Ce que les identités des chercheuses font au terrain. Enjeux méthodologiques et scientifiques liés au genre, aux pratiques illicites et au dévoilement.

 


SARAH PÉRRIN – PRIX MICHELAT 2023


N.B. Ce texte (PDF intégral) revue BMS sarah-perin identites chercheuses enjeux pratiques illicites prix-michelot est la version originale de l’article intitulé « Researchers’ identities and their consequences for fieldwork. The methodological and scientific implications of gender, illicit practices and disclosure.» publié dans le numéro 165-166 du BMS (Janvier-Avril 2025, p.XXX- XXX. DOI :XXX). Il est mis gracieusement à disposition par l’éditeur.


Sarah Perrin – Fonds de recherche Savoir Plus Risquer Moins ; Centre Emile Durkheim ; Bordeaux Population Health Center, Bordeaux, France


Résumé


« Ce que les identités des chercheuses font au terrain. Enjeux méthodologiques et scientifiques liés au genre, aux pratiques illicites et au dévoilement. Faut-il parler de soi pour produire des sciences sociales réflexives et rigoureuses ? C’est le postulat de cet article, qui analyse l’influence des identités et expériences personnelles d’une chercheuse dans les mondes de la drogue sur l’accès au terrain, la nature des données recueillies et leur analyse. En tant que femme usagère de drogues réalisant une thèse sur les femmes usagères de drogues à Bordeaux et Montréal, j’étais très bien intégrée sur le terrain bordelais, et beaucoup moins à Montréal, ce qui conduit à une comparaison asymétrique. Cette asymétrie ne pourrait être expliquée sans revenir sur mon parcours personnel dans le milieu des usages de drogues. Mon identité de genre a également grandement influencé le recueil de données : il a fallu que j’enquête tout en étant harcelée sexuellement, en faisant l’objet d’un stéréotype de manque de crédibilité, et en gérant

émotionnellement des récits traumatiques liés à des violences sexuelles. J’ai finalement produit une « ethnographie délinquante », dont l’aspect participatif présente des intérêts certains sur le plan scientifique et méthodologique, mais qui soulève également d’importants enjeux éthiques. Cet article s’achève sur des pistes de réflexion visant à protéger les chercheuses des inégalités et violences de genre sur le terrain.

 

Introduction : croiser genre et déviance dans la relation d’enquête

La question de l’influence du genre du chercheur ou de la chercheuse sur les interactions d’enquête a été éludée jusqu’aux années 1970, notamment dans le champ scientifique français, probablement du fait de son aspect trop intime et difficilement objectivable (Monjaret and Pugeault, 2015). Cette question a ensuite été davantage documentée (Lindenbaum, 1977; Échard, Quiminal and Sélim, 1991; Wengel, 2018; Debos, 2023; Berger et al., 2024). Il a été mis en lumière que les relations d’enquête doivent être analysées, au même titre que les autres relations sociales, comme des relations de genre (Fournier, 2006; Debos, 2023; Berger et al., 2024). Le genre est ici défini comme une modalité des relations sociales qui joue sur les perceptions de soi-même et d’autrui, sur les rapports de pouvoir et la répartition des ressources au sein de nos sociétés (Théry, 2010; Connell, 2014). Le genre est à la source de nombreux mécanismes de domination. En conséquence, les relations de genre dans des contextes d’enquête de terrain sont, comme partout, imbriquées dans des rapports de pouvoir inégalitaires.

La littérature met en avant comment le genre de l’enquêtrice peut tantôt faciliter, tantôt complexifier les interactions sur le terrain. Les ethnographes Marieke Blondet (Blondet, 2008) et Saba A. Le Renard (Le Renard, 2010) décrivent ainsi comment il peut être difficile de correspondre aux normes associées au genre féminin sur des terrains lointains, et comment cet apprentissage permet de s’imprégner du contexte social étudié. Marie Goyon (Goyon, 2005), durant son enquête auprès de femmes amérindiennes, explique comment son identité de genre a facilité l’accès au terrain, et comment cette même identité l’a aussi empêchée de participer à certains rituels dont les femmes étaient exclues. Maena Berger et Marielle Debos ont analysé à l’occasion d’une séance du séminaire Sciences Sociales en question (Berger et al., 2024) l’impact du genre sur l’enquête de terrain en sciences sociales, et mettent en lumière les contraintes propres aux femmes sur le terrain, liées aux violences sexistes et sexuelles et au tabou qu’elles constituent, à l’absence de prise en charge de ces violences par les universités et laboratoires de recherche et à la division genrée du travail académique. Elles proposent également des pistes de réflexion pour faciliter le travail de terrain des femmes. Si de nombreux anthropologues ont analysé l’influence du genre sur des relations d’enquête dans des pays dont ils ne sont pas originaires, l’enjeu se pose aussi pour la sociologue qui réalise des entretiens avec des groupes dont elle est culturellement proche. N’ayant pas connaissance de cette littérature lors de mon entrée en doctorat, j’ai découvert « sur le tas » l’influence de ma féminité sur les relations d’enquête en réalisant mon terrain auprès d’hommes, mais surtout de femmes usager·e·s-revendeur·se·s de drogues illicites, inséré·e·s socialement, à Bordeaux et Montréal. L’enjeu du genre s’est alors conjugué à celui de l’illégalité des pratiques étudiées, question qui a, elle aussi, fait couler beaucoup d’encre.

Origines et objectifs de la thèse

L’objectif de ma thèse était d’analyser, en mobilisant la sociologie interactionniste, la sociologie relationnelle et la théorie intersectionnelle, les vulnérabilités et capacités d’agir liées au genre et à l’insertion sociale dans les moments d’usage, d’achat et de revente de drogues illicites, dans le recours à prise en charge sociosanitaires et les relations avec la police. Cette thèse argue que la prise en compte du genre et de l’insertion sociale met en lumière des discriminations spécifiques. Cette prise en compte permet de concevoir des politiques de santé publique et des dispositifs de réduction des risques adaptés. La thèse était donc conçue dès le départ comme une recherche permettant in fine la formulation de recommandations pour favoriser la réduction des risques auprès d’un public féminin et inséré socialement. Cette réduction des risques inclut les risques liés à l’usage de drogues en tant que tels (contaminations virales et bactériennes, perte de contrôle de la consommation, problèmes de santé physique et mentale…) mais aussi les risques de violences sexistes et sexuelles (harcèlement, agressions, viols en contexte de vulnérabilité ou soumission chimique…) face auxquels les femmes usagères de drogues sont particulièrement vulnérables. L’enjeu était aussi, plus largement, de sortir de l’androcentrisme scientifique en mobilisant une approche intersectionnelle et féministe sur un objet essentiellement abordé sous le prisme masculin. En tant que femme usagère de drogues, et donc en tant qu’insider sur le terrain, je percevais avant même le début de ma thèse que les politiques de santé publique et la littérature scientifique étaient en décalage avec la réalité sociale des usages et ventes de drogues dans laquelle j’évoluais. Réaliser une enquête empirique a permis de confirmer que la plupart des éléments issus de mon expérience n’étaient pas personnels mais généralisables. Il s’agissait de rassembler des données empiriques fiables et sincères pour vérifier scientifiquement que l’enquête de terrain confirmait mon expérience en tant que femme dans les mondes de la drogue.

Il a fallu recueillir des données sur un terrain perçu par beaucoup comme « difficile » (Boumaza and Campana, 2007), en réussissant à gagner la confiance d’individus habitués à dissimuler leurs pratiques par crainte de sanction pénale ou de stigmatisation (Ngo Mayack, 2020). De nombreux·ses chercheur·ses se sont posés la question de la présentation de soi auprès d’individus stigmatisés et déviants (Girola, 1996; Ngo Mayack, 2020). Comment faut-il se présenter, pour ne pas passer pour une journaliste ou une policière sous couverture (Le Renard, 2010; Contreras, 2019)? Comment créer une proximité relationnelle avec un groupe d’usager.e.s-revendeur.se.s dit.es « caché·e·s », qui ne sont pas repéré·e·s par les instances sanitaires ou répressives (Reynaud-Maurupt and Hoareau, 2010; Lancial, 2011) et qui mettent en place de nombreuses stratégies de dissimulation (Soulet, 2003; Perrin, 2022) ? La question de la dangerosité des terrains d’enquête a elle aussi été abordée par plusieurs sociologues et anthropologues (Bourgois et al., 2012; Venkatesh, 2014; Rodgers, 2018). Il s’agit ici d’aborder la participation à des pratiques illicites déviantes lorsque l’on est déjà intégrée sur le terrain étudié, et les enjeux éthiques que cela implique.

Cet article questionne l’influence des identités des chercheur·ses sur l’accès aux enquêté·es, le rapport à l’objet de recherche, le recueil et l’analyse des données. L’analyse croise trois grandes questions des débats méthodologiques en sociologie et en anthropologie : le genre de l’enquêteur·trice, l’implication du chercheur·se dans des pratiques sociales illicites, et la proximité de la sociologue avec son terrain. Car ces questions s’imbriquent : en tant que femme dans un milieu social où la masculinité est hégémonique (Connell, 2014) valorisant la brutalité et l’agressivité (Hutton, 2009), je devais, encore plus qu’un homme, montrer que j’avais ma place sur ce terrain – et ce même si je bénéficiais d’un avantage épistémique (Quesne, 2019) en ayant déjà ma place sur le terrain en tant qu’usagère de drogues (Ross et al., 2020). Au travers de la question des identités, c’est finalement une réflexion autour du dévoilement de l’intimité (au sens large) de l’enquêtrice qui est abordée : mon intimité en tant que femme, en tant que féministe, en tant qu’usagère de drogues, en tant que victime de violences sexuelles. On pourrait spontanément penser que parler de soi dans un article scientifique traduit un manque de rigueur. J’argue, au contraire, qu’il est indispensable d’identifier et, lorsque c’est possible, de dire qui l’on est et d’où l’on vient sur le terrain, pour faire preuve de réflexivité et, par là-même, de rigueur intellectuelle et scientifique (Scarfò Ghellab, 2015).

Pour étayer ce postulat, l’article aborde dans un premier temps mon intégration asymétrique sur les terrains bordelais et québécois, liée au fait que j’étais déjà identifiée comme une usagère de drogues à Bordeaux depuis plusieurs années. Cette première partie permet de questionner les enjeux autour du dévoilement en tant qu’usagère de drogues et victime de violences sexuelles, à la fois sur le terrain et dans le champ scientifique. La deuxième partie analyse la façon dont ma féminité a influencé l’accès au terrain, les relations d’enquête et la nature des données recueillies. Cette influence se manifeste au travers d’enjeux liés au harcèlement sexuel, aux jeux de genre et à la gestion émotionnelle des récits traumatique. Enfin, la troisième partie aborde les intérêts méthodologiques et scientifiques, et les limites éthiques et déontologiques de la participation à des pratiques illicites avec des enquêté·es. L’article se conclut en proposant des pistes de réflexion pour faciliter le travail de terrain des chercheuses, en prenant en compte l’engagement émotionnel découlant d’une proximité personnelle avec le terrain.

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