (Céline Duhamel, Valériane Monchâtre, Atelier d’architecture autogérée, René Schérer). L’herbe insiste sous les pierres, le jardin d’Eden hante l’art et notre intimité  (Joerg Ortner, Sonja Hopf). La ville herbue exige d’être observée autrement (Pierre Bernard, Philippe Bazin et Michel Paysant, Sylvain Gouraud, Christine Bouvier) et la philosophie chinoise offre son vocabulaire (Yang Jeonghuyn). La campagne redresse la tête (Laure de Saint Phalle). Certaines herbes robustes se plaisent dans leurs territoires d’accueil (Liliana Motta, Karine Bonneval). L’herbe en fumée emmène vers de nouveaux modes de vie (Michka Seeliger-Chatelain, Anne Coppel, Clara Novaes). Freud lui-même s’est laissé séduire par la coca et le pissenlit (Zorka Domic, Mayette Viltard). Comment devenir plante  (Karen Houle), apprendre la légèreté de l’herbe (Anne Sauvagnargues) ? Comment soigner par l’art des plantes (Paca Sanchez) ? Allongé sur le pré on écrit le réel (Valérie Marange). Trois fictions condensent nos interrogations (Marco Candore, Catherine Bernheim, Emmanuelle Guattari). Les lichens, symbioses d’algues et de champignons, nous font entrevoir un nouveau monde (Olga Potot).

Illustration de couverture : Charles Seber et sa plantation de consoude à Londres
© Andreas Lang, R-urban Wick, London

Notes :

* Georges Moustaki, titre 5, album « C’est Là », Avril 1981 – Polydor

Coordination : Marco CANDOREAnne QUERRIEN


Ont participé à ce numéro : Philippe BAZIN Pierre BERNARD Cathy BERNHEIM Elsa BERNOT Karine BONNEVAL Christine BOUVIER Jean-philippe CAZIER Anne COPPEL Laure DE SAINT PHALLE Zorka DOMIC Simone DOUEK Celine DUHAMEL Emeline EUDES Sylvain GOURAUD Emmanuelle GUATTARI Claude HARMELLE Sonja HOPF Karen HOULE Yang JEOONGHUYN Valerie MARANGE Lea MELANDRI Valeriane MONCHATRE Liliana MOTTA Clara NOVAES Joerg ORTNER Michel PAYSANT Constantin PETCOU Doina PETRESCU Olga POTOT Paca SANCHEZ Anne SAUVAGNARGUES Rene SCHERER Michka SEELIGER-CHATELAIN Guy TRASTOUR Mayette VILTARD

©2014
Chimères

ISBN : 978-2-7492-4118-0
EAN : 9782749241180

20.00 €

TEXTE :

« On ne trouve pas trace dans les livres, ni ailleurs, du nom de Govan-Eremetus, ni du pays d’Archaos où il régna, entre la fin des Temps-Barbares et le commencement des Temps-Barbares. Pourtant quelque chose manque là, à la fois dans le temps et dans l’espace. À ce tournant mal éclairé de l’histoire, il y a comme un trou, des événements postérieurs restent inexpliqués. Les coordonnées ne se rejoignent pas ; à partir d’un certain point on les perd (…)

Nous avons longuement spéculé au bord de notre trou. C’est au petit matin, dans les fumées diverses que nous est venue l’idée – scientifiquement absurde – de joindre tous les points de disparition des coordonnées. Et ô merveille, nous obtenons ainsi une image par manque, une sorte de négatif » …

« Les Historiens » Prélude à Archaos, ou le Jardin étincelant Christiane Rochefort, 1973

Christiane Rochefort ne fait pas partie du « peuple de l’herbe », et pourtant j’ai lu « Archaos » avec la certitude que nous vivions les mêmes temps déraisonnables. À l’époque, je dévorais Philipe K. Dick et la science-fiction américaine qui faisait écho aux planètes étranges que j’explorais, et je n’aurais pas pensé à lire Christiane Rochefort, même si je l’avais toujours considérée comme une sœur avec laquelle je partageais la même façon de vivre ma condition de femme (de jeune fille !) des années soixante. Je ne sais plus qui m’a transmis Archaos – une amie certainement – mais j’ai lu ce conte magique avec ravissement, riant sans cesse, de la liberté de la reine Avanie, des tristes aventures du Roi père Avatar (qui heureusement s’amende), émue du lien indéfectible qui unit les jumeaux Govan le garçon, bientôt Roi-fils, et Onagre, la princesse, qui sans cesse se confondent si bien que lorsqu’on mit « l’un en bleu l’autre en rouge pour les distinguer, « Je suis lequel ? », dit l’un ». Le royaume d’Archaos, dans un Moyen- Âge mythique, racontait notre histoire, d’où nous venions et où nous allions pour échapper aux relations de domination et à la famille patriarcale. Mais contrairement à ses romans réalistes, Christiane Rochefort invente là des relations joyeuses qui n’obéissent qu’au désir, où la Reine et la putain « s’embrassent au-delà des barrières de classe », où « tout le monde se mêle des affaires du Conseil ». Je n’ai pas pensé alors qu’elle avait dû en fumer des joints pour plonger dans un tel délire, j’ai pensé que la révolution de mai 1968 faisait son œuvre, que ce que nous avions vécu, les mots d’ordre que nous avions repris, entendus ou lus sur les murs nous transformaient – car ce qui se propageait, ce n’était pas seulement des idées, c’était la soif de changer nos vies dès aujourd’hui. Aux Etats-Unis, le mouvement contre culturel avait ouvert cette voie qui se diffusait comme elle s’était fabriquée, avec drogues et musique. L’utopie imaginée par Christiane Rochefort faisait écho à ce mouvement en suivant son chemin propre. Comment s’en étonner? D’un côté comme de l’autre l’Océan, nous étions enfermées dans la même chape de plomb, nous explorions des voies de sortie parallèles qui pouvaient s’inspirer les unes des autres, mais qui se fabriquaient au croisement d’influences propres à l’histoire de chacune.

Je suis allée chercher Archaos dans ma bibliothèque, parce que ce livre témoigne pour moi de l’ambiance de ces années-là, et comme je travaille sur l’histoire des drogues, « les fumées diverses » dont les historiens font état dans le prélude, ne m’ont pas échappé. J’ai cherché dans le cours du texte quelles drogues étaient évoquées, car je ne voyais pas comment elle avait pu donner libre cours au langage sans de longues nuits passées à délirer, sans doute avec des amies, ce qui se fait plus facilement avec l’aide d’adjuvants qui servent à modifier l’état de conscience. Pour Christiane Rochefort, pas de doute, « In vino veritas » comme le rappelle doctement Ezèchias le précepteur, mais l’ivresse est recherchée dans la même fonction que l’herbe, parce qu’en modifiant l’état de conscience, elle ouvre au changement: « nous à genoux, après tant de nuits sans dessoûler, couchés dans la rosée sur le dos face au ciel, les jambes ouvertes. Brûle-moi l’âme au passage. Ouvre-moi l’esprit » qui s’ouvre ici avec la jouissance. Dans le cours du texte, il est peu fait mention de l’herbe, mais Analogue le rebouteux connaît le pouvoir de cette médecine naturelle; il en use d’abord avec parcimonie, puis on découvre incidemment qu’il en « dispense largement dans la maison ». Lorsque Govan le fils Roi est invité dans la maison de la rue des Basses-de-Viole, qui se trouve être le bordel, par les femmes qui veulent juger par elles-mêmes de sa capacité à les rendre heureuses, comme il s’y est engagé envers son peuple en devenant Roi : « il suggéra que le médecin pourrait lui donner un peu d’herbes, vu les implications de l’affaire, l’avenir de son règne reposant pour ainsi dire dessus ». N’ayant aucune expérience sexuelle antérieure, Govan manque de confiance en lui. Ce n’est pas une bonne raison pour Analogue qui refuse : « Qu’il se débrouille seul ! ».

Donner confiance en soi n’est pas la seule qualité de cette herbe psychotrope, d’autant que cet effet n’est pas complètement garanti ; par contre, l’exacerbation de la sensibilité aurait pu, dans cette circonstance, être un atout pour Govan. On peut donc penser que l’expérience de Christiane Rochefort est restée limitée, mais cette consommation n’en laisse pas moins des traces, ne serait-ce que dans l’humeur, légère et inventive. Bien sûr, Christiane Rochefort était elle-même une femme joyeuse et inventive, mais l’herbe a pu favoriser ses qualités naturelles, y compris indirectement en influençant l’ambiance de la fête. Avec Archaos, le rythme de son écriture change, elle donne libre cours à ses émotions comme et à ses sensations, et c’est justement ces propriétés du cannabis qui en ont fait la popularité. À l’évidence, Christiane Rochefort n’en a pas été consciente. Moi-même, je ne l’ai pas compris tout de suite. J’ai fumé mon premier joint en 1969, mais je n’y ai pas attaché d’importance. Cet été-là, j’avais rejoint les camarades avec lesquels j’avais vécu mai 1968 dans un moulin où nous nous étions donné rendez-vous. Complètement sonnés parce que nous venions de vivre, nous voulions chercher comment poursuivre le mouvement. Il se trouve que l’homme avec lequel je vivais depuis deux ans est tombé amoureux d’une autre et que me retrouvant seule et abandonnée, je me suis approchée de la chaîne haute-fidélité. L’homme qui mettait les disques faisait succéder John Coltrane, Mills Davis et Albert Ayler, j’ai été prise par cette musique et j’ai suivi l’homme qui me l’a fait aimer. Cet été-là, j’ai acquis une sensibilité à la musique que je ne me connaissais pas et j’ai vécu une relation intense avec un étranger qui parlait peu. Je ne savais pas que je faisais mes premiers pas dans un univers qui allait mettre à l’épreuve toutes mes croyances et je ne savais pas non plus ce que je devais à l’herbe dans ce bouleversement.

J’aurais très bien pu m’arrêter là, ou fumer de temps à autre un joint de marijuana sans investir cette consommation d’une signification particulière. C’est du reste l’expérience la plus courante, puisque seule une minorité devient des consommateurs réguliers, et pourtant si limitée que soit l’expérience, cette drogue psychotrope n’en a pas moins des effets, elle a accompagné les profondes mutations qui ont affecté les relations affectives, familiales et sociales au cours des années suivantes en privilégiant les affects et les émotions. Cette modification des états de conscience s’est faite en douceur, justement parce que c’est une « drogue douce ». Ce que je veux dire – car je sais que je vais à l’encontre de ce qui se dit aujourd’hui (« il n’y a pas de drogue douce ») -, c’est que le cannabis est bien une drogue psychédélique c’est-à-dire hallucinogène, mais, alors que personne ne peut ignorer le bouleversement des cadres de perception que provoque le LSD, l’expérience du cannabis est plus imperceptible. Les consommateurs réguliers le savent, ils ont appris à prêter attention à ce qu’ils ressentent, à cultiver les états de conscience qu’ils recherchent (vivre pleinement le moment présent, plonger dans l’univers musical, être ensemble etc.), et à éviter les effets désagréables, ceux qui exacerbent les idées noires, les peurs, « les paranos », pour parler dans le langage des initiés. C’est d’ailleurs ce pouvoir sur mon état de conscience qui m’a le plus impressionnée pendant la courte période où je n’ai consommé que du cannabis. Je n’avais alors aucune opinion sur les drogues, elles ne me fascinaient pas, et je ne les ai pas recherchées mais j’ai commencé à fumer régulièrement avec mon amoureux dont j’enviais l’extraordinaire aptitude à vivre le moment présent. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vécu de « mauvais trip » avec le cannabis, sans doute grâce à lui, parce qu’il savait comment influer sur l’humeur du moment, choisir le disque qui nous mettait dans le bon tempo et en changer lorsque l’ambiance menaçait de s’alourdir, ou sortir dans la rue et s’ouvrir à d’autres influences. Je suivais alors une psychanalyse depuis plus de deux ans, et je m’appliquais à explorer les ressorts de mon inconscient, je n’y ai pas renoncé, et j’ai découvert qu’avec le cannabis, je pouvais même prêter une oreille plus attentive à tout ce qui venait du dedans et mieux identifier ce qui m’enfermait dans des fonctionnements névrotiques. Mais je n’étais plus seule à faire ce trajet, au hasard des rencontres, des êtres humains de tous les genres saisissaient la balle au bond, et par un mot, par un geste, faisaient s’effondrer les barrières qui nous séparaient. J’avais déjà vécu cette multiplication des échanges avec le premier venu en mai 1968, mais j’étais encore trop enfermée en moi-même pour entendre en moi les échos de ces échanges. Nous nous sommes mis à vivre comme des bohémiens, débarquant les uns chez les autres « au feeling », c’était la seule règle à laquelle nous voulions nous soumettre, et j’ai aimé vivre ainsi en tribu. J’ai changé de façon de vivre avant de changer de façon de penser. Je n’ai pas compris alors ce que je devais à l’herbe folle, d’autant qu’assez vite l’expérience bouleversante du LSD a pris le relais. Avec mes amis nous avons incarné la théorie de l’escalade et le cannabis a changé de fonction. Nous ne fumions plus pour explorer de nouvelles sensibilités, mais pour nous apaiser en descente de trip ou d’amphétamines. Nous avons ainsi commencé à en banaliser les effets.

« Le cannabis s’est banalisé » a-t-on dit et répété pendant qu’une génération de jeunes après l’autre en expérimentait l’usage. C’est aussi qu’en se diffusant, la consommation de cette drogue est sortie des cercles étroits où elle a d’abord été expérimentée. À distance des fumeurs de joints, devenus des « babas cool» moqués par les punks, le cannabis a été consommé hors des rituels qui signaient l’appartenance au groupe, avec une initiation minimum, limitée à la technique du joint. Cette banalisation de la signification s’est accompagnée d’une banalisation des effets de cette drogue, qui, selon un livret d’information publié en 2000, provoque « une légère euphorie, accompagnée d’un sentiment d’apaisement, et d’une envie spontanée de rire » tandis que les principaux effets nocifs identifiés sont « le décrochage scolaire, les difficultés de concentration, ainsi que les défaillances de la mémoire ». C’est ce qui inquiète les parents, mais le cannabis a longtemps fait sourire les plus indulgents – il faut bien que jeunesse se passe ! Comment comprendre alors le basculement brutal dans la diabolisation de cette drogue, dont il semble établi aujourd’hui qu’elle rend dépendant, qu’elle tue (sur la route) et provoque schizophrénie ou psychose? À partir de 2003, les campagnes contre le cannabis se sont succédées, des consultations « cannabis » ont été ouvertes et des patients attestent de leur dépendance tandis que les addictologues alertent les parents sur les consommations précoces, à un âge où le cerveau n’a pas fini de se former si bien que cette drogue est aujourd’hui considérée comme un véritable problème de santé publique. Que s’est-il passé exactement? On ne peut douter que le tournant pris à partir de 2003 relève d’une exploitation politicienne au même titre que les politiques sécuritaires dont la politique des drogues fait partie ; elle désigne le même ennemi, il est jeune, déviant ou délinquant, et pour ce qui est du trafic au moins, noir et arabe. Mais comment comprendre la crédibilité actuelle de la croyance « le cannabis rend fou » ? La tolérance antérieure était-elle due aux faibles taux de THC ? À l’ignorance des effets nocifs ?

C’est ce qu’affirme en 2011, Monique Pelletier en s’opposant à sa légalisation. En 1978, elle avait été l’auteur du premier rapport officiel sur la loi de 1970. Contrairement à la loi qui invoquait la menace sur la santé publique, le rapport considère le cannabis comme un problème de société, où s’affrontent jeunes et adultes sur un système de valeurs : « Faut-il ou non tolérer cette remise en cause de l’autorité, du travail et de la réussite ? » interroge le rapport Pelletier. En cette fin des années 1970, une élite libérale s’efforce de pacifier la société française, en reconnaissant de nouveaux droits aux jeunes, aux femmes, aux enfants, tandis que l’usage de drogues reste symbolique des dérives de la contestation. Pourtant, Monique Pelletier reconnaît la relative innocuité du cannabis et elle interprète la peur des drogues comme une peur populaire du changement, mais elle renonce à affronter l’opinion publique qu’elle veut rassurer en réaffirmant l’autorité de l’Etat. Aussi le rapport se contente-t-il d’une circulaire recommandant de ne pas mettre en prison les usagers de cannabis, suivant en cela l’avis des experts. Une loi maintenue au nom des valeurs qui fondent l’ordre républicain, mais qui est censée ne pas s’appliquer au nom des libertés individuelles, c’est ce qui va aboutir à un débat construit sur l’alternative « laxisme ou répression ». Pendant les deux décennies suivantes, la question du cannabis fait régulièrement irruption, les opinions s’affrontent les unes aux autres, en grande part dominées par la question de l’héritage de mai 1968.

Le cannabis peut-il ou non provoquer des troubles psychotiques ? La question est récurrente aux Etats-Unis où depuis Nixon, la menace de « la » drogue est agitée pour inquiéter les parents en neutralisant toute opposition, ce dont les Républicains ont tiré les plus grands bénéfices. En 1973, Thomas Szasz dénonçait déjà cette pathologisation des états psychiques, à l’origine de bien des enfermements dans la maladie. Étudiant les cas de psychose cannabique depuis les années 1930, il montre que leur nombre varie au cours de l’histoire en fonction des croyances du corps médical. J’avais été exaspérée lorsqu’en 2000 j’ai lu dans le très officiel livret d’information que seules « les personnes fragiles » pouvaient avoir des hallucinations. Ce sont pourtant les effets que décrivent les artistes et écrivains romantiques avec la confiture à base de résine de cannabis que leur offrait l’aliéniste Moreau de Tours pour explorer la folie. Encore faut-il s’abandonner à l’ivresse cannabique. « L’illumination profane », expérience révolutionnaire pour Walter Benjamin, n’est pas ce que recherche l’usager récréatif qui s’arrête de fumer lorsqu’il atteint l’état d’euphorie qui lui convient. Il peut par contre être pris par surprise avec un gâteau trop fortement dosé. Je n’ai pas compris tout de suite ce qui m’arrivait quand j’ai abandonné sur un lit mon corps trop lourd et voyagé à travers l’espace et le temps jusqu’à la création de l’univers. J’aurais pu me croire folle si je n’avais pas eu antérieurement l’expérience des plantes hallucinogènes, si bien que je savais que je n’étais pas enfermée pour toujours dans le délire, et que je vivrais d’autant mieux ce voyage que je m’y abandonnais au lieu de résister.

Sous des dehors débonnaires, l’avertissement adressé aux « personnes fragiles» est menaçant: vous êtes susceptibles de développer une psychose si vous avez des hallucinations, ou même si au lieu d’une « légère euphorie », la drogue provoque de l’anxiété, ce qui revient à redoubler l’inquiétude du fumeur occasionnel que personne n’a averti de la gamme des états psychiques qui peuvent être vécues avec une intensité redoublée sous drogue. Se sentir mal sous l’effet de la plante est une expérience intime dont on fait rarement état, parce qu’il n’est pas aisé de reconnaître qu’on se sent faible ou exclu mais cette expérience silencieuse rend crédible la croyance actuelle qui fait du cannabis un agent de la psychose. Avec mes amis, nous étions persuadés que les personnes les plus « fragiles » étaient celles qui se protégeaient de leurs affects, craignaient les flux du désir, cramponnées à une identité fixe et s’interdisaient toute ligne de fuite. Je me souviens que j’enviais le naturel avec lequel les plus fous d’entre nous acceptaient ces variations d’intensité, les aléas de l’espace et du temps, et vivaient en nomade la profusion de nouvelles subjectivités. Car brusquement, en ce début des années 1970, sont apparus de véritables mutants, les freaks aux cheveux hirsutes et aux yeux bordés de khôl, qui ne semblaient pas affectés par les dualités qui définissent l’identité sociale (homme/femme, couple/célibataire, inséré/marginal, normal/pathologique etc.). Il est fort possible aussi que si certains d’entre nous prétendaient explorer des ressorts de nous-mêmes que nous ignorions, la plante réconciliait avec eux-mêmes ceux d’entre nous qui vivaient antérieurement avec anxiété leur singularité, car il y a mille et une façons de fumer, la plante aux mille noms peut aussi bien calmer qu’exacerber ce qu’on ressent, une variété des effets qui dépend en partie de ce que le fumeur recherche, en partie également de la qualité de la plante, du rapport que les taux de THC entretiennent avec les innombrables cannabinoïdes que les neurosciences n’ont pas fini d’explorer.

Heureusement, les fumeurs réguliers connaissent d’expérience la grande variabilité des effets, selon l’ambiance et les relations avec les autres (les fumeurs sont éminemment influençables), l’état psychique antérieur, les usages ou abus avec l’alcool et autres drogues, et enfin selon les différentes qualités de l’herbe – et ces fumeurs réguliers se comptent en millions. C’est que, comme le relève déjà Monique Pelletier en 1978, l’expérience de la consommation s’est progressivement élargie à toute une classe d’âge si bien que l’expérience est même devenue constitutive du passage à l’âge adulte, ne serait-ce qu’avec quelques joints. L’usage récréatif du cannabis fait partie de la culture jeune, au même titre que la musique, qui donne au quotidien son rythme. Les chansons, nombreuses sur la marijuana, en témoignent :

« Pass pass le oinj ya du monde sur la corde à linge »

chante ainsi NTM qui, en un vers, évoque ces soirées où ses potes, en rang d’oignons, tels des hirondelles sur une ligne à haute tension, attendent leur tour et s’impatientent : « L’ami Kool shen est explosé, se languit pendant que je prends tout mon temps » reconnaît sans honte Joe Starr, conscient qu’il lui faudra bien céder à la pression :

« pourtant j’aurai pas la paix un instant

pourtant ils ont déjà beaucoup d’avance au score

tout ça a déjà fait partie de notre folklore alors,

pass le spliff

Et le chœur d’insister : vas y fais tourner, tu vas encore t’étouffer avec. Le public reconnaît l’ambiance de ces soirées où le joint circule, où les vannes s’échangent librement. Avec les musiciens, il partage l’expérience de la défonce qui « t’explose la tête », « te fracasse », ou « te déchire », et qui dans la fête signe l’appartenance au groupe.

Aujourd’hui, la consommation de cannabis fait partie des « comportements à risque » des adolescents, concept qui regroupe toutes les conduites qui inquiètent les adultes avec les addictions, les tentatives de suicide, les troubles alimentaires ou les pratiques de sports extrêmes. Ce que cette grille d’interprétation passe sous silence, c’est la signification de chacune de ces conduites, très différentes selon qu’elles sont individuelles ou collectives. Avec alcool ou drogues (et très souvent alcool et drogues), l’ivresse est bien une prise de risque mais il faut parfois aller jusqu’à s’oublier soi-même pour passer de la vie quotidienne à la fête, ou encore pour s’inventer de nouvelles identités. Parce qu’elles modifient les états de conscience, les drogues ont une fonction de passage que les sociétés traditionnelles ont ritualisée pour passer de l’enfance à l’âge d’homme, du monde des vivants au monde des morts, ou encore pour passer de la paix à la guerre, mais ces rituels n’avaient rien de modéré, bien au contraire, ils cultivaient la transe qui fait vivre les croyances du groupe et renforce ainsi sa cohésion. Les éducateurs aujourd’hui déplorent que faute de rituels, le jeune se retrouve seul dans l’ivresse, sans repères et sans soutien de la communauté. C’est négliger l’expérience acquise dans l’usage de cannabis qui s’est pérennisé précisément parce que les usagers réguliers ont appris à en gérer les risques psychiques. La défonce à moindre risque? Voilà ce qui ne peut se dire, et qui pourtant se pratique et se transmet d’usager à usager, mais plutôt que de reconnaître et renforcer ces pratiques spontanées de réduction des risques liés à l’usage, la politique officielle de santé publique exclut la consommation de cannabis, si bien que la prévention reste fondée sur la peur : la moins dangereuse des drogues est ainsi la plus stigmatisée et la plus réprimée.

La guerre au cannabis est une guerre absurde, il est grand temps d’apprécier la plante pour ce qu’elle est, et de lui rendre grâce: Heureusement qu’il y a l’herbe! La première vertu de cette plante est d’adoucir les mœurs, et de génération en génération, elle y a contribué, dans la convivialité entre jeunes d’abord, mais bien au- delà, parce que les états de conscience modifiés influencent aussi ceux qui vivent à leurs côtés. Cool, bébé, et surtout, pas de « prise de tête », ces impératifs régissent les relations interindividuelles, les parents ont appris à s’y soumettre, si bien que la famille, autrefois honnie comme lieu des oppressions a pu devenir un refuge en acceptant, plus ou moins heureusement, la coexistence des individualités. On peut déplorer la tyrannie des émotions qui contraint les plus hauts responsables politiques à se montrer compatissants envers « la France qui souffre », mais la manipulation des émotions est un art de plus en plus difficile: volens, nolens, nous sommes tous devenus des experts en émotion. Bien sûr, le cannabis n’a fait qu’accompagner ou favoriser des mutations qui obéissent à bien d’autres facteurs, mais ce média particulier n’est pas devenu une consommation aussi massive par hasard. L’alcool a accompagné la révolution industrielle; avec le cannabis, les hippies annonçaient une révolution verte de l’homme réconcilié avec la nature. On n’a pas cessé depuis de persifler cette utopie, qui pourtant ne cesse de renaître de ses cendres. Le capitalisme, devenu, pour reprendre Gilles Deleuze et Félix Guattari « une entreprise mondiale de subjectivation », s’est emparé de l’utopie comme il cherche à s’emparer de l’herbe sous toutes ses formes. Dernière de ses conquêtes, le cannabis, en passe de devenir un segment du marché légal, plus profitable pour la collectivité que le marché illégal. Apparemment, c’est la seule porte de sortie de cette guerre interminable… et personne ne peut la regretter. La machine à produire du consommateur est en route, elle va modifier le rapport à l’herbe… mais quoi qu’il en soit, l’herbe continue de « pousser en secret dans nos villes polluées » comme le chantait Moustaki. L’herbe résiste, et des hommes, des femmes continueront d’explorer les mille et une vertus de la plante !

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