Évaluation du pilotage territorial de la politique de prévention et de lutte contre les drogues et la toxicomanie

IGAS, RAPPORT N°2013-104R / IGA 14-024/13-053/01 / IGSJ 12-14 3

Isabelle YENI, Marie MOREL, Inspection générale des affaires sociales
Olivier DIEDERICHS, Anne TAGAND, Inspection générale de l’administration
Françoise PIERI-GAUTHIER, Catherine MOCKO, Inspection générale des services judiciaires
 

Trois corps d’inspection (IGAS, IGA, IGSJ) ont été désignés par le Premier ministre pour réaliser « l’évaluation partenariale de la déclinaison territoriale de la politique publique de lutte contre les drogues et la toxicomanie » dans le cadre d’une mission de modernisation de l’action publique (MAP) demandée par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA, ex-MILDT). L’objectif de la mission était d’évaluer comment la politique publique est prise en compte et mise en œuvre au niveau territorial.

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SYNTHÈSE

Trois corps d’inspection (IGA, IGAS, IGSJ) ont été désignés par le Premier ministre pour réaliser « l’évaluation partenariale de la déclinaison territoriale de la politique publique de lutte contre les drogues et la toxicomanie » dans le cadre d’une mission de modernisation de l’action publique (MAP) demandée par la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT).

Au moment où le gouvernement adoptait un nouveau plan, il apparaissait essentiel d’évaluer la gouvernance du réseau déconcentré et tout particulièrement le rôle de l’échelon régional, récemment désigné comme interlocuteur privilégié de la MILDT pour la répartition des crédits et le choix des projets, et sa capacité à coordonner les différents acteurs (représentants de l’Etat, services déconcentrés, collectivités territoriales).

La mission a choisi de rencontrer les divers interlocuteurs de la politique de lutte contre les drogues et la toxicomanie au niveau national et de concentrer sur trois régions (Nord-Pas de Calais, Centre et Poitou-Charentes) les entretiens qu’elle souhaitait mener avec leurs représentants territoriaux. Afin de pouvoir rendre compte d’une vision plus générale, elle a soumis un questionnaire à l’ensemble des chefs de projets (CDP) dont l’exploitation a permis de confirmer ou de nuancer les éléments recueillis in situ.

Les constats ainsi opérés sur l’organisation administrative du dispositif font ressortir une faible maturité du système de pilotage interministériel et une absence de stratégies régionales fondées sur un diagnostic local.

L’échelon régional, échelon pertinent tel qu’il résulte de la réforme de l’Etat (RéATE), n’est pas privilégié dans l’organisation de la MILDT. En effet, bien qu’elle se soit engagée dans le processus de régionalisation depuis le premier trimestre 2013, elle a choisi de limiter les fonctions de ses CDP régionaux à la sélection des projets et à l’attribution des financements (circulaires du 4 février 2013 et du 14 février 2013). Dès lors, leur rôle de chefs de file de la lutte contre les drogues et la toxicomanie n’apparait pas clairement en région.

Dans la pratique, ils sont absorbés par les tâches traditionnelles d’une préfecture et ne peuvent consacrer suffisamment de temps à leur rôle de représentant de la MILDT. Les dispositifs d’appui régional (DAR) qui leur ont été adjoints ne leur apportent qu’un soutien inégal et manquant souvent d’efficience. A cet égard, les réponses au questionnaire font état de leur faible activité sur les trois principales prestations qui leur ont été confiées (diagnostic, conseil méthodologique dont suivi et évaluation des actions, relais d’information). Une suspicion de conflit d’intérêts entache aussi leur légitimité dans la mesure où ils sont chargés d’évaluer les projets d’associations concurrentes de celles dont ils sont issus.

Par ailleurs, les trois inspections n’ont pas pu mettre en évidence la capacité des CDP régionaux à mobiliser l’ensemble des services placés sous l’autorité du préfet de région tels que les DREAL, les DRAAF ou les DIRECCTE.

Les services, qui ne sont pas placés sous l’autorité du préfet de région, s’impliquent quant à eux de manière variable dans le dispositif : les ARS disposent de leurs propres projets régionaux de santé (PRS) qui peuvent intégrer une dimension « prévention de la toxicomanie ». Par ailleurs, leurs dotations budgétaires en matière de prévention et de soins, supérieures à celles des chefs de projets régionaux, leur donnent des possibilités d’action autonome qui peuvent les conduire à ne pas tenir suffisamment compte des objectifs et de l’action de la MILDT et à développer des partenariats spécifiques alors que d’autres, au contraire, s’y investissent totalement.

L’échelon départemental pâtit, quant à lui, du manque de disponibilité des CDP départementaux dont l’investissement, comme la capacité à se constituer en réseaux, est entravé par la durée limitée de leur affectation (moins de 2 ans en règle générale). Les synergies entre eux, notamment les échanges de bonnes pratiques ou les retours d’expérience, sont insuffisamment encouragées. De la même manière, les capacités d’expertise des partenaires institutionnels des préfectures de département apparaissent trop peu exploitées depuis la réaffectation des personnels des DDASS et des DRASS en ARS ou DDCS ; les liens entre les acteurs de la cohésion sociale ou de l’offre sanitaire et les forces de l’ordre semblent ténus ; les procureurs de la République sont peu sollicités.

L’articulation avec les politiques connexes est mal assurée. Les nombreuses enceintes de coordination qui existent (sécurité routière, prévention de la délinquance ou politique de la ville) et qui regroupent tout ou partie des acteurs mentionnés supra, n’ont qu’un lien distant avec la MILDT.

Enfin, la coopération avec les collectivités territoriales est insuffisamment recherchée. Le conseil régional n’est pas représenté au copil régional. Lorsqu’il a un lien avec les CDP régionaux, celui-ci s’est établi par le biais des porteurs de projets en quête de cofinancements. Les conseils généraux, les communes et les intercommunalités connaissent le dispositif MILDT uniquement pour ses appels à projets, qu’ils jugent inadaptés aux calendriers et à la nature des actions des collectivités.

La MILDT est, elle-même, confrontée à la difficulté de coordonner autour des objectifs de sa politique une vingtaine de ministères chargés de relayer auprès de leurs services déconcentrés, les directives relatives à la mise œuvre du plan gouvernemental.

Au sein de la MILDT, le secrétariat général, seul animateur du réseau territorial, n’y consacre pas le temps nécessaire. De fait, sa présence insuffisante sur le terrain, l’absence de rapport d’activité de la MILDT, l’absence d’évaluation du plan gouvernemental et des plans territoriaux, ainsi que son manque d’exploitation des rapports d’activité des chefs de projets ne favorisent ni « le leadership » de l’institution, ni sa légitimité et sa visibilité, ni la lisibilité de sa chaîne de décision.

En ce qui concerne les projets eux-mêmes, les trois inspections relèvent que leur sélection repose sur des critères imprécis, susceptibles d’interprétations variables, qu’il s’agisse de l’innovation, de l’interministérialité ou même de leur caractère structurant récemment substitué au critère de l’innovation. Enfin, les forces de l’ordre obtiennent encore parfois le financement d’achats de matériels d’investigation sur les crédits déconcentrés MILDT alors même que de tels projets en sont expressément exclus.

Le financement bénéficie essentiellement à des projets censés avoir donné satisfaction et systématiquement reconduits. Cette situation, comme le manque de structuration des porteurs de projets, conduit à un saupoudrage financier préjudiciable à l’efficience de la lutte contre les drogues et la toxicomanie. Pour concilier stabilité et innovation, de nombreux acteurs souhaiteraient, au contraire, un financement pluriannuel d’actions dont l’efficacité sur le terrain aurait été dûment évaluée.

A cet égard, on relève que l’évaluation de la mise en œuvre de la politique de lutte contre les drogues et la toxicomanie apparait insuffisamment pratiquée à tous les échelons. En effet, l’évaluation de chaque action constitue en fait un bilan réalisé par le porteur de projet lui-même et limité au recueil d’éléments quantitatifs assez pauvres. Les rapports d’activité réalisés par les CDP, donnent également des informations quantitatives sur les actions financées mais laissent peu de place à la mise en perspective et à la prospective. Enfin, il apparait regrettable que l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), dont c’est pourtant la mission, n’ait jamais été mandaté pour réaliser l’évaluation du plan gouvernemental.

L’influence de la MILDT est certainement affectée par la faiblesse de ses crédits et ne peut compter sur « l’effet levier » de ses moyens financiers pour animer et coordonner la politique territoriale. En effet, le budget de la MILDT, en constante diminution au cours de la période récente, est en concurrence avec de multiples autres financements ayant le même objet. Le fonds de concours « drogues » (FDC), par nature aléatoire, n’a que très partiellement compensé cette diminution.

En outre, la répartition des crédits manque de transparence et est contestée. En effet, la modification de ses critères, opérée en 2013, a généré des variations importantes sur les dotations que les CDP régionaux n’ont pas toujours comprises.

Enfin, l’utilisation des dotations au niveau territorial montre leur adéquation relative avec la destination prévue. En effet, si les actions de prévention représentent au total 88,9 % des 11 M€ versés en 2012, ce chiffre recouvre des situations hétérogènes : les actions en milieu scolaire captent près du tiers des crédits alloués en 2012 sans qu’un réel contrôle ne s’exerce sur l’adéquation entre les demandes des chefs d’établissement et les besoins identifiés des territoires. Les cofinancements représentent près de la moitié du financement des actions mais proviennent, pour plus des deux tiers, de crédits Etat et, pour moins d’un cinquième, des collectivités territoriales. Les cofinancements avec les ARS sont absents du dispositif MILDT dans plus de la moitié des départements, bien qu’ils représentent 41 % des crédits additionnels du plan MILDT.

Avec leurs propositions, les trois corps d’inspection ont souhaité clarifier les responsabilités des différents échelons, du national au territorial, sous l’égide de la MILDT pour accroître son efficacité. Ces propositions sont réparties en deux scénarios dont l’un réaménage le dispositif existant quand l’autre privilégie les blocs de compétence traditionnels des ministères.

La mission propose, en scénario 1, de placer à la tête du dispositif régional une instance chargée principalement de valider le diagnostic préalable et d’arrêter une stratégie sur les trois volets du plan gouvernemental (prévention, soins et répression du trafic), de coordonner les différentes politiques de l’Etat et de les faire converger avec celles des collectivités territoriales.

Cette instance pourrait être le comité de l’administration territoriale (CAR) ou un conseil stratégique régional à créer. La différence principale réside dans la présence ou non du président du conseil régional qui est toutefois associé à la politique de l’Etat à travers la commission de coordination des politiques publiques de santé chargée de la prévention et animée par l’ARS.

Les travaux de cette instance seraient préparés par une équipe d’appui, composée d’un des chargés de mission de la MILDT, référent pour deux ou trois régions, et du chef de projet régional qui serait aussi chargé de suivre la mise en œuvre de la stratégie et de diffuser les bonnes pratiques. L’équipe pourrait être complétée d’un opérateur régional auquel échoirait notamment l’aide au montage des projets qui incombe aujourd’hui au DAR. Comme dans tous les scénarios, ce dernier serait supprimé. La rémunération de l’opérateur régional, correspondant au coût théorique des DAR, pourrait être partagée entre l’Etat et les collectivités locales. Ces travaux s’appuieraient sur un diagnostic régional élaboré par l’OFDT sur la base d’indicateurs communs aux régions, complétés de données spécifiques.

Dans le deuxième scénario, la MILDT animerait l’action des ministères sur la base du plan gouvernemental. Elle s’assurerait que chacun des ministères transmet des instructions à ses services déconcentrés en cohérence avec les objectifs du plan. Dès lors, elle n’adresserait plus ses directives aux CDP régionaux mais affirmerait sa présence au niveau territorial par l’intermédiaire de ses chargés de mission. Comme dans le scénario précédent, chacun d’entre eux assurerait le suivi de deux ou trois régions.

La cohérence des priorités et leur hiérarchisation seraient collectivement assurées en CAR. Le préfet de région, qui préside le CAR, rendrait compte à la MILDT de leur mise en œuvre comme de leurs résultats. Contrairement au scénario 1, l’élaboration d’un plan stratégique régional n’est plus nécessaire en tant que tel. Il lui serait substitué la synthèse des travaux réalisés en CAR (préparée par le chef de projet régional) qui établirait, en outre, un bilan des actions menées par l’ensemble de ses membres.

Deux variantes sont proposées par la mission.

Dans la première, la MILDT continuerait de déléguer des dotations régionales aux préfets de région. Dès lors, les différentes phases du processus de sélection des projets seraient les suivantes : les ARS seraient chargées, dans le cadre du fonctionnement normal de mise en œuvre du PSRS, du lancement d’un appel à projets (AAP) annuel unique. A l’issue de celui-ci, elles établiraient une première sélection des dossiers conformes à leurs propres critères (et, à ce titre, financés par elles), ce qui garantirait la pertinence sanitaire des projets sélectionnés et transmettraient aux préfets de région les projets répondant aux critères prioritaires arrêtés en CAR (financés ou non par elle) et susceptibles de bénéficier d’une subvention MILDT.

Dans la seconde, la MILDT se recentrerait sur l’animation territoriale. Les administrations centrales seraient responsables du pilotage des actions de leurs services et de leur cohérence avec le plan gouvernemental. La MILDT répartirait les financements entre les différents ministères. Toutefois, pour éviter les risques de dilution de ces crédits dans leur masse financière globale, ces financements seraient fléchés ab initio, comme exclusivement affectés à la prévention de la toxicomanie.

Dans cette seconde variante, le positionnement parfois ambigu et complexe du CDP serait clarifié car recentré sur ses fonctions traditionnelles auprès du préfet.

Il n’y aurait plus lieu de prévoir d’opérateur régional spécifique chargé d’aider au montage des projets, les administrations lançant chacune les appels à projet dans leur périmètre ou organisant par convention la mutualisation de cette aide.

Quel que soit le scénario retenu, les travaux du CAR ou du conseil stratégique pourraient être enrichis par diverses contributions.

En ouverture sur la société civile, le plan stratégique pourrait être utilement soumis à l’avis du conseil économique social et environnemental régional (CESER).

En ce qui concerne l’évaluation, il faut distinguer la méthodologie de l’évaluation elle- même. La première serait confiée à l’OFDT et la seconde confiée à un organisme extérieur serait réalisée sur des données homogènes et sur des bases méthodologiques communes. Cette dichotomie est de principe pour éviter les conflits d’intérêts.

Il reviendrait à la MILDT de produire chaque année un rapport d’activité afin d’éclairer sur la mise en œuvre du plan gouvernemental et d’identifier les principales fragilités.

En conclusion, ces propositions recherchent la cohérence des politiques publiques, en renforçant la coordination interministérielle, au niveau régional notamment, et en simplifiant la chaîne de décision. Des précautions doivent toutefois être prises pour éviter la multiplication des niveaux compétents (avec la création du conseil stratégique régional) tout en privilégiant une meilleure intégration des acteurs ou à l’inverse, la dilution de cette politique (par une dilution des crédits MILDT dans les budgets ministériels) tout en facilitant son intégration dans une politique interministérielle.

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