Drogue : La filière historique

Entretien, Anne Coppel et Christian Bachmann
Propos recueillis par Emmanuelle Ferrieux pour Le Point, n°872
La déclaration du Maréchal Pétain en 1925, sur le vin Mariani.

La déclaration du Maréchal Pétain en 1925, sur le vin Mariani.

Du « H » de la reine Victoria à l’opium de Clemenceau ou au vin de coca loué par le pape Léon XIII, Jules Verne et Emile Zola : au XIXe siècle, la drogue était bonne pour l’élite.

D’où nous vient, historiquement parlant, la grande toxicomanie d’aujourd’hui en Occident ? Moins des bas quartiers que des modes lancées par des élites ; moins du sud que des expériences médicales et des découvertes des grandes industries pharmaceutiques européennes qui ont établi et développé le processus de fabrication de la morphine, de la cocaïne, de l’héroïne.

Les premiers toxicomanes ont été des médecins, de grands artistes, des gens de pouvoir. La reine Victoria utilisait le haschisch comme calmant. Clémenceau voyait dans la  » teinture d’opium safranée » son  » apéritif préféré  » Le fameux vin Mariani, à base de coca, était loué à la fin du siècle par le pape Léon par Jules Verne, par Emile Zola…  » Les Français devaient gagner la guerre, puisqu’ils avaient pour eux le coca Mariani, le roi des pinards « , disait le maréchal Pétain.

Telle est l’histoire authentique des drogues racontée par Christian Bachmann et Anne Coppel, dans leur livre très documenté Le dragon domestique, publié chez Albin Michel.

Anne Coppel et Christian Bachmann :

« Les toxicomanies de l’Occident sont le produit de trois logiques. D’abord, l’invention de substances chimiques toujours considérées, au départ, comme des médicaments capables de réduire la douleur physique. L’opium est le remède du XlXe siècle. La morphine soulage tout, du diabète à l’angine de poitrine. La cocaïne sert d’anesthésiant local, de fortifiant pour les convalescents, voire de réducteur de dépendance chez les morphinomanes. L’héroïne, du mot heroisch, qui signifie « énergique » en allemand, naît outre Rhin dans les dernières années du XlXe, comme un remède capable de supprimer la toux des tuberculeux.

Les premières toxicomanies sont toujours médicales et innocentes. Les malades croient se soigner grâce à elles. Et, jusque vers 1840, la drogue ne captive l’intérêt de personne.

Ensuite, la diffusion de ces substances s’appuie sur le développement des technologies médicales : la découverte de la seringue entraîne l’essor de la morphine. Les régies d’opium coloniales et les grandes compagnies pharmaceutiques (Merck; Bayer, en Allemagne, qui découvre deux sources de richesse: l’aspirine et l’héroïne en 1898) élaborent et vantent les mérites de leurs propres produits. »

Le Point : La troisième logique est celle de la croissance des demandes ?

Anne Coppel et Christian Bachmann : « En effet. L’industrialisation massive du me siècle, les guerres, les oppressions et la pénibilité du travail contribuent à la diffusion de la drogue. Chaque narcotique a ses moments de gloire. Les produits strictement médicaux deviennent, par effet de mode, des substances de rêve, d’exotisme, recherchés par les élites. Jusque vers 1930, beaucoup d’artistes les essaient presque innocemment, sans pour autant être toujours intoxiqués. Même

Balzac avoue avoir consommé du haschisch. Delacroix, Nerval, Daumier deviennent les cobayes consentants de médecins qui étudient le psychique en observant sur eux, dans les salons, les effets du haschisch. Conan Doyle, cocaïnomane, crée à son image son héros Sherlock Holmes, qui se pique avec sa « solution à 7 % ».

La morphine fascine les décadents. Elle se trouve à l’origine de l’invention du mythe de la femme fatale, au visage blanc comme la mort, aux yeux brillants, au sexe hésitant, fragile et affranchie. Les derniers conflits du siècle (guerre de 1870, guerre de Sécession en Amérique) accélèrent la diffusion de la drogue dans toutes les classes de la société, sans qu’on mesure encore la dangerosité de « la maladie du soldat  » »

Comment ont été établies les lois de la prohibition ?

Anne Coppel et Christian Bachmann : « Tout au long du me siècle, la tolérance est la règle première. La vertu des États européens est tardive: selon le principe du libre-échange, le trafic de l’opium a même été organisé par les Anglais en Inde vers la Chine. Il aura fallu au total plus de cent ans de pratique pour que l’Occident découvre l’existence de la dépendance des individus à l’égard de la drogue.

Cinquante ans se sont passés avant que l’on s’aperçoive des effets négatifs de la morphine. Le cycle est de quinze ans pour la cocaïne, il se raccourcit encore pour l’héroïne: cinq ans séparent les débuts de son utilisation thérapeutique et la découverte de son caractère nocif. Après les propositions d’abstinence et les combats sociaux des réformistes, la lutte contre la drogue prend place, à la fin du siècle, dans le cadre du grand débat sur l’État- providence. Dans les pays d’Europe, et en France notamment, c’est la guerre de 14-18 qui développe les préoccupations à l’égard de la toxicomanie. On dénonce, au sein de l’armée, l’usage abusif de la morphine et de la cocaïne, deux produits fabriqués en Allemagne et présentés comme « l’arme des Boches ». La loi du 12 juillet 1916 est votée comme une « mesure d’urgence », sans qu’il y ait aucune opposition éthique ou politique.

Désormais, si le débat se pose, c’est que la toxicomanie a changé d’échelle quantitativement, mais aussi qualitativement, sans doute avec le mauvais usage des tranquillisants ou des neuroleptiques, médicaments d’aujourd’hui et peut-être drogues de demain. »

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