Les politiques de prévention de la toxicomanie en Europe : les débats actuels

publié dans Politiques Locales et toxicomanie (1),
Actes du colloque, 22-23 janvier 1988, Marly-Le-Roy,
Document de l’INJ, numéro 1,
Éd. FIRST – Institut National de la Jeunesse, 1988, 261 p., pp. 57-65

Les politiques européennes de prévention sont, pour beaucoup de pays, d’origine toute récente.

Une fois dépassée la période de dénégation et de refus, les pays européens ont songé à prévenir une toxicomanie dont l’aspect durable s’affirmait sans cesse davantage. Pour beaucoup d’entre elles, elles n’ont
pas encore quitté une phase de tâtonnement. –

Dans un premier temps, en effet, on rattachait toute prévention au modèle médical décrit par Helen Nowlis. On a vu des experts donner des conférences, participer à des réunions, intervenir sur les médias, ou se promener dans les écoles avec leur valise remplie de produits, qu’ils montraient en en décrivant les effets néfastes. On supposait qu’une information objective sur les risques attachés à chaque substance suffisait à détourner les éventuels utilisateurs. Certes, une telle présentation renforce les résistances de ceux qui sont déjà acquis à l’ abstinence. Mais leurs résultats sont loin d’être aussi satisfaisants dans tous les cas.

En effet, les évaluations de ces campagnes ne se sont pas révélées positives. On a même pu parler à leur endroit de « contre-productivité ». loin d’éloigner de la drogue les personnes les plus susceptibles de s’y intéresser, elles suscitaient une curiosité légèrement douteuse. Certes, il ne peut être question de confondre des campagnes d’information scientifiquement étayées sur les périls qu’encourt tout utilisateur, avec une littérature ambiguë, qui offre à la fascination des lecteurs la triste odyssée de Christiane F. Pourtant, il semble que ce qui a été appelé « pornographie toxicologique » aille dans le même sens que des informations non contrôlées sur les dangers du produit : elle fascine, plutôt qu’elle ne rebute, celui que la drogue peut séduire.

Il ne s’agit pas de remettre en doute quelque campagne d’information que ce soit : une information grand public étayée de supports audio-visuels peut avoir un impact réel, à condition de s’inscrire dans un dispositif global et cohérent.

La même évolution s’est produite dans les écoles. Progressivement les informations sont passées d’un cadre « intimidant » – on décrivait les effets néfastes de la drogue – à une perspective plus subtile. Diverses techniques sont aujourd’hui mises en œuvre. Toutes récusent les approches anxiogènes, qui visent à créer la peur. On reçoit malles informations qui vous déplaisent. la prévention doit donc être positive, et développer les résistances spontanées à l’abus de drogues. le constat initial est double. Tout d’abord, les drogués ne tombent pas du ciel. l’emploi des drogues fait partie, parfois, d’ un « destructive style of life » qui intègre la petite délinquance, le parasitisme social et la marginalisation. On fait remarquer en Hollande que 50% des drogués délinquants étaient déjà délinquants avant d’être drogués. La prévention doit donc inclure une action idéologique qui se situe très loin en amont. D’autre part, l’information doit être crédible. Elle doit donc prendre en considération la connaissance préalable que peut avoir le public des drogues et de leur usage. Il apparait indispensable d’ajuster l’information à chaque groupe : les groupes qui n’ont aucun contact avec les drogues, les groupes susceptibles d’être entraînés vers l’usage de drogues, les usagers et les toxicomanes qui ne réagissent pas de la même façon à l’information ; il convient donc de se fixer des objectifs compatibles avec les attentes de groupes-cibles, préalablement délimités.

Parmi les approches expérimentées, des programmes d’éducation ont été élaborés (voir par exemple les travaux de Nicolas Dornen. Grande Bretagne) qui prennent pour point d’appui la personnalité du jeune et visent à clarifier ses valeurs, accroÎtre ses capacités individuelles de résistance face à l’offre de drogue émanant du groupe de pairs. loin d’effrayer les éventuels usagers, ou de les moraliser, cette prévention positive analyse leurs souhaits, leur perception de l’avenir, leurs capacités effectives et les ressources qu’ils peuvent déployer.

Par ailleurs, une politique de formation d’« intermédiaires », de « personnes- relais » a été adoptée par plusieurs pays. Ce ne sont pas les enfants qui reçoivent directement l’information, mais des adultes, proches d’eux, enseignants, travailleurs sociaux, personnalités de la vie associative. L’information est répercutée sur le terrain par ces intermédiaires, selon des modalités souples et adaptées à la diversité des situations.

D’autres approches, aux Pays-Bas tout d’abord et plus récemment en Italie insèrent l’intervention dans le domaine de la toxicomanie dans un programme plus vaste d’éducation de la santé. Ces approches paraissent particulièrement fécondes. Elles proposent de nouveaux « styles de vie» et impliquent différents partenaires sociaux.

Ce sont donc de nouveaux modèles de santé, à coloration parfois californienne, qui sont proposés. Mais, affirme le Ministère de la Santé Publique et de l’Environnement, aux Pays-Bas « les autorités locales ne sont pas encore suffisamment imprégnées de cette nécessité » et la prévention intimidante demeure encore, trop souvent, la seule réalité de terrain.

Quelles que soient les méthodes employées, un constat s’impose: la prévention ne peut avoir d’action qu’à long terme. les toxicomanies sont des domaines où l’intervention préventive est complexe, car les effets et les causes sont étroitement imbriqués. les résultats ne sauraient être immédiats. L’action contre le tabagisme, ou contre l’alcoolisme en sont la preuve. Même dans le cas, considérablement plus simple, de la tuberculose, une politique de prévention n’a pleinement porté ses fruits qu’au terme d’une cinquantaine d’années.

Le débat sur les structures spécifiques

Pendant les années de développement économique, lorsqu’un problème surgissait dans le champ social, qu’il s’agisse de l’ennui des jeunes dans les grands ensembles, ou du délaissement des personnes âgées au cœur des villes, la réponse spontanée était la même ; on créait des structures spécifiques, et l’on formait des professionnels chargés de les animer. la tuberculose, dont nous venons de faire mention, avait à l’inverse été un bon exemple de la mobilisation de l’ensemble des acteurs sociaux, et d’une coopération de professionnels, à l’échelle de l’Europe.

Désormais, une démarche de délégation des problèmes sociaux aux structures s’était largement affirmée.

La toxicomanie est apparue en Europe au moment où ce mouvement allait s’inverser. Si, dans certains pays, une médicalisation poussée a été parfois souhaitée, ce vœu n’a jamais pu être complètement exaucé. Certes, des institutions se sont mises en place et des techniciens, de divers niveaux de qualification, ont été recrutés. Mais l’organisation propre à ce champ, en termes de syndicat, de formation, de devenir professionnel est la plupart du temps assez lâche. À tel point qu’en France, ce sont les instances gouvernementales qui se soucient, davantage que les actuels intervenants en toxicomanie, de leur future retraite …

Bien que les mailles de cet univers institutionnel ne soient pas très serrées, son existence même est pourtant mise en cause aujourd’hui. Prenons le cas des communautés thérapeutiques : affirmer que le problème de la drogue est « spécifique», comme elles le font, entraîne une démobilisation des autres intervenants sociaux : le problème de la toxicomanie est présenté de façon si compliquée, si abstruse, qu’il ne peut imposer que des personnels « particuliers ». Cette particularité peut s’exprimer de diverses manières ; par la qualification, certes, bien que les communautés thérapeutiques en nient parfois la nécessité, mais aussi par une connaissance interne du problème (fréquentation prolongée de toxicomanes, ou expérience personnelle de la toxicomanie). Dans certains cas, on suggère même que seuls les anciens toxicomanes seraient à même de comprendre les toxicomanes. On privilégie ce que Goffmann appelle, dans « Stigmates », les personnes « contaminées ». On décourage les travailleurs sociaux de s’occuper de ce type de clientèle, et l’on indique même parfois aux parents la seule voie possible : la remise de leur enfant à la compétence de l’institution.

Un nouveau mouvement contredit aujourd’hui le précédent : une « dé- spécialisation» de l’intervention. Ce mouvement s’inscrit dans une politique d’ensemble, qui atteint tous les secteurs de la politique sociale. On veille désormais à désenclaver les populations autrefois marginales, ou ségréguées : les personnes âgées, ou handicapées, par exemple. On souhaite que les étiquettes deviennent plus souples, soient davantage considérées comme des états transitoires, et non comme des attributs fixes.

Ce mouvement a deux conséquences. Une démédicalisation relative du problème de la toxicomanie. Des pays comme les Etats-Unis refusent désormais qu’un pourcentage autre que dérisoire aille aux hôpitaux dans la prise en charge des toxicomanes. Démédicalisation relative : certains pays mettent encore à l’ordre du jour le développement des traitements de maintenance à la méthadone, comme la Hollande ou l’Angleterre, ou préconisent officiellement des approches psychiatrisées de la toxicomanie, comme la France.

Deuxième conséquence: une socialisation de la toxicomanie. Un courant de plus en plus vigoureux, parti des Etats-Unis, veut aujourd’hui remettre les drogués à la communauté, aux instances et aux partenaires locaux. On « joue »en quelque sorte la communauté contre l’institution, la ville et le milieu naturel contre la campagne et son isolement ; on préfère la morale et la pression de groupe – vie saine et morale – aux raffinements technicistes.

La décentralisation et ses conséquences

Depuis les années soixante, dans la plupart des pays de la Communauté, une décentralisation administrative est en cours, qui affecte particulièrement les dispositifs sanitaires et sociaux. Cet élément est fondamental lorsqu’il s’agit d’analyser les politiques des différents pays. On ne saurait donc simplement s’en tenir à la comparaison des discours officiels, ou à la visite d’institutions de référence, conformes à ces discours : en effet, le décalage entre les objectifs nationaux et les applications locales est patent, dans certains cas. De plus, une tendance à la diversification des politiques est aisée à percevoir: chaque région, chaque ville, se dote de ses propres choix ; c’est l’éclatement des logiques, la multiplication et la diversité des formes d’intervention qu’il faut pouvoir analyser, si l’on souhaite rendre compte des évolutions en cours.

la décentralisation implique que l’on rapproche du terrain les modes d’intervention. les politiques sanitaires et sociales ont été, pour des raisons historiques, décentralisées très tôt dans des pays comme l’Italie et l’Allemagne. Elle se systématise en Hollande, en Grande-Bretagne.

Les nouveaux modes d’élaboration des politiques

Les niveaux de décentralisation sont différents. En Belgique, chacune des communautés élabore désormais ses interventions spécifiques; en Hollande, les grandes villes sont responsables de leur intervention en direction des toxicomanes. En Allemagne, comme en Italie, ce sont les régions qui élaborent leurs stratégies, en fonction de leurs sensibilités propres. les relations avec le pouvoir central sont bien évidemment dans chaque cas maintenues, par exemple sous la forme d’un organisme de coordination central. Mais ce lieu, plutôt qu’un organisme d’élaboration et de direction devient un espace d’échange et de confrontation, voire une institution- ressource dans certains domaines, comme la recherche.

En fait, la décentralisation n’est qu’un élément au sein d’évolutions plus vastes, qui caractérisent l’ensemble du secteur sanitaire et social, et qui remettent en cause les modalités traditionnelles d’élaboration de ses stratégies.

Dans les premiers temps de la lutte contre la toxicomanie, le processus était le suivant :

Répression étatique <—–> Centralisation des mesures <—-> Spécification professionnelle

Avec le tournant des années soixante-quinze, un autre cadre apparaît, qui tend à remplacer le précédent :

Gestion sociale flexible <—> Décentralisation des initiatives <—>Dé-spécification professionnelle

ainsi, lorsque les différentes nations se sont résignées, avec des rythmes certes bien différents, à l’abandon d’une politique essentiellement répressive, la diversité des approches locales a repris ses droits. Même la Belgique, qui conserve, aujourd’hui encore, une approche à dominante juridico-morale, a infléchi ses options depuis quelques années. Une batterie de mesures différenciées se met désormais en place. C’est, à l’autre extrême, l’exemple de l’Angleterre, qui n’a jamais tout à fait remis en cause les acquis hérités des luttes menées autrefois contre la toxicomanie. la France a très tôt confié aux médecins, profession qui avait depuis longtemps passé une alliance étroite avec les structures administratives et politiques, le soin de prendre en charge les personnes pharmaco-dépendantes. Et chaque pays à l’avenant : le tissu institutionnel, historiquement constitué, a permis, une fois passée la grande panique, d’élaborer des politiques spécifiques.

L’exemple italien, une bataille culturelle au niveau local

La loi du 23 décembre 1978 organise en Italie les politiques décentralisées de lutte contre la toxicomanie. Sur la toile de fond d’un projet plus vaste : faire pénétrer dans le tissu social une nouvelle conception de la santé, une nouvelle stratégie vient de s’inscrire. la territorialisation des services de santé et la confrontation des partenaires de terrain doivent permettre de mener dans ce domaine une authentique « bataille culturelle ». l’objectif en est une prise de conscience collective de l’enjeu social que représente la santé mentale en général, et la toxicomanie en particulier.

À cette occasion, on a pu observer une mutation de l’analyse du phénomène social que représente la toxicomanie. Considérée par la loi de 1975 comme une maladie, la toxico-dépendance devient, pour les instances régionales, une sorte de symptôme psycho-social. la toxicomanie est, dit-on, le produit de la crise des institutions éducatives, de l’école et de la famille; à cette crise viennent s’adjoindre certaines carences, comme celles qui affectent les structures de service dans le domaine de la culture et du temps libre.

Cette lutte contre la marginalisotion des jeunes, contre tout ce qui contribue à produire leur exclusion et leur dérive, impose une connaissance exacte des données régionales du problème. les centres spécialisés dans le domaine sanitaire et social – les 374 unités créées par la loi de 1975 – sont certes concernés au premier chef. Ils ont reçu pour mission de regrouper et d’exploiter les données auxquelles ils ont accès. Mais ils se doivent aussi de les diffuser à tous leurs partenaires de terrain, et de les tenir ainsi au courant des évolutions en cours. On associe par ce moyen les données quantitatives et la méthodologie participative, dans l’objectif de mieux suivre les fluctuations quotidiennes du problème.

À cette analyse globale ne peuvent correspondre que des solutions globales. Il faut agir sur les différents facteurs qui concourent à la propagation des toxicomanies, et, cela, par la coopération de tous les acteurs sociaux. les programmes d’éducation sanitaire au sein desquels s’insère la lutte contre la toxicomanie, devaient être élaborés sur la base des informations précédemment recueillies. Ce sont les comités régionaux de prévention qui assument cette mission. Les institutions sanitaires et sociales y sont présentes de droit, mais on doit y rencontrer aussi les représentants des associations, et de toutes les forces sociales concernées par une lutte pour la santé. Comme produit de ce dispositif, des programmes d’éducation sanitaire, dans 70% des établissements d’enseignement secondaire. Et, dans une région comme la Lombardie, la prise en charge de 30% de ces programmes par les organisations de parents.

Il y a loin de la volonté du législateur à la réalité du terrain. Ce modèle de stratégie, à la fois local, transversal et global est loin d’avoir fait ses preuves. Il s’est heurté aux mêmes difficultés que le programme de santé mentale communautaire : comment mobiliser les services, articuler les logiques professionnelles et celles de la société civile. les échecs, mais aussi les réussites mêmes partielles, sont riches d’enseignement. la volonté politique ne suffit pas. Elle doit être accompagnée d’une mobilisation des ressources et particulièrement des ressources humaines ; elle doit par exemple s’accompagner d’une analyse des nouveaux savoir-faire en terme de négociation, de médiation, de communication, sans toutefois négliger les techniques de prise en charge spécifiques. (voir les travaux de Simonetta Simoni).

L’exemple hollandais :

Aux Pays-Bas, les évolutions sont plus radicales encore ; s’il n’existait dans ce pays un tissu de structures, d’institutions, de services sanitaires et sociaux, outre le tissu associatif, on serait tenter de lire l’expérience hollandaise en terme de libéralisme radical. La toxicomanie est remise intégralement aux acteurs de terrain.

Cette mutation est couramment justifiée par une analyse historique. Il y aurait un « sens» des politiques sociales, comme on peut parIer d’un « sens» de l’histoire : d’une centralisation étatique à une appropriation locale par ceux qui sont le plus immédiatement concernés. Trois modèles se succèderaient donc :

– le modèle de centralisation, qui suppose un acteur social centrai, l’Etat, et un consensus qui le porte. Une« bonne» politique est donc reconnue et acceptée par tous; l’Etat s’en fait le garant, le planificateur et l’exécutant, ainsi que le recours ultime en cas de conflit. C’est là le modèle traditionnel des Etats centralisés ;

– le modèle de régulation,où l’Etat n’a que la simple fonction de médiateur, au milieu de groupes qui exercent chacun leur influence et leur pression. On coordonne et l’on tente d’harmoniser les diverses influences ; l’on pondère l’une et l’on promeut l’autre – ou l’inverse. C’est le fonctionnement des démocraties réformistes et pragmatiques, qui repose sur un outil : l’analyse systémique des rapports de force sociaux.

– le modèle libéral enfin : le problème est repéré, défini et réglé par le mouvement social qui le vit. Par exemple, certains droits sont reconnus aux usagers ; ils reçoivent un pouvoir de négociation et de gestion des difficultés qu’ils rencontrent, et qu’ils ont le droit de définir dans leurs propres termes. On retrouve un modèle multipolaire et interactif, qui suppose une décentralisation poussée.

Cette dernière conception, ultra-libérale, s’incarne dans des propositions semblables à celles du Maire d’Amsterdam. Au printemps 1983, une proposition est présentée, qui irait dans le sens suivant :

La personne droguée est libre de choisir son mode de vie et responsable de ses actes. le rôle de la cité se limite à gérer la coexistence des différents choix des citoyens – des associations de junkies aux associations de locataires ou de parents, sans compter les militants traditionnellement organisés de mouvements de tempérance -. Son intervention consiste à limiter les effets négatifs, gérer les problèmes associés à la prise de drogue. En outre, les toxicomanes, comme tous les autres citoyens, sont couverts par la protection sociale. Ainsi une attention particulière est portée aux problèmes de santé, hépatites, dentistes, et plus récemment sida.

Cette conception permet de comprendre des propositions qui pourraient apparaître comme paradoxales : les instances politiques ont proposé de fournir aux drogués les produits qu’ils réclament.

Le projet a été récusé en ce qui concerne l’héroïne autant pour des raisons de politique locale que de politique internationale, qui vient en contradiction avec les traités internationaux. Mais la distribution de produit de substitution (principalement méthadone) entre dans cette logique.

Le médecin de quartier, garant local de la santé, voit son rôle changer. Il a la possibilité de prescrire des drogues de substitution à quiconque en fait la demande. Mais en contre-partie, pour éviter un afflux de « clients » venant de pays voisins, il doit consigner sur un registre les noms des personnes qui s’adressent à lui, et veiller à ce qu’elles habitent bien la zone qu’il couvre. La décentralisation s’effectue ici au niveau du quartier, qui « gère» en quelque sorte, ses toxicomanes.

Cette politique décentralisée ne signifie absolument pas une politique laxiste. Bien au contraire, dans certains cas, la décentralisation, sous toutes ses formes, jusque et y compris les plus radicales, peut parfaitement se conjuguer avec une reprise amplifiée des mécanismes de répression. C’est à la communauté que sont confiés la surveillance, le contrôle ou l’enfermement même de « ses» drogués. les moyens sont nombreux : la remise à des institutions telles que les communautés thérapeutiques, la distribution de produits de substitution à des vieux toxicomanes qui viennent chaque jour pointer dans des centres qui les encadrent ; le fichage par les médecins de quartier, qui acceptent cette mission de contrôle. Quant aux agents de contrôle, la communauté peut parfaitement les fournir : ce seront des associations de parents, qui s’inquiètent des dangers que courent leurs enfants, ce sont les héritiers, encore nombreux dans les pays de l’Europe du Nord, des anciennes « ligues de Tempérance ». les instruments de répression, dans le cadre d’une telle politique, sont donc triples: sociaux, par une surveillance locale des toxicomanes; idéologiques, par le canal de groupes qui prônent l’abstinence; policiers, par une répression du trafic.

Cette montée des interdictions locales est patente dans le cas des solvants. Par exemple, le Maire d’une ville du sud de la France, Toulon, a signé en 1983 un arrêt interdisant aux commerçants de vendre à des mineurs des produits tels que les résines synthétiques (colle à rustines). Pour légitimer de telles interdictions, on voit se mettre en place, à un niveau micro-social, les scénarii dramatisants qui étaient autrefois le fait des Etats ; ainsi, à Toulon, on raconte qu’un enfant, après s’être intoxiqué à la colle a voulu se jeter d’une tour, se prenant pour Goldorak ; qu’un autre, sous l’effet de la drogue, a étranglé sa grand’ mère, etc. Il est dit que la prise de solvants peut conduire de jeunes enfants à des « états de schizophrénie », et leur faire traverser « des phases hallucinatoires avec décorporalisation ». Ce type de mesures a été pris dans plusieurs villes de France, et, sous des modalités diverses, d’Europe.

C’est à ce nouveau contexte de décentralisation, plus difficile à saisir dans une perspective globale, qu’il nous faut désormais appliquer des instruments de connaissance et d’action.

 

1- Repris du rapport sur« Les stratégies européennes de lutte contre la toxicomanie en Europe « , Communauté Européenne, commission économique et sociale, A. COPPEL et C. BACHMANN, 1986.

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