- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
Les usagers de drogues, acteurs de leur santé
En France, les usagers de drogues confrontés à l’épidémie de sida ont joué activement dans l’expérimentation, la diffusion et l’appropriation de la RDR (réduction des risques). Dans la phase expérimentale de la RDR, leur rôle a été d’autant plus déterminant que face au sida, les spécialistes du soin n’ont pas été à l’origine des nouvelles politiques de santé. Pour la plupart, ces spécialistes étaient persuadés que pour que les usagers se responsabilisent, il fallait d’abord qu’ils se désintoxiquent. Ainsi en 1985, le Dr Curtet s’était opposé à la vente libre des seringues en pharmacie avec cet argumentaire : il est illusoire de croire que les toxicomanes qui prennent tous les jours le risque de la prison, de la folie, ou du suicide, vont changer de comportement (Coppel, 1996).
Or dès 1985, une première observation du terrain avait montré qu’à New York, environ la moitié des injecteurs de rue avait renoncé à partager les seringues, spontanément, c’est-à-dire sans politique de santé publique. Le non partage des seringues face au sida a fait partie des informations que les usagers se sont communiquées entre eux, comme l’a démontré une étude menée à New York l’année suivante auprès des injecteurs de rue. Ce constat conduit Samuel Friedman à préconiser le développement d’associations d’usagers de drogues, en mesure de jouer dans ce milieu particulier un rôle similaire aux associations impulsées par des homosexuels (Friedman, 1987).
Une nouvelle conception de la santé publique
Effectivement, les homosexuels se sont mobilisés rapidement et leur démarche communautaire a été à l’origine des stratégies adoptées dans la lutte contre le sida. « Un nouveau modèle de santé » s’est élaboré, fondé sur les Droits de l’homme, l’impératif de la solidarité et la lutte contre la stigmatisation et l’exclusion sociale, selon Jonathan Man, qui a contribué à fonder l’ONU-sida (Mann, 1990). Traditionnellement, la lutte contre les épidémies avait recours à la coercition, mais la lutte contre le sida fait désormais appel aux personnes concernées auxquelles est reconnu le droit de choisir comment protéger leur santé. La responsabilité est individuelle, mais elle est aussi collective : la société doit apporter son soutien à celles et ceux qui sont exposés au risque sida. Une sorte de contrat social se noue entre les acteurs de la santé publique et les communautés exposées au risque, le préservatif en est le symbole : les pouvoirs publics doivent garantir l’accès aux préservatifs, tandis que le « safer sex » est pratiqué et conceptualisé au sein de la communauté homosexuelle.
Pour les militants de la lutte contre le sida, l’accès aux seringues stériles relève de la même logique. Daniel Defert, qui avait créé l’association AIDES en 1984, avait fait l’année suivante le projet d’une brochure d’information pour celles et ceux qui ont recours à l’injection. Une toute première action, mais qui malheureusement demeure isolée, comme il le déplore en 1989. Daniel Defert n’avait pas voulu faire de AIDES une association limitée aux homosexuels mais en 1989, il prend acte du rôle moteur de la communauté homosexuelle, à l’origine de la plus grande part des actions innovantes (Defert 1989).
1989 est l’année d’une prise de conscience: la participation d’acteurs communautaires s’est révélée être un moyen d’action indispensable à la lutte contre le sida. 1989 est aussi l’année de la création d’ACT UP en France : « Silence = mort », ont crié ces nouveaux militants qui, avec le préservatif géant recouvrant l’Obélisque de la Concorde en 1993, s’affichent comme des « pédés », ce qui n’est pas pour autant renoncer à la solidarité avec les groupes stigmatisés. Encore faut-il que ces groupes soient en mesure de se mobiliser et d’apporter leurs propres réponses à leurs problèmes. Voilà qui n’avait rien d’une évidence pour les héroïnomanes, ces loups solitaires dans les représentations collectives et qui, plus ou moins influencés par le mouvement punk, se vivaient volontiers comme des individualistes en rupture de ban. Un groupe a néanmoins réussi à se constituer en 1992, après avoir été informé de l’existence d’un réseau européen d’associations d’auto-support.
La création d’ASUD, Auto-Support des Usagers de Drogues
« Pour son premier numéro, le journal ASUD vous offre un scoop : une information exclusive ! Cette information, c’est notre existence elle-même, la naissance du groupe ASUD et la parution de son journal », annonce fièrement Phong Tao, première présidente de l’association dans l’éditorial du journal. Des toxicomanes qui revendiquent leurs droits ? Qui prétendent faire de la prévention ? La nouvelle est inouïe, d’autant qu’en l’occurrence, il s’agissait d’héroïne injectée, à priori la pire de toutes les drogues, consommée de la façon la plus dangereuse. Les premiers temps sont euphoriques : les quelques usagers qui se sont regroupés au cours de l’année 1992 avaient pleinement conscience des obstacles qu’ils ont dû surmonter pour parvenir à une expression collective. Ces usagers savent qu’ils sont des survivants : les malades et les morts sont nombreux parmi leurs amis et relations. Au cours des années 80, leur situation n’avait cessé de s’aggraver. Sortir de la clandestinité, oser dire à voix haute ce que chacun pensait par devers soi, conquérir la liberté d’être soi-même en public comme en privé, c’est ce que découvrent les premiers militants avec la création de leur association.
Aucun des premiers asudiens n’avait d’expérience militante antérieure. Ce que partagent celles et ceux qui se regroupent à ASUD, c’est d’abord la colère. Tous sont exaspérés par les préjugés, que dénonce l’éditorial du journal « les comportements suicidaires, l’irresponsabilité indécrottable du toxico », mais invoqués pour justifier le refus de toute action de prévention du sida. Pendant toutes les années 80, la toxicomanie est associée à la délinquance, tandis que le sida lié à l’injection est généralement passé sous silence : « Le sida, on ne parlait que de ça dans les journaux, mais nous les tox, c’est comme si on n’existait pas. Je n’arrêtais pas de penser qu’on devrait faire comme les gays, se regrouper, se faire entendre, c’est pour ça que j’ai toute de suite rejoint ASUD », a témoigné Jean- René Dard, devenu ensuite président d’ASUD. Une association regroupant des toxicomanes qui n’ont pas renoncé à la consommation de drogues illicites, c’est, selon la loi, « une association de malfaiteurs », passible de lourdes sanctions pénales, comme le rappelle Fabrice Olivet, autre président de l’association (Olivet 2013). Ces nouveaux activistes ont conscience que sans la menace d’une contamination homosexuelle des partenaires des usagers, l’auto-organisation d’usagers non abstinents n’aurait pas été tolérée. En associant protection de la santé et reconnaissance des droits humains, la nouvelle santé publique a bien ouvert une voie, mais pour l’emprunter, les usagers français ont pris appui sur les associations d’usagers existant dans plusieurs pays européens. ASUD a ainsi affiché dans son sigle son affiliation au réseau européen de ces associations.
Le réseau européen regroupe des associations d’auto-support créées dans le mouvement de lutte contre le sida, mais ces nouvelles associations héritent d’une expérience antérieure, celle du junkiebond ou syndicat des junkies, créé aux Pays-Bas au début des années 80. Le junkiebond a agi sur le terrain en distribuant des seringues pour lutter contre les hépatites et il a fait remonter les besoins des usagers à Rotterdam comme à Amsterdam (Mat Southwell, 2010). Leur contribution s’inscrit dans la politique des drogues dite de « normalisation », qui est restée propre aux Pays-Bas. La politique de RDR (harm reduction for drug users) est en fait une politique de santé publique adoptée par la Grande-Bretagne en 1987. C’est ce qui a permis sa diffusion dans une grande majorité de pays, quelle que soit la politique des drogues adoptée.
Cette nouvelle approche s’est révélée très efficace dans la lutte contre le sida, et plus largement dans la protection de la santé. Elle retient trois axes d’intervention : l’accès aux seringues stériles, l’accès aux services de santé, avec méthadone si nécessaire, et enfin la responsabilisation de l’usager qui peut être renforcée par l’éducation délivrée par les pairs, les actions de proximité (outreach) et par le partenariat dans des actions expérimentales.
Limiter la casse et l’appropriation de la RDR
À vrai dire, la santé était loin d’être la priorité des premiers militants d’ASUD, d’autant plus méfiants envers la santé publique que celle-ci a été mise au service de la répression, avec la pénalisation de l’usage votée en 1970 et inscrite dans le Code de la Santé publique. La méfiance des usagers de drogue était d’ailleurs largement partagée en France : les spécialistes du soin dénonçaient « la médicalisation de la toxicomanie », tandis que leur côté les partisans de la répression assimilaient les mesures de santé publique à du laxisme. Faute d’une culture de santé publique dans le champ des drogues, les Français ont pris un retard considérable sur les Britanniques. En 1990, les toutes premières expérimentations sont subventionnées, mais elles sont restées des exceptions. Aussi en 1993, avec Arnault Marty Lavauzelle, président de AIDES et avec ASUD, nous décidons de réunir toutes celles et ceux qui veulent rechercher avec les usagers de drogues les réponses à leur situation alarmante. « Limiter la Casse », est le nom que nous avons donné à ce collectif qui regroupait autour d’ASUD, des militants de la lutte contre le sida, des soignants en lutte contre l’exclusion des soins, dont Médecins du monde (MDM), des médecins généralistes premiers prescripteurs de substituts à l’héroïne et enfin quelques rares spécialistes engagés dans des actions de terrain.
L’appropriation de la RDR en France a exigé un bouleversement de la façon de penser et d’agir dans le champ des drogues. Usagers de drogues, soignants ou militants associatifs, chacun des pionniers a eu le sentiment de mettre en cohérence ce qu’il avait pensé ou ressenti, mais chacun de nous a dû aussi rompre avec certaines de ses croyances ou de ses pratiques. Limiter la Casse a été un lieu de formation mutuelle avec la confrontation des expertises, qu’elles soient issues de l’expérience de l’usage, de la pratique médicale ou des différents champs de la recherche. Entre 1993 et 1994, nous avons vécu un moment d’exaltation collective : l’isolement des premiers pionniers s’est rompu. Le collectif formé à Limiter la Casse est repris sous différentes modalités dans nombre de villes de province, souvent avec le soutien de MDM ou de AIDES – associations nationales – et les actions se multiplient. La création d’ASUD a fonctionné comme un feu vert : en 1994, 14 associations ASUD se sont créées sur le territoire national et il faut encore ajouter des initiatives locales plus ou moins formelles.
En juillet 1994, Simone Veil, alors ministre de la Santé, annonce la mise en place d’un dispositif de réduction des risques. Il est évident pour cette juriste que l’État ne peut pas à la fois pénaliser l’usage de drogues et distribuer des seringues. Aussi donne-t-elle un statut expérimental au dispositif, avec une évaluation nationale à quatre ans. Simone Veil a obtenu l’accord de son gouvernement à la condition impérative de ne rien modifier du dispositif de lutte contre la toxicomanie et les drogues. Justifié par l’urgence de santé publique, le dispositif a pour objectif de réduire les risques infectieux.
Les usagers invisibilisés
Si le rôle des usagers est central dans la réduction « des risques liés à l’usage », il ne l’est pas dans la « réduction des risques infectieux », qui relève de l’autorité médicale. Cette conception traditionnelle de la santé publique invisibilise les usagers de drogues. L’évaluation nationale fait état de quelques études, qui portent essentiellement sur les limites des changements de comportement, mais les bons résultats – telles la baisse des overdoses sur la voie publique ou encore la baisse de la mortalité sida – sont mis en relation avec l’accès aux seringues et aux médicaments de substitution, ce qui laisse penser que ces outils fonctionnent par eux-mêmes (Emmanuelli 2001). Il n’en est rien. Les professionnels de santé et les militants associatifs de la RDR ont pu le constater sur le terrain : sans une alliance avec les usagers, les actions qui les concernent sont des échecs. Les associations d’auto-support ont donc été subventionnées, mais ces subventions n’apparaissent pas dans les programmations officielles.
À partir de 2003, le nouveau gouvernement entreprend cependant de mener une lutte inflexible contre les drogues et les subventions aux associations d’auto-support rendues publiques font scandale : ces délinquants ou malades du toxique, payés par les pouvoirs publics ? Pour les tenants de la répression, c’est la preuve du laxisme du gouvernement socialiste. Officiellement, la politique française des drogues fondée sur la loi de 1970 est restée inchangée. La RDR a été mise en place par le ministère de la Santé sans débat parlementaire. La tentation est grande de supprimer la RDR, d’autant plus que la menace du sida liée à l’injection a été surmontée et que les héroïnomanes, majoritairement en traitement, ont disparu de l’espace public. Mais c’est trop tard, la RDR est désormais légitimée par les spécialistes, devenus addictologues. En 2004, la RDR acquiert un statut officiel dans la loi de santé publique, mais le dispositif créé par cette loi est strictement limité au risque infectieux, sous l’autorité médicale avec des professionnels diplômés. Les usagers qui contribuaient aux actions sont en grande part exclus ou marginalisés et les subventions aux associations sont menacées. Pour sa survie, ASUD doit prélever des subventions aux associations de patients, alors que les militants, « citoyens comme les autres », ne se définissent pas comme des malades. C’est encore plus difficile pour l’association Techno-plus, créée en 1995, qui mène des actions de RDR en milieu festif. Dans ce nouveau cadre, il s’agit clairement de réduire les risques liés à l’usage, sans se limiter aux risques infectieux. L’association a dû affronter un procès pour incitation à l’usage, mais elle a pu démontrer qu’elle relevait bien d’une logique de RDR.
Vivre avec les drogues ou y mettre fin ?
Ces deux logiques s’affrontent en France comme au niveau international. La guerre à la drogue avait été préconisée par l’ONU depuis 1971 et n’avait cessé de se renforcer au cours des décennies suivantes, mais lors de l’assemblée d’avril 2016, l’OICS, l’organe international de contrôle des stupéfiants, prend acte de l’échec de la guerre à la drogue. Ni la militarisation de la lutte contre le trafic en Amérique centrale, ni l’incarcération de masse aux USA n’ont réussi à limiter la consommation ou le trafic. Les seuls bons résultats des politiques de drogues ont été obtenus avec les politiques de santé publique (UNGASS 2016). Un article du Monde rend compte de ce retournement de l’ONU, mais l’information ne suscite aucune réaction (Benkimoun 2016). Désormais, l’ONU préconise le respect des droits humains dans les politiques de drogues, sans modifier pour autant l’engagement de nombreux pays dans la guerre à la drogue. La réforme des politiques des drogues est manifestement une « longue marche », d’autant plus qu’elle n’obéit pas qu’à une logique interne au champ des drogues. Au cours des dernières décennies, les associations d’auto-support ont connu des hauts et des bas. Du moins ont-elles acquis une expérience de la lutte collective et elles ont pu créer des associations dans presque tous les pays, quelle que soit la politique des drogues. Le réseau international des personnes qui consomment des drogues a réussi à construire une expertise en confrontant les expériences de l’usage, tout en s’appropriant les expertises médicales et scientifiques (INPUD 2023). Au-delà des associations, de nouvelles générations se sont approprié la démarche de RDR, s’informent des effets des produits sur internet, cherchent à en connaître la qualité et deviennent ainsi des consommateurs comme les autres. Il faut espérer que cette normalisation contribuera à des politiques de drogues plus à même de réguler des usages et plus respectueuses des droits humains.
Bibliographie
Paul Benkimoun, L’ONU acte l’échec de la guerre contre les drogues, Le Monde, 18 avril 2016.
Anne Coppel, Les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France », in Vivre avec les drogues, Communications n°166, 1996, Le Seuil, pp 75-108.
Samuel R Friedman, 1987, AIDS and self-organization among intraveineous drugs users. The International Journal of Addictions 22, (3) p. 201-219.
INPUD 2023, International Network of People who Use Drugs,
Jonathan Mann, Santé et solidarité, Le Sida dans le monde : révolution, paradigme et solidarité, lu à la VIe conférence de San Francisco (juillet 1990) et publié dans Le Journal du Sida 90, supplément au n°20 septembre 1990, traduction de Marie-France de Palomera.
Fabrice Olivet, « L’auto-support des usagers de drogues, Une histoire de tox », Histoire et principes de la réduction des risques, MDM, mai 2013, pp 64-71.
Julien Emmanuelli (InVS), Contribution à l’évaluation de la politique des risques sanitaires chez les usagers de drogues, Tendance, OFDT, 2001.Mat Southwell, People who use drugs and their role in harm reduction, in Harm reduction : evidence, impacts and challenges, EMCDDA, Monographs, 2010, pp 101-104.
UNGASS 2016 – Session extraordinaire de l’assemblée générale
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