- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
« C’est une “catastrophe invisible” qui a frappé les quartiers populaires dans les années 1980. Une vague d’héroïne qui touche particulièrement la première génération issue de l’immigration maghrébine. Il est encore à ce jour difficile de chiffrer le nombre de morts que cette vague a laissé derrière elle. Franceinfo a recueilli les témoignages d’une de ces familles décimées par la drogue.
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La rue Alcide-d’Orbigny, à Saint-Denis, est une de ces ruelles qu’on emprunte uniquement si on habite le coin ou si le GPS veut nous faire éviter les bouchons, fréquents sur l’artère principale du boulevard Jean-Mermoz. Des pavillons et des petits immeubles composent le quartier au milieu duquel s’élève une petite cité constituée de deux bâtiments de quatre étages. En pleine rénovation, les murs témoignent encore du passé, avant que les ouvriers ne les recouvrent d’une couche de peinture. Au milieu des graffitis, un nom parmi d’autres sur un mur décrépi : « Farid ».« A l’époque, quand on n’avait rien à faire, on dessinait sur les murs » raconte Farid Imam, la cinquantaine, qui raconte quelques anecdotes de jeunesse vécues ici. « C’était une bonne cité, ici, mais hélas, ce fléau est tombé sur nous… » Soupire-t-il. Le fléau dont il parle, c’est l’héroïne qui s’est abattue sur les quartiers populaires à partir du milieu des années 1970 et s’est propagée tout au long des années 1980. C’est d’abord ses grands frères, Djamel, Mida et Mohamed, qui tombent dedans. Puis sa sœur Sabia. « J’ai vu comment mes frères sont devenus, ça m’a dégoûté de ces drogues », confie Farid. Mais cette répulsion va très vite disparaître et le désinhiber par rapport aux drogues.
Le « rebeu qui vend »
C’est dans un mélange de flirt et de petit deal que Farid « tombe dedans ». Il raconte qu’à l’âge de 23 ans, il sortait avec une fille « un peu bourgeoise » et qui fumait des joints. Il devient pour cette fille le « rebeu qui vend », le petit dealer de sa bande d’amis. Alors que sa copine se limite à la consommation de cannabis, lui passe en quelques mois à autre chose de plus fort. « Je me suis fait niquer bêtement. Jusqu’à tomber dans l’héroïne. »
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Mehdi, 33 ans, est le fils de Mohamed. Marqué par cette douloureuse histoire de famille, il ne peut s’empêcher de refaire le passé avec des « si ». Il imagine une autre vie, plus normale, pour ses oncles et sa tante. Une vie « comme tout le monde ». « Mes oncles, s’ils n’avaient pas touché à la came, ça aurait peut-être été des gens qui ont des sociétés, à cette heure-ci. Et nous, on ne serait pas encore là à se chercher, alors que c’est eux qui auraient dû trouver leur place dans la société. »
« Indirectement, on voulait être Français »
Derrière cette toxicomanie, un mal plus profond et identitaire se joue dans les corps et les esprits. « T’as vu les têtes qu’on avait ? Ça serait mentir de dire qu’on ne voulait pas ressembler à eux [les Français]. On voulait tous être blonds et avec des yeux bleus, reconnaît Farid. Nos parents venaient de l’étranger, indirectement, on voulait être Français. »
« Dans les milieux populaires, la déglingue n’est pas la même, explique la sociologue Anne Coppel. Pour les gens qui sont dans une double culture, la consommation de drogue, ça permet de se changer. Et il y avait ceux qui voulaient changer, être adoptés par la société dominante. » Anne Coppel est la co-auteure de La Catastrophe invisible, Histoire sociale de l’héroïne (Amsterdam éditions), une des rares études sur le sujet de l’héroïne dans les quartiers populaires. « On a appelé notre travail de recherche la catastrophe invisible, car comme elle était tabou, il n’y avait eu aucune enquête rigoureuse. La mortalité n’était pas connue, c’était une rumeur », ajoute-t-elle. Farid se souvient d’un sentiment de « honte » de se retrouver à se droguer alors que ses parents étaient « venus de l’extérieur pour travailler ici ». « Pour te dire à quel point c’était tabou, se souvient Farid, certaines personnes allaient dans des cimetières pour se shooter. »
Une génération de « consommateurs-dealeurs »
Les quartiers populaires sont particulièrement touchés par cette vague d’héroïne. Face à l’urgence de santé publique, la réponse mise en avant par les autorités est avant tout répressive. « Aucune politique sanitaire », selon Anne Coppel. Les soignants en toxicomanie « n’avaient qu’une seule mission, c’était de désintoxiquer les gens », sans prendre en compte la question du sida, par exemple.
Dans ces quartiers périphériques, les toxicomanes pullulent, avec un autre fléau en corollaire, celui de la délinquance. Certains toxicomanes vivant dans ces quartiers s’improvisent dealeurs afin d’assurer leur consommation personnelle, en revendant une partie de leur stock d’héroïne. Créant ainsi les prémices de certains gros points de deal que l’on connaît encore aujourd’hui. « La génération qui a suivi cette première vague de consommateur-dealeur a vu les dégâts de l’héroïne sur leurs aînés, mais aussi les gains possibles, explique Anne Coppel. Ils sont ainsi passés à un niveau supérieur de deal en évitant de consommer cette substance. »
D’autres toxicomanes, s’adonnent quant à eux, à des vols et à des petits braquages, dans le but de s’acheter leur consommation quotidienne d’héroïne. « Mon oncle Djamel a fait presque 20 ans de prison en tout. C’était ni un braqueur, ni un délinquant. Il faisait ça pour s’acheter son héro. »
Une politique très tardive de réduction des risques
Des quartiers comme celui de Farid s’enfoncent ainsi dans un cercle vicieux de violence, de deal et surtout de morts. Malgré l’urgence sanitaire, « la gauche a été paralysée par le déni », selon Anne Coppel. Il faudra attendre 1987 pour voir enfin une réaction des autorités sous le signe de la prévention. Michèle Barzach, ministre de la Santé sous le gouvernement Chirac, légalise la vente de seringues sans prescription médicale. En 1994, Simone Veil, elle aussi ministre de la Santé, impose contre l’avis de son gouvernement la politique de santé publique dite de « réduction des risques » qui ne sera officialisée qu’en 1999, « très tardivement », selon Anne Coppel, « ce qui a conduit à une telle catastrophe ».
Une catastrophe difficile à quantifier jusqu’à aujourd’hui. Mais des documents du ministère de la Santé de la fin des années 1980 et restés confidentiels estiment entre 200 000 et 300 000 personnes le nombre de toxicomanes dans toute la France. Le nombre de morts, quant à lui, est « impossible à chiffrer ». « Tout ce que je peux dire, c’est que des familles entières ont disparu », conclut Anne Coppel.
Aujourd’hui, Farid se sent « comme un survivant » de cette époque qui le hante encore, avec le souvenir de son père disparu. « Il a été malheureux. Il était perdu, il ne savait plus quoi faire ! Tu imagines, un mec qui vient du bled, il n’a jamais vu ça et il voit ses enfants se droguer ! » Son neveu Mehdi a lui aussi survécu tant bien que mal à ce passé : « On est obligé d’être résilient. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Tu pourras jamais réécrire tout ça. »