Chapitre 14 / QUAND LE CHANGEMENT DES PRATIQUES PRÉCÈDE LE CHANGEMENT DES OPINIONS

Les premières expérimentations commencent au cours des années quatre-vingt avec pour objectif le sevrage. Elles se heurtent à la hantise de h morphine que les médecins se refusent à prescrire, y compris dans le traitement de la douleur. Tous hésitent à utiliser le carnet à souche1, nécessaire à la prescription de la morphine. Quelques médecins acceptent néanmoins de prescrire ces médicaments à la demande de leurs patients. Peu à peu, ils s’enhardissent, confortés par les évolutions favorables. Entre 1988 et 1992, le nombre de patients augmente progressivement ; la prescription a toujours pour objectif le sevrage mais, avec les rechutes, ce traitement ressemble à une halte dans la galère.

La hantise de la morphine

Comment se fait-il, interroge Henri Bergeron, sociologue, que les spécialistes français aient refusé de prescrire de la méthadone, ne serait-ce que par compassion, alors que les héroïnomanes étaient décimés par une maladie mortelle ? Cette question, il la pose dans la thèse qu’il soutient en 1997, mais au début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’il entreprend de décrire le système de soins spécialisés, une telle question était tout simplement impensable. Contrairement à ce qu’une reconstruction a posteriori pourrait laisser supposer, ceux qui, parmi les médecins, ont accepté de prescrire ne l’ont pas fait par pitié, pour éviter à ces toxicomanes malades du sida et condamnés par la médecine, la douleur du manque ou les violences du marché noir dans les derniers mois – et encore moins dans les dernières années de leur vie. Ni même, à de très rares exceptions près, dans les derniers jours3. Pour la grande majorité des médecins, ces prescriptions ne pouvaient être que l’ultime piège de la perversion. Même les plus compatissants se sont refusés à des prescriptions qu’ils ont longtemps assimilées à une victoire de la mort et de la toxicomanie. Pendant toutes les années quatre-vingt et jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, la seule compassion qui pouvait prétendre à quelque légitimité était celle qui est constitutive de la médecine, à savoir accepter de soigner, tandis que la plupart des médecins refusaient ces patients qu’ils renvoyaient vers les spécialistes. C’était déjà une petite révolution puisque les toxicomanes n’étaient pas considérés comme des malades. Ces médecins ont recherché tout d’abord une méthode efficace de sevrage ; en procédant par essai-erreur, ils se sont peu à peu engagés dans un chemin nouveau sans avoir d’abord les mots pour le dire. Le basculement des croyances s’est fait brutalement, à la lumière du débat public, entre 1992 et 1993.

Le changement des perceptions est parallèle à celui de la douleur. Un même basculement vient d’affecter la perception des violences familiales et sexuelles. L’opinion, les médias s’indignent aujourd’hui des silences complices qui ont protégé les violences sexuelles – ces violences sont devenues inacceptables. Jusque dans les années soixante-dix, les martinets étaient en vente chez les marchands de couleurs,ils servaient à donner aux enfants – ou peut-être aux épouses ? – des corrections qui n’avaient rien de scandaleux. Les châtiments physiques sont désormais illégaux dans l’éducation des enfants et s’il plaisait à la Martine de Molière d’être battue, les violences conjugales ne font plus sourire. Très récemment encore, dans les services hospitaliers, il était courant que des médecins refusent d’endormir les femmes qui avortent afin, leur disaient-ils en toute bonne conscience, qu’elles s’en souviennent. La douleur infligée volontairement nous scandalise : nous n’acceptons plus la souffrance.

Lorsque nous souffrons, nous allons voir le médecin. Nous voulons être soulagés. Le médecin a d’autres ambitions, il veut guérir. Dans la médecine moderne, la douleur est un symptôme et c’est la cause qu’il convient de traiter. Le traitement de la douleur a acquis ces toutes dernières années une légitimité nouvelle. Jusqu’au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, les médecins français se sont singularisés par une exceptionnelle indifférence à la souffrance de leurs patients, indifférence dont ils étaient – et dont ils sont encore en partie – parfaitement inconscients. 80 % des praticiens français sont persuadés que leurs traitements antalgiques destinés à soulager les malades atteints de cancer sont suffisants alors que, selon une grille élaborée par l’OMS, ils ne le sont pas dans 49 % des cas (Le Monde, 8 décembre 1995). Absorbés par la guérison, les médecins ont négligé la souffrance de leurs patients.

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