« Une première : la place reconnue de l’auto-support des usagers de drogues »


Abdalla Toufik*
* Chercheur en Sciences Sociales, Chargé de mission à APARTS
(Appartements de relais thérapeutiques et social) – Paris.
Transcriptases 
Revue critique de l’actualité scientifique internationale sur le VIH et les virus des hépatites
N°8, août-septembre 1992


 
 

Il a fallu attendre la Conférence d’Amsterdam pour que l’auto-support soit reconnu et trouve sa place parmi les outils de réduction des risques de transmission du VIH.

 

Deux « satellite meetings », ou rencontres parallèles**, furent consacrées à Amsterdam au rôle des usagers de drogues dans la prévention du sida : la première rencontre, organisée par le « Réseau européen des groupes d’intérêt d’usagers de drogues » (« European Interest Group of Drug Users » ou E.I.G.D.U.) fut en grande partie consacrée aux questions relatives à ce réseau, tandis que la seconde eut pour objet les expériences de terrain, conduites par des usagers de drogues, ou auxquelles ils participent.

L’auto-support (self-help) est un terme générique couvrant des réalités qui doivent être distinguées. Dans son acception générale, le terme désigne un regroupement de personnes volontaires, issues de la même catégorie sociale, des « pairs » – en l’occurrence des usagers de drogues -, réunis dans le but de s’offrir une aide mutuelle et de réaliser des objectifs spécifiques : satisfaire des besoins communs, surmonter un handicap, résoudre un problème social auquel le groupe est confronté dans son ensemble.

À la base, un constat : les besoins de la catégorie sociale à laquelle le groupe appartient ne sont pas ou ne peuvent pas être satisfaits par ou au travers des institutions et mécanismes sociaux existants, d’où la nécessité de l’auto-organisation.

En dépit de la grande disparité géographique et de la grande hétérogénéité des conditions socio-culturelles dans lesquelles ces expériences sont réalisées, on est frappé par l’homogénéité des préoccupations, des questions abordées, des problèmes posés et des réponses apportées.

Le réseau européen des groupes d’auto-support (EIGDU) existe depuis décembre 1990, lorsque 30 usagers de drogues de sept pays européens se réunirent à Berlin à l’initiative du groupe d’auto-support allemand J.E.S. (« Junkies, Ex-junkies, Substitutes« ). Né de l’initiative et par la volonté des usagers, pour faire face à l’inefficacité et au peu de moyens mis en œuvre pour arrêter la progression de l’infection à VIH, ainsi que pour faciliter l’accès aux soins de ceux qui en sont atteints, dans le contexte des conditions déplorables dans lesquelles vit l’écrasante majorité des usagers européens, EIGDU s’est fixé quatre objectifs principaux pour y parvenir :

– Accélérer la mise en place des politiques et projets de réduction des risques ;

– Provoquer la renégociation des Conventions internationales relatives à la drogue, en vue de donner la priorité à la lutte contre le sida au lieu de la « guerre à la drogue », comme c’est le cas actuellement. Une guerre qui, pensent-ils, contrecarre à beaucoup d’égards les efforts de prévention du sida ;

– Faciliter l’accès aux soins des usagers vivant avec le VIH, séropositifs ou malades, notamment ceux qui sont incarcérés ;

– Être reconnus par leurs gouvernements respectifs comme partenaires privilégiés pour tout ce qui concerne la prévention du sida dans leur communauté. L’idée est de se constituer là où cela est possible, à l’échelle locale, nationale ou européenne, en groupe de pression. Depuis 1992 s’est aussi constitué un réseau mondial d’auto-support d’usagers de drogues (« Drug Users International Network »), auquel EIGDU a adhéré.

Les membres d’EIGDU qui participaient aux rencontres organisées dans la conférence d’Amsterdam n’ont pas manqué de souligner les points faibles et les problèmes auxquels leur Réseau est confronté : problème organisationnel et financier, retard dans la formation des groupes d’auto-support d’usagers de drogues dans les Pays de l’Est. Trois groupes seulement se sont formés (Slovénie, Lituanie, Hongrie). Ceci est loin d’être suffisant face aux ravages produits par l’épidémie de VIH dans certains pays, telle la Pologne.

Cependant, durant les quelques mois de son existence, comme le souligne à juste titre John Mordaunt, membre du Bureau d’EIGDU, le réseau a accompli des tâches considérables : « Pour mesurer les progrès réalisés par EIGDU, il faut comparer la situation actuelle avec celle, antérieure, de marginalisation extrême ; on vient du fond de la société ».

La deuxième rencontre était consacrée aux expériences d’auto-support et d’éducation par les pairs : d’après les expériences présentées, on peut classer ces activités en trois groupes distincts : dénonciation-revendication ; soutien individuel ; prévention primaire.

Tout d’abord, les activités de dénonciation-revendication : l’irruption du sida a, incontestablement, donné aux usagers de drogues, à l’instar des homosexuels, une tribune publique, dont ils ont fait usage, à la fois pour prévenir le sida et pour faire avancer leurs droits et leur citoyenneté.

Le MDHG d’Amsterdam est le meilleur exemple de cette orientation. Il milite pour une harmonisation entre, d’une part, la politique de la drogue et son approche basée sur des impératifs de sécurité publique, et, d’autre part, les besoins impérieux de la prévention du sida et son approche de santé publique. Les revendications principales du MDHG en la matière sont la prescription massive des opiacés, ainsi que l’aménagement de lieux d’usage protégés – « users rooms » et autres « shooting galleries » – comme de lieux d’échange de seringues ouverts jour et nuit. Le MDHG d’Amsterdam milite aussi pour assouplir la législation néerlandaise en matière de drogues, qu’il considère encore trop répressive et, de ce fait, responsable en grande partie des problèmes imputés à la drogue.
À New York, où la distribution de seringues est illégale, un groupe d’activistes usagers et ex-usagers a, à plusieurs reprises, distribué des seringues stériles dans certains quartiers chauds. Arrêtés par la police, leur action fut reconnue comme utile à la santé publique et accéléra ainsi le développement des lieux d’échange de seringues dans la ville.

Deuxième groupe d’activités, le soutien individuel : Positively Women est un groupe exclusivement féminin, comme son nom l’indique ; ses activités sont essentiellement dirigées vers le soutien aux femmes usagères et à celles vivant avec le VIH. Ce groupe offre « counseling« , visite dans les prisons, groupes de parole, soutien juridique et administratif.

Enfin, les activités de prévention primaire : Street Voice est un journal rédigé par des usagers et distribué à 7000 exemplaires à Baltimore, aux États-Unis. Il est consacré à la prévention.

Mainliners en Angleterre et Junky Mail en Australie sont des journaux et magazines de prévention rédigés par des usagers et destinés à leurs pairs, actifs sur la « scène » de la drogue.

Ces journaux ne se limitent pas à la prévention de la transmission du virus, que ce soit par la voie sexuelle ou par la voie du partage de seringues, mais ils tentent d’embrasser l’ensemble de la vie des usagers auxquels ils sont destinés : travail, logement, culture, etc.

GAVO, du Pays de Galles, est composé d’usagers, qui essayent, pour faire passer leur message préventif, d’être en contact permanent avec les autres usagers de la « scène » auxquels ils enseignent le shoot propre.

Les difficultés évoquées pendant les rencontres, comme celles rapportées dans les séances d’affiches, sont de deux ordres :

– Des difficultés d’ordre interne, relatives à l’auto-organisation des usagers, comme le manque d’expérience à développer des structures organisationnelles complexes, la gestion budgétaire et la recherche de financements, les rapports entre usagers et ex-usagers, difficultés liées à la discontinuité du travail des usagers.
– Des difficultés liées aux rapports avec l’extérieur : répression policière, hostilité des institutions de soins, manque de soutien des financeurs institutionnels, stigmatisation sociale…

Tirant les leçons de trois projets hollandais d’éducation par les pairs, Franz Trautmann, chercheur au NIAD, centre de recherche d’Utrecht, a mis en lumière le fait que beaucoup d’usagers « en ont marre » d’entendre les mêmes discours sur la prévention (« safer sex » et « safer use« ). Il préconise d’intégrer le message préventif dans une perspective plus large qui est la sous-culture de la drogue. Van den Boomen, directeur de Mainline1 renchérit que « on ne peut isoler le sida des autres éléments de cette sous-culture. Les usagers s’intéressent à d’autres choses que la maladie, leur corps n’est pas leur seule préoccupation. L’espace réservé aux questions de sida dans le journal ne dépasse guère 30% de son volume total. Pour changer de normes en matière de risque sanitaire, il faut considérer leurs liens organiques avec les autres normes de cette même sous-culture ».

Mais alors, comment « dé-légitimiser » les anciennes normes et « légitimiser » les nouvelles ? Samuel Friedmann, du « Narcotic and Drug Research Institute » de New York, de répondre que pour produire un changement dans la culture de la drogue, on doit d’abord considérer trois éléments : la sous-culture dans laquelle on veut introduire les changements ; le rôle propre de l’intervenant, qu’il soit interne ou externe, et la nature et le degré du changement désiré ; les moyens adéquats pour réaliser ce changement.

Le lieu de transaction et de shoot, la « scène », est l’élément central de la sous-culture de la drogue. La nature des rapports entre usagers à l’intérieur de la scène et les rapports de celle-ci avec son environnement extérieur déterminent l’efficacité et la rapidité de l’introduction des nouvelles normes. Dans ce sens, l’implication des usagers eux-mêmes dans le processus de changement est primordial. Ils sont les transmetteurs naturels des nouvelles normes à leurs pairs, leurs « copains ». D’où l’importance des journaux associatifs, les « newsletters« , dont la valeur préventive vient plus des contacts réguliers qu’ils permettent et facilitent entre les usagers à l’occasion de la distribution périodique ou de la rédaction des articles, que, directement, de leur contenu éducatif.

S. Friedmann souligne également l’importance pour le groupe d’auto-support de non seulement garder des contacts avec la scène, mais aussi d’orienter toute la structure organisationelle vers celle-ci. Les tâches administratives et les recherches de financements ne doivent en aucun cas surclasser les activités de terrain avec les usagers.

La question de savoir s’il vaut mieux employer des usagers ou des ex-usagers dans les projets de prévention a été posée deux fois par les Australiens et les Norvégiens.

Jude B. d’Australie a souligné les difficultés à travailler dans une équipe composée à la fois d’usagers et d’ex-usagers. Il y a constamment une sorte d’hostilité diffuse entre les deux groupes qui se créent. Tandis que les premiers travaillent activement pour diffuser des méthodes de prévention en matière de rapports sexuels ou de partage de seringues, les ex-usagers visent en priorité l’arrêt de la prise de drogue et le sevrage. D’après son expérience, les ex-usagers sont moins efficaces dans l’établissement des liaisons avec la scène. Par contre, ils sont productifs lorsqu’il s’agit de lutte revendicative, par exemple pour changer la législation. Les usagers, de leur côté, sont les meilleurs agents de prévention à l’égard des personnes les plus difficiles à atteindre de leur communauté. L’inconvénient est qu’ils sont rarement en mesure d’assumer de manière continue leur activité et leurs engagements.

A. L. Middlethon de Norvège avance trois raisons pour lesquelles son groupe a choisi de faire conduire son projet uniquement par des usagers :

– Si on veut changer la sous-culture de la drogue, on doit en faire partie, y être partie prenante; les ex-usagers n’en font plus partie.

– Les anciens usagers, même ceux qui gardent des liens plus ou moins étroits avec la dite sous-culture, se considèrent comme une espèce d' »usagers supérieurs », ou au moins sont-ils perçus comme tels par les usagers encore actifs.

– Le fait de mettre des anciens usagers en contact fréquent avec la scène pourrait, pour certains d’entre eux, augmenter le risque de rechute.

Toutefois, en dépit de l’unanimité des participants sur la pertinence des leçons tirées de ces deux expériences, ils demeurent en grande majorité partagés entre leur souci de continuité, qui trouve satisfaction dans le travail des ex-usagers, et celui d’efficacité, indéniablement satisfait par l’intervention des usagers actifs.

Le rôle des professionnels et usagers fut évoqué par la plupart des intervenants. Jude B., usager d’Australie, et Franz Trautmann, professionnel néerlandais, bien que travaillant sur des projets très différents sont parvenus à des conclusions similaires.

Pour l’Australienne, les usagers travaillant sur des projets de prévention, même lorsqu’ils sont salariés à temps plein, sont obligés d’allouer une partie de leur temps à la recherche de la « came » ; d’où la nécessité d’avoir un encadrement professionnel qui assure la continuité des activités. Compréhensif et proche des usagers, cet encadrement, peut, par ailleurs, plus facilement vaincre la résistance des autorités, souvent réticentes à financer des groupes aux projets uniquement conduits par des usagers.

Le professionnel néerlandais souligne le fait qu’il y a de bonnes raisons de penser que l’emploi de professionnels dans les projets d’éducation par les pairs correspond à une exigence réelle d’assurer une certaine continuité dans le travail. Cependant, cela pose certains problèmes qui sont loin d’être négligeables. Le premier est que l’influence des usagers face à des professionnels est souvent battue en brèche. Ce qui peut avoir pour conséquence une baisse de motivation des usagers participants au projet. Ils peuvent développer le sentiment qu’ils sont utilisés par des professionnels pour atteindre une population inaccessible par d’autres moyens, ou, pire, que leur présence est cyniquement utilisée comme un alibi par ces mêmes professionnels pour obtenir un label (« populations difficiles à atteindre » ou « éducation par les pairs ») pour faire aboutir leurs projets de carrière.

La Norvégienne Middlethon voit, pour sa part, dans les projets menés conjointement par des professionnels et des usagers, un espace où les deux partenaires peuvent se rencontrer sans égard au rôle traditionnel de chacun. Dans cet espace, l’usager peut acquérir une autre image de lui-même que le stéréotype du « toxico bon à rien ». En outre, en s’investissant dans la prévention au sein de sa propre communauté, l’usager a une double position de participant en même temps que d’observateur de son propre environnement. Cette double position peut le conduire à voir, par lui-même, cet environnement d’un œil différent sans pour autant avoir à se renier lui-même.

Beaucoup d’intervenants ont évoqué la question de la rémunération des activités d’éducation par les pairs, menées par les usagers de drogues, avec ou sans les professionnels. Il y a en effet une sorte de malaise permanent sur ce sujet. Tandis que les professionnels sont normalement rémunérés pour leur travail, les usagers ne le sont par contre que rarement, et en général très peu ou pas du tout. La raison souvent invoquée est le manque de moyens financiers.

S. Friedmann, de son côté, a souligné le fait qu’il est très difficile d’accomplir son « job » quand on a froid ou faim. Il ajoute que, dans notre société, le travail étant évalué et exprimé en argent, « les usagers, pour s’investir dans la prévention en vue du bien être de leur communauté, doivent avoir les moyens de le faire ».

Jude B. établit, d’après son expérience, le parallèle entre la bonne marche d’un projet d’éducation par les pairs et la rémunération à un niveau correct des usagers les plus actifs dans leur participation au projet. C’est, dit-elle, une forme de valorisation et de reconnaissance de leur travail et de la valeur de leur engagement.

Voilà un premier survol d’un sujet riche d’enseignements et nouveau dans notre pays, où la notion d’auto-support n’a pas encore fait son chemin, surtout pour ce qui concerne les « toxicomanes ». Un groupe vient de se former au mois d’avril2, mais avec presque dix ans de décalage avec nos voisins du Nord. Ce décalage s’explique par un ensemble de raisons dont les principales sont :

– la croyance parmi les milieux des professionnels de l’incapacité des usagers de drogues à s’organiser ;

– le retard de prise de conscience des professionnels de la toxicomanie de la gravité de l’épidémie de sida chez les usagers de drogues ;

– la répression : une « guerre à la drogue » qui se traduit souvent par une guerre aux drogués, rendant l’auto-organisation des usagers encore plus difficile ;

– enfin, l’intégration par l’usager lui-même de l’image sociale stigmatisante du toxicomane irresponsable.

 

** Rencontres parallèles : « European self-help organisations and interest groups working on AIDS« , « AIDS and drugs, encouraging peer support for risk reduction« 

1 – Mainline est un magazine spécialisé de la sous-culture de la drogue, destiné aux usagers d’Amsterdam, et qui reflète leurs aspirations et leur pensée.

2 – A.S.U.D., Auto-Support des Usagers de Drogues

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