- Auteur.e.s :
- olivier poulain
Petite histoire de la réduction des risques, de l’initiative locale à la problématique globale
Témoignage de Pat O’Hare (également disponible “in english”)
Au milieu des années 1980, au Royaume-Uni, les autorités sanitaires régionales du district de Mersey, alors en charge des comtés de Merseyside et du Cheshire, ont beaucoup fait parler d’elles, en raison de leur approche radicale et novatrice des problèmes liés à la toxicomanie. Cette approche était principalement mise en place dans la plus grande ville de la région, Liverpool. Si elle fut la première ville au monde à se doter d’un Medical Officer of Health (médecin hygiéniste nommé au niveau municipal et chargé de la situation sanitaire de la ville) en 1847 et peut aujourd’hui s’enorgueillir d’avoir été une ville pionnière dans le domaine de la santé publique, Liverpool était alors la ville la plus insalubre de Grande-Bretagne. À la même époque, John Ashton, du Département de santé publique de l’Université de Liverpool, et qui deviendra directeur régional de la santé publique de la Mersey, et Howard Seymour, responsable de la promotion de la santé pour la Mersey Regional Health Authority (MRHA), élaborèrent ce qui deviendra le « New Model for Public Health ». Leurs idées intégraient les concepts connus de changement d’environnement, de prévention et d’action thérapeutique, mais allaient au-delà de ces concepts en reconnaissant l’importance du contexte social des problèmes de santé liés au mode de vie et en cherchant à éviter le piège de la culpabilisation des victimes1. Les deux hommes voulurent appliquer leur nouvelle théorie à une problématique de santé publique alors en pleine émergence : l’usage de drogues et le sida.
Au milieu des années 1980, une vague massive d’héroïne brune vint écorner davantage la réputation de Liverpool, que l’on surnomma alors « Smack-city » (« smack » étant un terme familier désignant l’héroïne). « Smack city » désignait généralement un endroit où l’héroïne était facile à trouver, et Liverpool en particulier.
Des taux similaires de consommation d’héroïne étaient observables dans d’autres zones du Mersey, notamment à Wirral et à Bootle2, et l’on estimait à 20 000 le nombre d’usagers de drogues dans la région sur une population totale de 2,25 millions d’habitants.3 Les services proposés étaient, comme dans le reste du Royaume Uni, essentiellement basés sur la désintoxication, et peu efficaces. C’est alors qu’est apparue la réduction des risques, une nouvelle approche fondée sur les principes de santé publique qui sous-tendraient plus tard les recommandations historiques émises par le Conseil consultatif sur l’abus de drogues (Advisory Council on the Misuse of Drugs) dans son rapport de 1988. À partir de 1985, les services mis en place intégraient le vécu des usagers et leur donnaient (en particulier aux usagers par voie injectable, plus exposés aux risques) l’information nécessaire et les moyens de se protéger. Le modèle de Mersey de réduction des risques était né.
En 1985, en réponse directe à une demande formulée notamment par les deux archevêques de Liverpool, le Mersey Drug Training and Information Centre (MDTIC), ancêtre du HIT, ouvrait ses portes. Il s’agissait d’un centre d’accueil dont le but était de fournir une information claire à toute personne intéressée et de proposer une formation destinée aux professionnels comme au public. Le MDTIC fut créé avant même la prise de conscience des risques liés au VIH dans la région. Il était situé à côté de la Liverpool Drug Dependency Unit (LDDU), transférée en 1984 du fin fond d’un hôpital local au centre-ville. Un déménagement salutaire qui permit d’ac- croitre ses prescriptions de méthadone et d’héroïne. Le MDTIC avait essentiellement un rôle de prévention, et reposait sur l’idée selon laquelle cette dernière ne peut être efficace qu’à la condition que les populations à risques soient associées aux politiques de santé publique, informées, et capables de faire les bons choix4.
Lorsqu’il fut avéré que le VIH pouvait être contracté en utilisant du matériel d’injection contaminé, la réaction des autorités, fondée sur les principes de base de la santé publique, fut aussi immédiate que pragmatique : si le danger venait du matériel contaminé, il fallait mettre du matériel propre à disposition des usagers. Suivant l’exemple des Pays-Bas, où le pas avait été franchi en 1984, le premier programme d’échange de seringues du Royaume-Uni ouvrit ses portes en 1986, dans des toilettes du MDTIC aménagées à cet effet. Il fallait aller chercher les gens, les attirer vers les services où ils pourraient s’informer sur les risques et obtenir du matériel stérile. La méthadone qui y était proposée était aussi utilisée pour attirer les usagers. Malgré tout, certaines personnes n’approchaient pas les services, et ceux-ci devaient aller au devant d’elles. L’accessibilité était un élément clé : les services devaient être faciles d’accès (bas seuil), ouverts à des horaires adaptés et gérés par des professionnels investis et dénués de préjugés.
L’idée essentielle était d’identifier le groupe-cible, d’établir et de maintenir le contact avec ce groupe et de mener des actions spécifiques auprès de la population à risque dans une approche collective plutôt qu’individuelle. On recherchait la coopération du groupe-cible, du public, des professionnels de santé (résolument les plus difficiles à convaincre, nombre de médecins usant de leur liberté de praticien pour ordonner ce qu’ils pensaient être bon pour leurs patients) et de la police. Les objectifs étaient très simples : limiter l’utilisation par plusieurs usagers du même matériel d’injection, réduire la consommation de drogues par voie intraveineuse, réduire la consommation de drogues dans la rue, faire reculer la toxicomanie dans son ensemble et, si possible, faire progresser l’abstinence. Ces objectifs étaient cependant hiérarchisés, et l’accent était davantage mis sur la réduction des risques, beaucoup plus réalisable, que sur le recul de la toxicomanie. Les moyens mis en œuvre comprenaient l’échange de seringues, la prescription de méthadone, le travail de proximité et la diffusion de l’information. La popularité du MDTIC ne s’est pas fait attendre : les dix premiers mois, le programme d’échange de seringues a reçu 733 personnes, et pas moins de 3 117 visites. Quant à la LDDU, 1 090 usagers y ont été reçus au cours des deux premières années, contre à peine 200 par an au temps du service « conventionnel ». Les toilettes aménagées ont rapidement retrouvé leur usage premier et une nouvelle entité, le Maryland Centre, a vu le jour. Son objectif : prodiguer des soins de santé primaire ainsi que des services de prévention du VIH. C’est ce que l’on a baptisé le « modèle de Mersey ».
Les forces de police ont eu une réaction intéressante. Fatiguées d’interpeller les mêmes personnes jour après jour, elles ont compris que cette nouvelle approche permettrait de réduire le nombre de délits liés à la consommation d’héroïne et donc de leur simplifier la vie. Les policiers ont alors pris le parti de ne plus inquiéter les usagers qui fréquentaient les services, de rester à distance de ces services et même d’y orienter les usagers qu’ils interpellaient. Ils ont ainsi endossé un rôle de gardiens de la santé autant que de la paix publique et se sont pleinement investis dans cette nouvelle approche. Ils ont cessé de considérer la détention de matériel d’injection comme une preuve de consommation de drogues et ont orienté nombre d’usagers vers les programmes d’échange de seringues. À ma connaissance, ils n’ont toutefois pas été aussi loin que leurs collègues d’Amsterdam, où tous les commissariats étaient pleinement impliqués dans les programmes d’échange de seringues et proposaient même, sur place, des aiguilles propres aux usagers de drogues par voie intraveineuse5.
Nombre de pathologies liées à l’injection de drogue ont été diagnostiquées et traitées, et les usagers de drogues sont devenus mieux informés et en meilleure santé. Les résultats parlent d’eux-mêmes. En termes de changement des comportements, on a constaté une réduction de la réutilisation des aiguilles et des seringues ainsi que de la consommation de drogues illicites. Les services ont accueilli plus d’usagers que jamais auparavant. Certaines personnes s’y sont rendues pour la première fois après 25 ans d’injection d’héroïne. Nombre de pathologies liées à l’injection de drogue ont été diagnostiquées et traitées, et les usagers de drogues de la région de Mersey sont devenus mieux informés et en meilleure santé. À la fin des années 1980, environ un tiers de la méthadone prescrite en Angleterre l’était à Liverpool, et le contact avait été établi avec plus de la moitié de la population à risques. Il n’y a par ailleurs pas eu d’épidémie de VIH chez les usagers de drogues par voie intraveineuse de Mersey : en 1996, seulement vingt personnes avaient contracté le virus par injection de drogue, dont certaines sembleraient avoir été contaminées avant leur installation à Liverpool.
À la fin des années 1980, le développement de la réduction des risques à Mersey a attiré de nombreux visiteurs, venus des quatre coins de la planète. Le Dr Thomas Zeltner, Directeur général du bureau fédéral Suisse de santé publique, m’a dit un jour que la visite à Mersey d’une délégation de responsables politiques et d’experts en santé publique venus de Suisse vers 1988 avait été un élément fondamental dans la décision prise par le pays de s’engager dans des mesures de réduction des risques. Ces visites ont également joué un rôle moteur dans l’élaboration d’actions à l’échelle internationale et dans la création de la Conférence internationale sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues. À Mersey, cette nouvelle dimension internationale était vue avant tout comme le moyen de renforcer la crédibilité de notre politique locale, et notre principal sujet de préoccupation restait les usagers de drogues de la région. Mais nous étions, bien sûr, convaincus d’être sur la bonne voie, et souhaitions ardemment que la communauté internationale nous emboîte le pas.
C’est ainsi que la première Conférence internationale sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues s’est tenue à Liverpool en 1990, à la suite de l’intérêt suscité par les résultats obtenus dans la région. La Conférence est, au fil des ans, devenue la vitrine du concept de réduction des risques, et une plateforme efficace se sensibilisation.
La Conférence a ensuite donné naissance à l’Association internationale de réduction des risques (Ihra), créée en 1996. L’Ihra avait pour mission de faire fructifier les résultats obtenus lors des conférences et de plaider en faveur des politiques de réduction des risques partout dans le monde. Désormais baptisée Harm Reduction International, l’association est une ONG de premier plan qui œuvre à promouvoir la réduction des risques de par le monde et à rassembler toujours plus de soutien. Elle constitue également une source reconnue en matière de recherche, d’analyse politique et juridique et de plaidoyer dans les domaines de l’addiction, de la santé et des droits humains.
La réduction des risques est désormais une approche courante dans de nombreuses régions du globe. Elle est reconnue par la quasi-totalité des organes de l’ONU (l’OMS possède ainsi un responsable de la réduction des risques à son siège et un dans chacun de ses bureaux régionaux) et par la Croix-Rouge internationale. Les traitements de substitution aux opiacés (TSO) et les programmes d’échange de seringues (PES) sont disponibles dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, sans exception. Les preuves scientifiques de l’efficacité des PES et des traitements de maintenance avec la méthadone sont désormais irréfutables, ce qui vient confirmer l’efficacité, l’innocuité et la rentabilité des programmes de RdR. D’autres activités sont cependant absentes, en particulier en matière de législation relative aux drogues. Une absence de plus en plus notable et critiquée. La réduction des risques est de mieux en mieux acceptée, et ce dans des régions du monde qui, il y a vingt ans, y étaient extrêmement hostiles. En Asie par exemple, où réside la moitié de la population mondiale, la plupart des États reconnaissent le principe de la réduction des risques et commencent lentement à mettre en place des programmes. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les ministères de la santé ont reconnu la réduction des risques comme stratégie efficace dans la prévention et le traitement du VIH. L’Iran, le Liban et le Maroc ont intégré la réduction des risques à leurs politiques nationales de santé, et le réseau Menhara (Middle East and North African Harm Reduction Association) a été créé. De nombreux autres pays s’efforcent de mettre en place de modestes réformes : échange de seringues et traitements de maintenance à la méthadone dans les prisons, salles de consommation supervisée, prescriptions d’héroïne médicalisée, abolition des condamnations pénales pour consommation personnelle de drogues illicites, distributeurs de seringues, etc. En vingt ans, et malgré des obstacles culturels, politiques et économiques majeurs, la réduction des risques a convaincu plus de 70 pays, ce qui reflète clairement ses bienfaits. On doit signaler l’exception notable de la Russie qui, confrontée à la plus grave épidémie de VIH au monde parmi les usagers de drogues par voie intraveineuse, refuse toujours obstinément de reconnaitre l’efficacité des TSO. Enfin, et c’est là l’essentiel, les voix des usagers de drogues se font désormais entendre. Le Réseau international des consommateurs de drogues (Inpud) est devenu un acteur de poids au sein des conférences internationales. Comme ils le disent eux-mêmes, « nous sommes des gens du monde entier qui consomment des drogues. Nous avons été marginalisés et victimes de discrimination, nous avons été tués, violentés sans raison, incarcérés, présentés comme de la vermine, comme des gens dangereux, bons à jeter. L’heure est maintenant venue de faire entendre nos voix de citoyens, de faire reconnaitre nos droits et d’être nos propres porte-parole en luttant pour notre propre représentation, et pour notre propre autonomie6 ». Pour nous professionnels de la santé, même les plus engagés, la réduction des risques est un métier. Pour les usagers de drogues stigmatisés, marginalisés et privés du droit fondamental à la santé, leur vie en dépend.
1. John Ashton & Howard Seymour, The New Public Health, Open University Press, Milton Keynes, 1988. 2. Howard Parker et al., Living With Heroin : The impact of a drug’s epidemic on an English community, Open University Press, Milton Keynes, 1998. 3. Mersey Regional Health Authority, Drugs and HIV Monitoring Unit, 1985. 4. Gail Eaton et al., «The development of services for drug misusers on Mersey », Drugs : Education, Prevention and Policy, vol. 5 no. 3, pp. 305–318, 1998. 5. Leo Zaal, « Police Policy in Amsterdam » in Pat O’Hare, Russell Newcombe et al. (eds) The Reduction of Drug-Related Harm, p. 90-94, 1992.
6. Inpud, Vancouver Declaration, 2006 ■