Le 30 novembre 1993, Limiter la Casse publiait dans Libération un premier appel que nous avons été nombreux, ici à signer : « Des toxicomanes meurent chaque année du sida, de l’hépatite B et C, de septicémie par suicide ou par overdose, ces morts peuvent être évitées » écrivions-nous alors… La mortalité des usagers d’héroïne était alors un tabou. Elle était considérée comme une conséquence inéluctable de la toxicomanie,.la preuve du comportement suicidaire des toxicomanes. Dans un silence général, les héroïnomanes des années 80 ont été victimes d’une véritable hécatombe au point qu’en 1993, la mortalité par overdoses mortelles et par le sida était devenue la première cause de mortalité des habitants d’Ile de France (18-44ans). Et c’était sans compter les suicides, accidents ou maladies infectieuses qui ne sont pas comptabilisés au titre de la toxicomanie…. Au regard de leurs amis morts, les héroïnomanes vivant au début des années 90 étaient les survivants d’une catastrophe sanitaire.
Nous étions persuadés – et c’est précisément ce qui nous a amenés à nous regrouper, usagers, militants associatifs du monde du sida ou de l’humanitaire, médecins généralistes et autres professionnels socio- sanitaires – qu’il était possible de réduire les contaminations par le virus du sida en donnant aux usagers les moyens de protéger leur santé; qu’il était possible de réduire la mortalité en acceptant tout simplement de soigner ceux qui le nécessitaient.. Il faut se rappeler que les services d’urgence hospitaliers refusaient sans état d’âme les toxicomanes, parce que, prétendait-on, il n’y avait pas d’urgence en toxicomanie, et que du reste, ceux qui étaient hospitalisés abandonnaient leur lit 24 heures après l’hospitalisation… Les prescriptions d’opiacés étaient alors un interdit que très peu de médecins s’aventuraient à surmonter, pas seulement pour les usagers d’héroïne, mais plus particulièrement pour eux…
Le tabou de la prescription d’opiacé est aujourd’hui surmonté même si c’est de façon inégale selon les sites et les usagers de drogues ont désormais leur place à l’hôpital – une place qu’il faut parfois conquérir de haute lutte mais c’est maintenant un des objectifs de la politique publique. Un peu partout, les usagers de drogues surgissent dans les services sanitaires ou sociaux dont ils étaient autrefois exclus. Témoin de ce nouvel accès aux soins, la baisse de la mortalité par le virus du sida. Même si l’accès aux soins reste inégalitaire, une part majoritaire des usagers contaminés par le virus du sida sont aujourd’hui en traitement lorsqu’il est nécessaire. Et cet accès aux soins a un effet que tout un chacun peut constater, qu’il soit usager, proche ou professionnel, à savoir une amélioration de la santé et de l’insertion.
Mais qui parmi nous pouvait espérer qu’en cinq ans, de 1994 à 1998, la réduction des overdoses mortelles serait de 70% ? Peu de politiques de santé publique peuvent se targuer de tels résultats. Dans le domaine de la toxicomanie, il s’agit d’une véritable exception : aucune action, préventive ou thérapeutique, n’a pu faire état de résultat. Il y a obligation de moyens, disait-on tandis que les 90% d’échec des cures de désintoxication étaient généralement passés sous silence. Or c’est bien la réduction des risques dans son ensemble qui a obtenu ces résultats remarquables. La première hypothèse de l’OCTRIS qui recueille ces statistiques a été d’attribuer la baisse des overdoses ainsi que la baisse des interpellations des usagers d’héroïne (-54% en cinq ans) à la baisse de la consommation d’héroïne. Il est fort probable que la réduction des risques n’ait pas obtenu d’aussi bons résultats en pleine montée épidémique de l’héroïne comme dans les années 80. Il n’en reste pas moins que le changement des consommations (drogues de synthèse ou cocaïne) ne suffit pas expliquer les résultats obtenus. La baisse de la consommation d’héroïne est un phénomène relativement lent. Elle a sans doute commencé au début des années 90 alors que rien dans les statistiques officielles ne permettait de la détecter. Aujourd’hui encore, il a fallu avoir recours à une observation qualitative pour constater la montée de l’usage de cocaïne ou de drogues de synthèse (Voir Rapport Sintes, 2000), car le nombre d’interpellations de ces nouveaux usagers s’est peu modifié ces dix dernières années. Autrement dit, si les nouveaux usagers de drogues sont plus rarement dépendants de l’héroïne, les usagers d’héroïne des années 80 eux, auraient continué d’être interpellés et de mourir au rythme sans cesse croissant du début des années 90. L’évènement marquant entre 1994 et 1998, c’est en termes quantitatifs, 70 000 héroïnomanes en traitement de substitution (et aujourd’hui environ 80 000). Il est du reste possible d’établir une corrélation entre l’offre de traitement et la baisse des overdoses mortelles, A Paris où l’offre de prévention et de soin est large, la baisse des overdoses est supérieure à 80% tandis qu’en banlieue parisienne avec une offre insuffisante, le nombre d’overdoses évolue peu.
La réduction des risques s’est imposée par ses résultats que l’OCTRIS reconnaît aujourd’hui. Mesures prises à la hâte, presque clandestinement, la réduction des risques est devenue une politique publique revendiquée officiellement dans le plan triennal rendu public en juin 1999. Le mouvement de la réduction des risques auquel AIDES a tant contribué à donc atteint son premier objectif : la reconnaissance de la priorité de santé publique.
Malheureusement, il ne suffit pas qu’une politique soit affichée pour qu’elle soit mise en oeuvre et aboutisse à des résultats. La réussite est d’une certaine manière le premier obstacle auquel la politique de réduction des risques se confronte aujourd’hui. La tentation est grande pour tous ceux qui se sont mobilisés de l’extérieur du champ de la toxicomanie de considérer que la question est désormais résolue. Or c’est précisément cette extraordinaire mobilisation qui a permis d’obtenir de tels résultats. Les outils valent par la manière dont ils sont utilisés. Ni l’accès aux seringues stériles ni les traitements de substitution ne sont suffisants en eux-mêmes. En Italie, la vente libre des seringues n’a pas suffi à empêcher les contaminations. Il en est de même pour les traitements de substitution : leur résultats dépendent en grande part des pratiques – celles des soignants comme celles des usagers.
Les traitements de substitution sont des outils qui ont certainement leur efficacité propre mais ni la méthadone ni le Subutex ne sont des anti- biotiques. Il ne suffit pas de prescrire, y compris à doses adéquates, pour que le comportement des usagers de drogues change. Car c’est de changement de comportement dont il s’agit. A ce titre, l’accès libre à des produits prohibés ne suffit pas non plus à l’amélioration de la santé comme de l’insertion. Dans l’histoire des traitements de substitution, la prescription simple n’a pas toujours donné des résultats convaincants. Echapper au marché noir est bénéfique, à la condition que les usagers s’emparent de cette possibilité.
Le succès de l’expérience française tient d’abord aux usagers eux- mêmes : une part importante d’entre eux ont changé de comportement. Les associations d’auto-suppport ont joué un rôle déterminant dans l’appropriation des nouveaux comportements et la revendication de la citoyenneté des associations d’usagers s’est accompagnée d’un processus de responsabilisation. Mais au-delà des usagers eux-mêmes, le changement s’est fait dans l’interaction avec l’entourage : proches, acteurs de proximité, professionnels .socio-sanitaires En exigeant d’autres relations médecins-malades, les associations sida ont été en grande part à l’origine de ce processus de changement. Et des soignants ont joué le jeu.
Ainsi des médecins généralistes se sont investis bien au-delà du cadre de la consultation. Outre la sensibilisation de leur collègues, des médecins se sont battus pied à pied, ont forcé les portes de l’hôpital, ont soutenu les malades, leurs familles. Des pharmaciens se sont également investis et dans le mouvement collectif et dans le suivi individuel. Quelques uns d’entre eux ont accepté au quotidien des patients qu’aucun centre spécialisé ou secteur psychiatrique n’acceptait.
Les acteurs de la réduction des risques n’ont pas compté ni leur temps ni leur énergie. Sur le terrain, ils sont allés chercher les plus marginalisés des usagers dans les squats, dans les hôtels; ils ont accompagné les plus malades dans les services hospitaliers tandis qu’à l’hôpital, des médecins hospitaliers ont su adapter leurs services à ces patients, ailleurs systématiquement rejetés. Médecine générale ou médecine interne, les pathologies somatiques ont été explorées et traitées…Les toxicomanes, hier délinquants, y ont acquis le statut de patient.
En cinq ans, les projets se sont multipliés : programmes d’échanges de seringues, boutiques, réseaux ville-hôpital, programmes méthadone, ECIMUD dans les hôpitaux de l’AP… Un dispositif s’est créé, subventionné au titre de la prévention sida. Mais ce dispositif est aujourd’hui confronté à des difficultés institutionnelles qui conduisent à reproduire les processus à l’origine de l’exclusion des soins. Nombre de projets ont été impulsés par ou avec des bénévoles ; les budgets arrivaient en complément de ce militantisme. Lorsque le bénévolat s’épuise, les équipes, trop fragiles, sont amenées à réduire leurs ambitions, rejeter certains usagers dont le comportement est trop problématique, refuser l’accueil en urgence qui précisément a fait l’efficacité de la réduction des risques. Les premières équipes étaient confortées par le militantisme de médecins, d’associations humanitaires ou de lutte contre le sida : mais ni les uns ni les autres ne peuvent se consacrer exclusivement à la toxicomanie. En principe, la politique publique est censée prendre le relais de cette mobilisation sans que la réflexion soit menée sur les raisons de l’efficacité. Ainsi, l’alliance avec les usagers de drogue a été un des facteur-clé de la dynamique. Est-elle toujours à l’ordre du jour ?
Comme dans la lutte contre les inégalités, l’échec scolaire ou la contraception, rien n’est acquis définitivement d’autant que la réduction des risques reste un dispositif marginal, voire en opposition avec les objectifs de la lutte contre la drogue et la toxicomanie. Au-delà de la réduction des risques, l’appareil répressif, dominant dans la lutte contre la drogue, ne s’est pas modifié. D’année en année, le nombre d’usagers interpellés augmente. A 80% il s’agit d’usager de cannabis sans que personne ne s’interroge sur l’utilité de ces interpellations. Malgré la baisse des héroïnomanes interpellés, il y a toujours entre 30 et 40% d’usagers de drogues en prison avec des peines de plus en plus lourdes, ce que nous acceptons comme une fatalité… Peut-être faudrait-il songer sérieusement à d’autres façons de traiter la question des drogues ?
La reconnaissance officielle du dispositif de réduction – programmes d’échange de seringues ou traitements de substitution-, ne signifie pas pour autant que la démarche de réduction des risques soit intégrée. Les 20-26 janvier, le Nouvel Observatoire consacre un dossier aux dangers de l’Ecstasy, neurotoxique, et sous l’emprise de « l’Euro-mafia ». Conclusion du Nouvel Observateur : « Que fait la police ? Free-parties et raves ont été tolérées parce que l’on croyait le produit sans danger ». La question est posée avec un sous-titre « Personne ne craint la police » et un gros titre qui incrimine de laxisme les premières tentatives de prévention : « Extase sous contrôle médical ». Doit-on envoyer les forces de police pour interdire ces rassemblements, soit des dizaines de milliers de jeunes par week-end quand ce ne sont pas des centaines de milliers ?
Manifestement, la répression continue d’être considérée comme la seule arme face à l’usage. C’est l’ABCD de la réduction des risques qu’il faut à nouveau réciter : non, la répression ne peut pas éradiquer l’usage de drogue. Non, la police n’a pas « toléré » les raves, elle s’est généralement – et heureusement – contentée, elle aussi, de réduire les risques. On imagine les ravages de forces de police intervenant avec gaz lacrymogènes dans ces fêtes….Heureusement également, quelques acteurs de prévention, associations d’usagers et MDM ont commencé à aller au-devant des usagers dans les lieux festifs avec des outils de réduction des risques dont le testing, incriminé par le Nouvel Observateur, comme par le Monde du 3 février, moins démagogique, mais tout aussi fermé à la réduction des risques en milieu festif, avec la même illusion d’éradication de l’usage…Bien sûr, il vaut mieux ne pas consommer, mais il est préférable de savoir ce que l’on consomme lorsqu’on consomme… Le testing ou contrôle rapide des produits n’est pas à proprement parler une consommation « sous contrôle médicale » mais une réduction des risques, certes partielle, mais qui peut contribuer à responsabiliser l’usager de drogues en informant ses choix.
Nous n’en avons pas fini avec la malédiction des drogues parce que nous n’en finissons pas de multiplier les têtes en les tranchant. On peut craindre aujourd’hui que les erreurs commises autrefois ne se reproduisent avec les mêmes effets : il aura fallu près de 15 ans pour prendre compte l’épidémie d’héroïne des années 80, c’est à dire accepter l’usage pour pouvoir en réduire les méfaits. Nous prenons le même retard pour la cocaïne le crack ou les drogues de synthèse.