Politiques locales et toxicomanie

Anne Coppel et Didier Touzeau,
 Cahiers Psychiatriques Genevois,
N° 6, 1989. pp. 129-135

 

1. La démarche du Centre Pierre-Nicole : du traitement à la prévention

Le point de départ de ce travail repose sur une préoccupation qui relève de la prévention tertiaire. Comment favoriser l’insertion sociale et professionnelle des toxicomanes pris en charge dans un centre spécialisé, comme le Centre Pierre-Nicole à Paris ? Si le temps d’hébergement peut être considéré comme un temps fort, nécessaire à la restructuration psychique, il ne constitue qu’une étape de la construction d’une identité sociale, nécessitant l’élaboration de la démarche de désintoxication.

Au-delà de la prise en charge institutionnelle déterminée de façon contractuelle, un suivi ambulatoire s’avère indispensable, fournissant des repères, des points d’appui dans l’environnement proche de l’ex-toxicomane.

L’expérience montre que les rechutes sont la plupart du temps attribuées à la reprise de contact du toxicomane avec son réseau habituel. Il peut être utile d’élaborer des projets d’insertion l’éloignant de son lieu habituel, d’autant plus qu’il s’agit de jeunes désinsérés, sans contact avec leur famille, pour lesquels l’errance constitue un véritable mode de vie.

Avec l’extension des toxicomanies, l’absence d’insertion relève de moins en moins d’une démarche individuelle. Elle caractérise la fratrie, la famille toute entière, avec laquelle le jeune garde des liens étroits. Précarité, acculturation s’intègrent à la problématique toxicomaniaque, à laquelle s’ajoute la fréquente contamination par le VIH. Plus la formation initiale du toxicomane est défectueuse, plus ses ressources sont réduites, moins il est possible d’imaginer une réinsertion en dehors de son milieu originel.

Le réseau familial et social constitue bien souvent le seul capital social du jeune. Capital bien fragile, que les parents, souvent déracinés, ont commencé péniblement à constituer et qu’il faut renforcer et développer. L’éloignement du jeune de la cité ne peut donc constituer qu’une étape. Il s’avère le plus souvent nécessaire d’envisager le retour dans le milieu originel. Mais comment revenir sans rechuter si, comme l’affirment volontiers ces jeunes: « Ici, tout le monde se défonce.» Provocation ou certitude que le monde se limite à son propre réseau relationnel : le discours doit certainement être réinterprété. Il témoigne toutefois d’une large extension de l’abus de drogues.

Si l’on veut éviter les rechutes lors du retour du jeune dans son quartier, il faut envisager un soutien effectif. Existe-t-il dans le milieu originel des ressources qui peuvent servir de support ?

Telle est la question que nous nous sommes posée. Nous avons engagé notre travail sur une série d’hypothèses : plusieurs types de ressources doivent pouvoir être mobilisées, ressources institutionnelles d’une part, soit des professionnels des secteurs sanitaires, sociaux et éducatifs ; ressources endogènes d’autre part : famille, amis, relations de voisinage, etc.

Dès lors une nouvelle question se pose :

• Comment renforcer ces différents types de ressources? Comment articuler le suivi spécialisé avec les réponses des services ou institutions locaux ? Comment mobiliser les ressources propres du milieu (parents, fratrie, relations sociales ?) etc.

Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons mis en œuvre des programmes de recherche-action dans la Région recherche.

Notre démarche a consisté à appréhender les significations de la consommation de drogue pour ceux qui l’utilisent dans leur quartier et d’envisager un nouveau mode de travail du Centre Pierre-Nicole avec l’environnement différent de celui élaboré dans les années soixante.

2. Les années soixante : la reconnaissance d’une spécificité

C’est autour des spécialistes que se sont élaborées les problématiques théoriques et pratiques de l’intervention en toxicomanie. Le recours à un équipement spécialisé est apparu d’autant plus justifié qu’il s’agissait alors de prendre en charge une population relativement homogène avec ses références culturelles, ses codes, ses rites. Un réseau d’institutions offrant des réponses variées et s’adaptant aux modifications de clientèle, s’est constitué. Il a répondu de façon satisfaisante aux cas les plus lourds.

Il faut s’interroger cependant sur cette logique de la spécialisation. Elle renvoie en miroir à la revendication d’une identité des toxicomanes.

Pour l’opinion publique, les comportements collectifs qui marquent l’appartenance au groupe étayent cette hypothèse largement contestée dans les milieux spécialisés mais spontanément adoptée, d’autant plus satisfaisante pour les esprits qu’elle offre une justification simple à la prise en charge spécialisée.

Si intervenants et toxicomanes débattent de la nature du phénomène, maladie ou symptôme pour les uns, choix d’un mode de vie marginal pour les autres, du moins sont-ils tombés d’accord sur la reconnaissance d’une spécificité. Bien plus, l’isolement préconisé par les spécialistes a rencontré l’assentiment des toxicomanes. Ne plus se droguer, c’est bien évidemment ne plus vivre avec un groupe qui se définit d’abord par sa consommation de drogues.

Au-delà de l’immobilisme des institutions traditionnelles, la prise en charge spécialisée a fait l’objet d’un large consensus. Revendiquée par les intervenants en toxicomanie, en conformité avec les exigences des toxicomanes, elle s’est trouvée miraculeusement en adéquation avec la demande sociale.

Ce consensus sur les équipements spécialisés masque une série de malentendus, tout à la fois sur les objectifs et les moyens de l’intervention.

Pour l’opinion publique, l’affaire était claire: le problème devait être éradiqué, le vice sanctionné, la maladie traitée. Remise aux mains des spécialistes, la toxicomanie, tout d’abord circonscrite, devait être jugulée, comme l’avait été un précédent fléau, la tuberculose. La référence au modèle tuberculose est d’autant plus prégnante que les prises en charge se sont effectuées dans un cadre sanitaire. Plus profondément dans les mentalités collectives, ce recours à un modèle tuberculose ne correspond-il pas à l’espoir d’un médicament-miracle qui, à l’image des anti-tuberculeux, permettrait un dépérissement de l’épidémie ?

Cet espoir, sans cesse déçu, contribue à la remise en cause des institutions.

La persistance de l’illusion, malgré les explications renouvelées des spécialités sur la nature du traitement, mérite qu’on s’y attarde. Elle renvoie, nous semble-t-il, à la nature de la demande sociale.

L’assimilation de la toxicomanie à une maladie, particulièrement une maladie somatique, offre trop d’avantages pour que l’opinion publique y renonce aisément. L’approche médicale du problème répond à la demande d’une solution radicale, dans des termes conformes aux exigences d’une morale humanitaire.

Fondamentalement, la relégation aux spécialistes participe de la peur et du rejet du toxicomane.

Affaire de spécialiste, l’homme de la rue ne peut que s’abstenir. Le face-à-face direct du jeune expérimentateur et de l’adulte est ainsi évité. Face aux sollicitations, le jeune ne pourra obtenir aucun appui de sa famille ou de son environnement, la seule réponse apportée étant le recours aux spécialistes, qui implique que le jeune lui-même s’identifie comme toxicomane, c’est-à-dire comme malade.

La logique de la spécialisation conduit à une stigmatisation du groupe des « drogués » et à une déresponsabilisation du tissu social, en particulier des élus locaux qui renvoient à l’Etat la gestion du problème, en vertu de la loi de décentralisation qui a en France maintenu la compétence exclusive de l’Etat en matière de toxicomanie.

3. L’émergence de la nécessité d’une approche globale du problème

Depuis la fin des années 1970, à côté des « toxicomanies lourdes », de nouveaux modes de consommation et une extension s’est produite, par vagues successives, au fur et à mesure que s’aggravaient les problèmes sociaux. Plus que sur la banalisation de l’usage des psychotropes, l’attention de la population a été attirée sur les modes « durs » de consommation. Les phénomènes de délinquance associés ont constitué autant d’écrans. Dans le même temps où l’infection VIH se développait, c’est vers une criminalisation lourde que s’est infléchie la politique suivie, accentuant le recours à l’incarcération et la marginalisation des toxicomanes, remettant en cause, ces deux dernières années, le travail accompli par les spécialistes, accusés de n’avoir pas été capables d’éradiquer le mal !

Cette politique répressive a probablement facilité la diffusion du virus du SIDA, en concentrant les toxicomanes en prison, en les éloignant des lieux de soins et en rendant plus difficile l’adoption par ceux-ci de nouveaux comportements (arrêt du partage des seringues).

En France, entre 30% en province, et 80% dans les grandes villes, des toxicomanes lourds (I.V.D.), suivis dans les institutions, sont séropositifs. En prison, le chiffre de 30% est probablement sous-évalué. La libéralisation de la vente des seringues, prise sans aucune mesure d’accompagnement, n’a pas suffi à inverser cette tendance.

Cette politique menée au niveau national n’a pas permis de contrôler les consommations. Elle laisse les différents acteurs locaux (médecins, magistrats, policiers, éducateurs … ) en «plein désarroi» pour reprendre les propos de C. Bansept et P. Estebe au Colloque de Marly- le-Roi, «Politiques locales et toxicomanie», qui décrivent en ces termes les enjeux locaux :

« Les partenaires locaux et nationaux sont comme les héros de Ionesco qui voyaient proliférer les chaises. L’incompréhension et le désarroi entraînent inertie ou frénésie de faire : il faut dit-on faire parce qu ‘on ne peut pas faire autrement… »

Le désarroi entraîne deux attitudes souvent complémentaires : la poussée violente de faire du contrôle qui se traduit par l’opération coup de poing, une intervention plus discrète qui conduit également à la procédure éprouvée de la loi de 1970. Dans les deux cas, la figure est celle de l’exercice solitaire du contrôle ramenant la rue à un champ de manœuvres, les unes guerrières, les autres pacifiques mais non moins oppressives où les institutions sont face à une société civile qui les récuse ou se borne à compter les points.

Un constat s’impose : la répression de la toxicomanie via la loi de 1970 n’embraye pas sur la société civile : « Ce n’est pas l’usage de drogues qui justifie les plaintes du citoyen mais ses conséquences (délinquances … ). » Voudrait-il faire quelque chose, qu’hormis la police peu de places lui sont réservées dans l’application de la loi de 1970 qui privilégie la réponse pénale ou spécialisée.
La disparition des « fauteurs de trouble » ne résout rien. Le contrôle des consommations de drogues suppose qu’un travail local soit mis en place : partenariat réunissant les acteurs locaux concernés et les spécialistes.

Les participants de l’atelier du Colloque ont souligné la réussite d’un « débat public sur l’exercice de la justice et de la police ». Dans ce débat, les élus occupent une place centrale alors qu’ils sont confinés à un rôle marginal dans le dispositif de lutte contre la toxicomanie. Ceci paraît paradoxal, les élus étant les garants de l’ordre public et sollicités par une demande sociale de répression.

À Orly où notre équipe a contribué à la mise en œuvre d’une politique locale, c’est à la demande du Maire de la Ville que s’est constituée une Commission Toxicomanie. Notre intervention a consisté à réaliser un diagnostic local en confrontant les différentes sources d’information sur le problème : données issues des services et institutions mais aussi enquêtes sur le terrain auprès des populations. Cette démarche permet de resituer son poids dans les services et institutions mais aussi auprès de la population. L’exigence du maire était de mettre en œuvre des réponses qui ne soient ni purement médicales ou répressives (les toxicomanes sont des habitants de sa ville), mais de développer dans ce secteur comme dans les autres (petite enfance, personnes âgées, réhabilitation des quartiers … ) une démarche coordonnée, collective et diversifiée.

La chute spectaculaire de la délinquance et dans un moindre degré de la consommation de drogues illicites, confirmée par les services de police, peut s’expliquer par la prise de conscience collective du problème et la mise en œuvre d’un contrôle social, qui a conjugué démocratie et solidarité.

Dans le XVIIIe arrondissement de Paris s’est constitué un réseau local où se retrouvent habitants, professionnels, ex-toxicomanes, toxicomanes. Réunis dans une association, les membres du réseau soutiennent les jeunes du quartier, les aident à formuler leur demandes de soins, les accompagnent, informent les parents et incitent à une prise de conscience collective les acteurs locaux.

4. Un premier bilan des expériences menées en France et quelques pistes méthodologiques

Le Congrès de Marly-le-Grand a permis une première synthèse des multiples expériences menées en France ; le point commun en est l’interpartenariat qui bouleverse les logiques institutionnelles. En inscrivant la prévention de la toxicomanie dans un territoire déterminé, les actions menées sont en prise directe avec les ressources du terrain.

Nous avons rappelé la nécessité d’une évaluation assez fine de la toxicomanie locale. La mise en commun des données des différents services est l’occasion de faire ce bilan et de construire un « tableau de bord » constitué des statistiques policières, judiciaires et sanitaires. Cet échange permet de faciliter l’appréhension des logiques professionnelles des différents acteurs et de mieux connaître leurs possibilités et limites.

Au-delà de la réalité du phénomène, il est nécessaire de prendre en compte la perception locale, les phénomènes de rumeurs, les représentations et les images circulant aussi bien chez les adultes que chez les jeunes.

À partir de ces constatations, des projets globaux, non exclusivement centrés sur la toxicomanie, peuvent être mis en œuvre. Ils utilisent des supports de communication originaux (média-bus, télévision locale … ) et font appel à la mobilisation des habitants (groupe de parents, groupe de jeunes). Ils favorisent une meilleure articulation entre la société civile et les institutions, contribuent à structurer le tissu social.

L’ancrage local de l’intervention en toxicomanie conduit à une nouvelle définition du rôle du spécialiste qui doit tout à la fois être capable de prendre en charge les cas les plus lourds et élaborer avec les acteurs locaux des réponses pertinentes ; voici trois exemples :

• Faut-il imposer une cure de sevrage à un jeune consommateur avant de tenter une réinsertion?

• Doit-on considérer comme toxicomane une mère de famille abrutie paf la prise quotidienne de tranquillisants?

• Faut-il apporter une aide financière à un sortant de prison ex-toxicomane?

Ces question ne sont pas celles qui se posent directement aux spécialistes. Il n’existe en ce domaine aucune recette, aucune doctrine.

Cette mission d’expertise nécessite des compétences techniques mais aussi politiques, tant il est difficile de « dynamiser de concert » élus, professionnels, bénévoles …

L’évaluation de ces politiques locales ne peut se faire qu’en prenant en considération les autres programmes locaux (lutte contre le retard scolaire, prévention de la délinquance, développement social des quartiers…). Un point mérite d’être cependant souligné : l’apprentissage de ces nouveaux « savoir-faire » est transposable à d’autres problèmes et permet d’appréhender plus rapidement, en élaborant des solutions locales, de nouveaux défis. Aussi à Orly la prévention du SIDA a-t-elle pu très rapidement être mise en œuvre en s’appuyant sur l’expérience acquise par les acteurs locaux en matière de prévention de la toxicomanie.

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