- Auteur.e.s :
- Daniel Defert
- Libération
- Tribunes
Jusqu’en 1981, nous avons cru que dans nos sociétés, toute personne malade pouvait, à tout instant, se présenter à tous : familles, soignants, collègues de travail, églises, écoles, gouvernements, et recevoir de chacun la même attention, les mêmes soins, la même sollicitude. Nous avons cru qu’un espace homogène s’était constitué autour de la maladie, qu’elle relevait d’un traitement uniquement médical.
Avec le Sida, cet espace social s’est fragmenté ; la personne atteinte par le VIH ne concerne plus tout homme, n’est plus porteuse de symboles universels. Ne saurait-elle toucher alors que ceux qui partagent ses choix existentiels, son âge, ses sentiments, le voisinage du risque ?
C’est dans cette fragmentation que se sont organisés les mouvements communautaires ; leurs fonctions et leurs services sont autant d’analyseurs des carences, des retards, des besoins.
L’action communautaire a reçu son premier modèle, dès janvier 1982, avec la fondation, à New York, du Gay Men’s Health Crisis. Poursuivie depuis dans la plupart des métropoles des pays développés, elle a presque toujours été à l’initiative d’homosexuels. Ils convient de rendre hommage au rôle particulier des médecins homosexuels. Ces journées nous ont appris que ce mode d’intervention s’internationalise de Soweto à Bangkok, mais à Cuba, les séropositifs sont en quarantaine.
Venant de France, je n’ai probablement pas expérimenté la violence illimitée de la discrimination, l’injustice dans la prise en charge financière (l’AZT est actuellement à la charge de l’Etat et les hôpitaux n’ont pas de but lucratif), l’indifférence gouvernementale qu’affrontent inégalement de par le monde les personnes atteintes par le VIH et le Sida.
Toutefois, ayant initié, en 1984 à Paris, une organisation non gouvernementale d’entraide et d’information, AIDES, implantée aujourd’hui sur tout le territoire national, je m’autorise d’une expérience collective mais aussi d’instruments d’analyse des institutions médicales, du corps et de la sexualité, instruments largement partagés de par le monde, légués par le philosophe Michel Foucault, mon ami, à la mémoire de qui j’ai fondé cette organisation.
Je ne ferai pas le récit d’amertume justifiée sur les dénis ou les discriminations car, après tant d’années, tant d’efforts, il est temps d’inventorier les points exemplaires où l’action des personnes atteintes au sein de leurs organisations communautaires a modifié leur environnement.
D’abord, notre environnement commence en nous, en notre corps sur lequel il a prise. Or, le VIH clive le corps physiologiquement menacé, à échéance, et le corps socialement menaçant en « Blessures et obus », écrit Alain-Emmanuel Dreuilhe dans l’autobiographie de son combat avec le virus.
Deux sémiologies, une médicale et une sociale, deux formes de la peur se partagent le corps. « Je suis un autre», entend-on régulièrement dans les groupes de support.
Permettre de retrouver en soi-même un point d’appui, une familiarité de soi à soi quand le corps et le lien social se dérobent, est une des premières fonctions communautaires, et des plus complexes. En produisant rapidement la notion de sexualité sans risque, ou safer sex, l’action communautaire a inventé une notion dont la signification philosophique dépasse l’efficacité préventive qu’on lui reconnaît. En elle se nouent l’élan vital du désir et un répertoire de conduites qui l’intègrent socialement. Nos stratégies éducatives, qui sont toutes dérivées de ce concept, n’en ont pas encore exploré toute la force. La conception occidentale de la sexualité, liée à la procréation, s’en dissocie ainsi officiellement et le plaisir des malades, que nous aimions pour leur souffrance, se trouve pris en compte ; voilà des notions qui bouleversent nos repères sociaux et moraux traditionnels. L’institution médicale établit avec les patients une proximité et une violence spécifiques par la discipline de son organisation, ses techniques d’investigations, la limite de ses possibilités relationnelles et thérapeutiques. C’est cette violence qu’il a fallu réduire.En 1985, il est devenu techniquement possible de tester les dons du sang et le corps médical s’est interrogé sur le bien-fondé d’informer de leur sérologie les donneurs de sang. On choisit d’informer pour enrayer l’épidémie ; l’institution redoutait qu’un donneur puisse un jour porter plainte contre une banque de sang pour ne pas l’avoir informé du risque dont il était porteur. Entre une technique médicale qui permet de connaître et de cacher un diagnostic, et une approche juridique qui fait l’obligation d’informer le sujet séropositif parce que responsable de la santé des autres, la pression communautaire imposa la prise en compte de l’identité psychologique de l’individu, de sa capacité à recevoir un diagnostic, à le gérer à travers le temps, de s’assurer qu’il n’encourera pas de discriminations sociales. L’action communautaire confirmait une ligne de pente du droit contemporain : le sujet juridique et le sujet psychologique sont valorisés également dans la construction de l’identité sociale. Le XIXe siècle n ‘hésitait pas à demander aux porteurs de maladies contagieuses de dénoncer leurs partenaires. Un état moderne n’est plus aujourd’hui autorisé aussi facilement à imposer quelque chose d’ordre privé à un individu. La pression communautaire a contribué à l’ouverture de centres de dépistage anonyme et gratuit. La notion de dépistage se trouvait déplacée, des attentes sécuritaires souvent mythiques des sociétés vers la capacité de l’individu d’affronter un acte médical sans perspective thérapeutique immédiate. Bien sûr, des dépistages à l’insu sont pratiqués. Mais ces pratiques muettes ne s’inscrivent plus dans la relation que la société entretient officiellement avec les patients. Quatre éléments structurant la relation médecin/malade ont été bouleversés : la position de la mort, la révélation de l’intimité de la vie ont intensifié la relation émotionnelle, tandis que le partage du savoir médical, l’insertion du médecin dans un réseau de confrères à cause de la variation des manifestations et des thérapeutiques ont relativisé la relation technique. La relation clinique doit sans cesse se soutenir par une relation de parole et d’écoute. Le médecin doit connaître les représentations que le patient se fait de sa maladie pour savoir le degré d’acceptation et de fidélisation à la stratégie thérapeutique proposée. Dans ce champ où le patient est sans cesse renvoyé à d’autres malades, la relation médecin/malade est-elle encore ce colloque singulier de l’humanisme médical ? Elle se décentre vers l’autonomie du patient, vers son libre arbitre. Ces quatre transformations font que la pratique médicale est beaucoup moins normative aujourd’hui et se laisse plus facilement concurrencer par d’autres approches. Ces éléments bouleversent aussi les relations du patient avec l’équipe hospitalière. La force symbolique du diagnostic, que tout patient connaît, intensifie ses relations émotionnelles avec l’ensemble de l’équipe, hors hiérarchie professionnelle. Une infirmière me confiait : «En deux ans, l’irruption du Sida a autant bouleversé la hiérarchie de l’équipe hospitalière que mai 68. » Dans les précédents congrès, des enquêtes en milieu hospitalier témoignaient d’une raréfaction du temps passé dans les chambres, des contacts physiques. Aujourd’hui, au contraire, tout se passe comme si le personnel soignant décryptait, à travers les besoins des patients et les dispositifs communautaires qui se sont mis en place, leurs propres besoins d’exprimer leurs angoisses, leurs émotions, leurs deuils professionnels. Le personnel soignant formule la même demande d’écoute et d’information que les patients. L’organisation hospitalière elle-même est obligée de faire entrer, dans son enceinte et sa discipline, les rythmes de la vie économique des patients si elle ne veut pas accroître leur exclusion professionnelle. Des consultations s’ouvrent le soir, l’articulation des médecins hospitaliers avec les médecins de villes s’intensifie pour faciliter le suivi médical sans empiéter sur les rythmes de la vie sociale. À suivre …