Chapitre 24 / L’IRRÉSISTIBLE ASCENSION DU SUBUTEX

En 1994, la prescription en médecine de ville est toujours illégale mais les médecins se forment, apprennent à comprendre l’usage de drogues dans un dialogue avec leurs patients et acquièrent les connaissances scientifiques nécessaires au traitement. En mars 1995, le ministère annonce la mise sur le marché de deux médicaments, la Méthadone et le Subutex. Ce dernier est à base de buprénorphine. Il a été créé en France. Il peut être prescrit en médecine de ville comme tout autre médicament. Les médecins prescripteurs sont désormais convaincus de l’utilité des traitements de substitution, ils en ont constaté les effets bénéfiques sur les patients ; le débat est clos. La progression du médicament est rapide. De janvier 1996 à la fin de l’année, quelque 30 000 héroïnomanes sont entrés en traitement et la progression se poursuit à 1997 à 1999.

« Ce que je sais de l’usage de drogues, ce sont les usagers qui me l’ont appris »

Tout au long de l’hiver 1994, les médecins prescripteurs ont recherché activement comment poursuivre les traitements qu’ils avaient commencés et, au cours de l’année, ils ont gagné en nombre, en force et en compétence. Les objectifs de la prescription n’étant pas définis, les pratiques sont d’abord en partie erratiques, d’autant que de nouveaux venus se lancent seuls dans l’aventure. Lorsque l’objectif de la prescription est le suivi des pathologies somatiques, nombre de médecins ne se soucient pas de stratégie thérapeutique. Le traitement de la toxicomanie n’est pas leur partie. Ceux qui sont persuadés que la psychothérapie est le seul traitement de la toxicomanie ont quelquefois la même attitude, ils veulent « parler d’autre chose ». S’ils sont libéraux, ils prescrivent ce que l’usager leur demande sans discuter des effets de la prescription, choix du médicament, posologie ou injection. Ils ont accepté l’usage de drogues, ils ne s’y intéressent pas. S’ils sont craintifs, ils prescrivent du Temgésic à petites doses. Prudence est mère de sûreté, pensent-ils. Nombreux sont encore ceux qui prescrivent à doses dégressives. Si le patient se sent mal, ils ajoutent les benzodiazépines que les usagers leur réclament, ignorant que la buprénorphine devient dangereuse lorsqu’elle est associée à ces médicaments. Pendant des années, c’était les seuls médicaments que les usagers pouvaient obtenir, et ils en sont devenus dépendants. Si le médecin ne prend pas les devants, les usagers n’en parlent pas, soit qu’eux-mêmes en sous-évaluent les dangers, soit qu’ils craignent l’arrêt de la prescription. Le dialogue médecin-patient est faussé par les mauvaises habitudes et les préjugés, auxquels les usagers répondent habituellement par l’esquive. Pour parvenir à un dialogue, il faut parler la même langue, ou du moins connaître la langue de l’autre. Certains usagers maîtrisaient suffisamment la langue des médecins pour obtenir les prescriptions qu’ils voulaient.

Dans le mouvement de la réduction des risques, les médecins comblent leur retard. « Ce que je sais de l’usage de drogue, ce sont les usagers qui me l’ont appris », ont dit les uns après les autres les pionniers. Le dialogue se mène dans le cabinet du médecin, il se mène aussi en dehors, dans les réunions communes, dans les actions de réduction des risques qui se montent un peu partout en France cette année-là. À Nice, médecins et usagers de drogues ont formalisé l’alliance dans une association, Option-Vie. Les usagers sont accompagnés chez le médecin, ils sont soutenus au quotidien à l’initiation du traitement dans l’objectif commun que l’usager se sente bien, qu’il soit « stabilisé », comme disent les médecins. À Montpellier, à Lyon, en Seine-Saint-Denis, médecins et militants associatifs de la réduction des risques se rencontrent, échangent, travaillent ensemble.

Dialogue avec les usagers et appropriation des connaissances scientifiques progressent parallèlement. Les pionniers apprennent à maîtriser les propriétés pharmacologiques des médicaments qu’ils prescrivent. Rompre avec le « toujours plus » est un des objectifs du traitement et les médecins comprennent que certaines molécules se prêtent mieux que d’autres à cet objectif. Parmi les médicaments qu’ils peuvent prescrire, les pionniers ont retenu deux molécules, la buprénorphine et le sulfate de morphine. Ces deux molécules présentent la même caractéristique, elles ont une longue durée d’action. Au contraire de l’héroïne ou du Palfium, ces nouveaux médicaments n’ont pas d’effet de «pic», le flash que recherchent les héroïnomanes. Le Palfium, par exemple, lorsqu’il est injecté, est souvent consommé de façon compulsive. Il peut l’être, il ne l’est pas nécessairement. La pharmacologie ne suffit pas à définir l’usage et tout dépend des choix de l’usager, mais ces choix doivent pouvoir être discutés franchement dans le cabinet médical. Les médecins ne craignent plus de discuter produit avec les usagers.

Le Temgésic, que les médecins prescrivent aisément, donne des résultats inégaux. Certains patients se stabilisent rapidement, d’autres n’y parviennent pas. Une des raisons de ces échecs peut être attribuée à une posologie insuffisante. Dans les études américaines, les posologies sont jusqu’à dix fois supérieures à celles que pratiquent les médecins français ! Le comprimé de Temgésic est complètement inadapté. Il faut une demi-heure pour que les trente ou quarante comprimés de Temgésic qui seraient nécessaires fondent dans la bouche. Comment s’étonner ensuite si les usagers se l’injectent ? Et pourtant, il y a bien des usagers qui se sont stabilisés avec la buprénorphine. Les médecins sont désormais convaincus que cette molécule est un « bon candidat » pour le traitement de la dépendance ; ils ne connaissent pas la méthadone, ils veulent au moins poursuivre les traitements qu’ils ont commencés, dans les meilleures conditions possibles.

«Hippocrate oui, hypocrites, non ! »

À Paris, trois réseaux regroupent cent généralistes pour huit cents patients. Ils demandent un cadre légal (Libération, 1er juillet 1994). À la fin de l’année, le nombre de patients reçus par ces réseaux et régulièrement suivis par des médecins s’élève à deux mille. Le doute n’est plus permis. Une conférence interuniversitaire organisée selon les modalités des conférences de consensus, atteste des résultats des traitements de substitution. Le Dr Glorion, président de l’ordre des médecins, a pris nettement position. Dès février 1993, le REPSUD avait négocié avec le conseil départemental la délivrance de carnets à souche. La prescription n’est pas clandestine, elle est tolérée, même si elle est assortie de contraintes bureaucratiques absurdes. Le nombre de carnets à souche est limité, aussi quelques médecins parisiens se rendent-ils eux-mêmes chaque semaine au conseil de Tordre pour assurer la continuité du traitement. Les relations avec le conseil de l’ordre sont donc assez intimes et cependant, en novembre 1994, Jean Carpentier et Clarisse Boisseau sont sommés de se rendre devant le conseil de discipline de l’ordre parisien. Sont incriminées des prescriptions de Temgésic hors du cadre réglementaire. L’affaire remonte à 1993 et elle a suivi son cours. La séance elle-même est ubuesque. Ces vénérables messieurs écoutent d’une oreille distraite le plaidoyer de Jean, l’un d’eux s’endort, deux autres échangent quelques nouvelles tandis que, dehors, cinquante médecins ont pris l’ordre parisien d’assaut avec pour slogan «Hippocrate oui, hypocrites, non». Ces messieurs de l’ordre départemental s’en tiennent à la réglementation en vigueur et condamnent Jean et Clarisse à un mois d’interdiction d’exercer. En octobre 1994, un usager avait connu une aventure symétrique. Arrêté en gare du Nord avec quatre-vingt-dix gélules de méthadone, il avait été condamné à deux mois de prison avec sursis et trois ans de mise à l’épreuve. Officiellement, la méthadone est un stupéfiant ; peu importe qu’elle ait été prescrite par un médecin belge dans le cadre d’un traitement suivi depuis deux ans par cet usager (Libération, 27 octobre 1994). Les médecins prescrivent-ils des médicaments ou des drogues ? Le ministère de la Santé doit trancher.

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