La drogue, objet sociologique non identifié

à propos de Henri Bergeron, Sociologie de la drogue

La Revue Internationale des Livres et des Idées.

La recherche sociologique sur les drogues reste en France un domaine en friche. L’ouvrage d’Henri Bergeron présente l’intérêt d’introduire aux recherches fondatrices menées ailleurs sur la question, particulièrement dans le monde anglophone. Mais peut-on comprendre ces recherches et leurs enjeux sans les replacer dans leur contexte ? Peut-on, de même, travailler aujourd’hui sur les drogues sans s’interroger sur l’adoption, dans l’ensemble de l’Europe, de politiques de plus en plus répressives, à l’encontre de l’idée que l’État pénal serait d’abord une réalité américaine ?

Les éditions La Découverte viennent de publier, dans une collection destinée aux étudiants, un petit ouvrage d’introduction aux problématiques de la recherche sociologique sur la drogue. Voilà une excellente initiative car, jusqu’à présent, les étudiants français s’aventuraient dans ce champ en pionniers, dans l’ignorance des grands ancêtres – tous anglophones. Ceux-ci sont ici en bonne place, de Lindesmith à Zinberg, avec, en figure de proue, Howard Becker, sociologue de la déviance, qui a élaboré les clés conceptuelles dont se sont emparés, génération après génération, étudiants et chercheurs. À l’étranger, du moins – car, en France, ce champ de recherche est resté en friche: il ne jouit d’aucune reconnaissance institutionnelle, et les étudiants sont découragés de s’y investir.

Henri Bergeron, l’auteur de cet ouvrage, est l’un des rares sociologues français en mesure de légitimer cet objet de recherche si mal identifié: chercheur au Centre de sociologie des organisations, il a mené une enquête approfondie sur la question, intitulée La Toxicomanie et l’État. L’histoire d’une singularité française. Sa démarche compréhensive rend compte du jeu des acteurs et des croyances collectives à l’origine des résistances au changement du système de soins. Parce que les acteurs considérés par son enquête sont des spécialistes et des responsables administratifs, il a pu échapper au soupçon de complaisance ou de complicité qui pèse sur tous les sociologues qui s’efforcent de rendre compte des logiques d’acteurs stigmatisés, qu’il s’agisse de toxicomanes ou de jeunes des cités.

Le « toxicomane », un acteur

Outre l’objet lui-même, la «drogue», ce qui a fait obstacle à la légitimation de ces recherches par le champ sociologique français, c’est la distance que ce dernier entretient avec les problématiques des chercheurs anglo-saxons (École de Chicago, interactionnisme symbolique, ethnographie urbaine, etc.). Ces approches, auxquelles l’ouvrage de Bergeron a l’intérêt d’introduire le grand public, ont longtemps été ignorées de la tradition nationale, dominée peu ou prou par le fonctionnalisme. Progressivement, cependant, au cours des années 1980, les sociologues français ont pris acte, chacun à leur façon, du «retour de l’acteur». Bien que les approches interactionnistes soient restées marginales, les Français pouvaient néanmoins lire, dès 1985, dans Outsider d’Howard Becker(1)1, «How to become a marijuana user» [Comment devenir un usager de marijuana]. L’article, qui décrit l’usage de cannabis dans les milieux du jazz au début des années 1960, est longtemps apparu comme une sorte d’ovni. En tirer des enseignements pour la «méthode sociologique» impliquait un changement trop radical des cadres d’interprétation. Faisait défaut, entre autres, l’expérience sociale de l’usage. Ainsi, quand, en 1987, François Dubet publie La Galère, la «toxicomanie» y est rejetée dans «un trou noir», dont le sociologue n’a rien à dire puisque, selon les dires des jeunes des cités, le toxicomane se serait lui- même mis au ban de la société. Telles étaient les croyances collectives, alors qu’au même moment l’héroïne se diffusait au sein de réseaux de sociabilité de ces mêmes banlieues.

À l’inverse, la recherche sur la sortie de la toxicomanie que j’ai entreprise l’année suivante, en 1988, sous la direction de Robert Castel, entendait démontrer que le «toxicomane» reste un acteur social. Autrement dit, comme tout un chacun, il fait des choix qui sont fonction de la situation où il se trouve, des ressources qu’il peut ou non mobiliser et de la signification qu’il donne à son usage. Un des enjeux de ce travail était d’appeler au développement en France des recherches sur la question–développement qui a effectivement eu lieu, en grande partie en réponse à une demande sociale. Celle-ci portait d’abord sur la nature du phénomène et ses causes. Avec l’apparition du sida, la demande s’est faite plus précise: il ne s’agissait plus seulement de produire un discours, mais d’agir. Parallèlement aux premières expérimentations, des recherches empiriques ont décrit les façons de faire, les prises de risques, leur gestion par les usagers.

Il faut le rappeler, consommer une drogue exige, même si c’est a minima, une prise en compte des risques. Identifier et renforcer les pratiques spontanées de protection, voilà ce qui définit la stratégie de prévention dite de «réduction des risques». À partir du milieu des années 1990, le mouvement techno mobilisera une nouvelle génération de jeunes chercheurs, mieux au fait des outils conceptuels du champ. Avec l’usage festif, l’interaction s’inscrit par ailleurs à l’évidence «au cœur de l’analyse». Mais les recherches restent en France très marginales. Au niveau international, en revanche, le mouvement de la réduction des risques a été à l’origine d’un développement considérable de la recherche, au croisement des différentes sciences sociales, également mobilisées dans la lutte contre le sida.

Enjeux politiques

Henri Bergeron témoigne de ces recherches, mais sans toutefois les replacer dans leur contexte, ce qu’on peut regretter. Certes, une telle approche exigerait un travail important, à mi-chemin entre l’histoire de la sociologie et celle de la drogue. Mais les questions que se posent les chercheurs ne tombent pas du ciel. Ce n’est pas un hasard si, après les fructueuses années 1960, les recherches menées au cours des années 1970 se sont faites plus rares et plus dispersées. Les approches ethnographiques se sont heurtées à la fois à l’intensification de la guerre à la drogue et aux approches fonctionnalistes alors dominantes. Ainsi, lorsque, en

1984, Zinberg publie ses travaux, bien antérieurs, sur l’usage contrôlé des drogues (2), il a perdu tout espoir que ses recommandations aient quelque influence que ce soit sur la politique officielle. Selon lui, une prévention efficace doit reposer sur l’apprentissage du contrôle de l’usage, mais après la présidence de Jimmy Carter, qui avait tenté de fonder la prévention sur la recherche, Ronald Reagan se contente d’un catégorique « Non à la drogue ». Les leçons de l’expérience, qui enseigne, par exemple, qu’il faut consommer « at a good time, in a good place, with the good people » [au bon moment, au bon endroit, avec les bonnes personnes] sont bannies, accusées d’inciter à l’usage. Pourtant, à peine enterrée, cette approche raisonnée va renaître de ses cendres. En effet, confrontée à la propagation du sida, la Grande- Bretagne va, de son côté, préconiser une politique de santé publique dite de réduction des risques ou des dommages (reduction of drug related harm), en droite ligne des travaux anthropologiques américains.

La politique de réduction des risques

Une recherche en particulier est à l’origine de la politique de réduction des risques: c’est celle de Samuel Friedman qui, entre 1985 et 1986, observe que nombre d’héroïnomanes de rue de New York ont spontanément renoncé au partage des seringues sous la menace du sida. Après une enquête quantitative, menée l’année suivante, il établit ce nombre à précisément 60%. Voilà qui démontre sur le terrain la validité des premières conceptualisations rendant compte de la rationalité de l’acteur. Ce résultat permet un formidable essor aussi bien de la recherche que de l’action – l’inscription de la recherche sociologique dans l’action étant une tradition dans l’École de Chicago, dont Howard Becker est l’un des héritiers.

C’est à Chicago qu’est mise sur pied, dès 1969, la première équipe d’outreach, ou équipe de rue associant usagers de drogues et chercheurs ethnographiques. En 1985-1986, une nouvelle équipe est formée selon la même démarche, qui consiste à confronter le savoir de l’expert et le savoir issu de l’expérience. Voilà que la sociologie se « démocratise » ! Impensable en France, cette évolution s’inscrit dans la droite ligne de l’École de Chicago. Cette circulation entre chercheurs et acteurs va renouveler profondément la recherche sur les drogues. En associant les usagers de drogues aussi bien aux actions qu’à la recherche, la connaissance des usages dans leur contexte fait un bond en avant. Au-delà de l’usage et des risques, cela permet également l’exploration de questions telles que les conditions des changements de comportements – une question sociologique s’il en est. Il est regrettable qu’Henri Bergeron n’ait pas pris la peine de discuter les thèses de Friedmann et de ses confrères sur cette question, thèses qui ont conduit au développement d’associations d’usagers de drogue (peer-support). De façon tout à fait problématique, tous ces travaux ont été exclus, sans doute au motif de leur engagement dans l’action, selon un positionnement assez général dans la sociologie académique française. Ainsi, les rares introductions aux travaux de l’École de Chicago dans la sociologie urbaine passent sous silence les programmes d’action sociale auxquelles ces recherches étaient associées.

Une question culturelle

Autres directions de recherche, celles qui s’attachent aux significations de l’usage dans différents contextes culturels, et qui pour les Américains aujourd’hui relèvent des cultural studies. Des comptes-rendus de recherche, précis et détaillés, apportent de nombreux éclairages sur la question, même si elle n’est pas traitée en tant que telle. Pour le moment, les recherches françaises sur la question des drogues portent essentiellement sur les jeunes des cités ou les usagers en grande exclusion, sans qu’il soit possible de savoir si les usagers d’origine maghrébine, les gitans ou les étudiants bretons ont une relation spécifique aux drogues. Il y a bien quelques tentatives pour décrire les usages en les inscrivant dans le monde du travail, ou encore pour décrire les usages des squatters, des jeunes en errance ou des travellers, mais la résistance à ces approches, stigmatisées comme «communautaristes», fait partie des « singularités » françaises, pour reprendre la formule de Bergeron.

L’articulation entre drogues, sexualités et genre a également été largement explorée, bien au- delà du seul article cité. Selon Henri Bergeron, qui dit le regretter, il n’y a pas, à l’exception d’Alain Ehrenberg en France, de recherches qui mettent en relation « les raisons du développement des usages » et les «transformations anthropologiques essentielles survenues au cours du XXe siècle ». Il n’a certainement pas lu Beatriz Préciado, qui associe l’usage de produits et la construction de nouvelles identités de genre : « C’est la subjectivité dans son ensemble qui se fabrique dans les circuits techno-organiques codifiés en termes de genre, de sexe, de race, de sexualité, à travers lesquels circule le capital pharmacopornographique », écrit-elle dans Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique3. «Évidemment », une philosophe comme elle n’avait rien à faire dans cet ouvrage consacré aux travaux de sociologie, mais on ne peut pas en dire autant ni de Suzan Boyd, au Canada, pour les femmes, ni de Pascale Jamoulle, en Belgique, sur l’identité masculine en milieu populaire.

Le problème de la « sanitarisation »

Qu’on le veuille ou non, faire de la sociologie, c’est toujours prendre position. Henri Bergeron en est bien conscient, et s’engage clairement pour dénoncer la « sanitarisation » des politiques des drogues. Selon lui, « la survenue du sida a été l’événement déclencheur majeur d’un phénomène de sanitarisation ». Effectivement, le sida a contribué à mettre au premier plan dans l’agenda politique la santé publique, et pas seulement dans le champ des drogues. À part aux Pays-Bas, c’est au nom de l’urgence médicale que la réduction des risques s’est imposée. La «coalition de cause» à l’origine de cette politique a réuni, entre autres, des médecins et des usagers de drogue. Leur alliance s’est fondée sur un principe reconnu parles médecins: l’usage de drogue n’est pas une maladie, mais relève d’un phénomène de dépendance. C’était un pas en avant appréciable au regard de la loi de 1970, qui faisait du toxicomane – ce maniaque du toxique – soit un malade, soit un délinquant.

Par suite, l’addictologie, fondée sur le concept de dépendance, est rapidement devenue le cadre d’interprétation dominant. Henri Bergeron critique ainsi la façon dont se sont imposées « sur le marché scientifique comme en politique des explications neurobiologiques des phénomènes d’addiction ». L’« addictologie » conduit à envisager de façon globale «les concepts d’alcoolisme, de toxicomanie et de tabagisme » – un regroupement qui serait justifié « par l’existence de voies neurobiologiques communes à l’ensemble des pratiques addictives ». À juste titre, il remarque que le concept englobant de dépendance masque le fait que ces comportements n’ont pas les mêmes significations pour différents acteurs et qu’ils n’ont pas le même statut dans la société.

Tout en critiquant avec raison cette « sanitarisation », Henri Bergeron ne voit pas la façon dont elle s’articule à une politique de répression. Le problème vient notamment de l’origine contestable qu’il attribue à la sanitarisation : selon lui, elle est directement liée « à la mise en œuvre d’une politique extensive de réduction des risques». Pourtant, au-delà de la reconnaissance officielle par le conseil de l’Union européenne de « la valeur et l’importance» de la politique de réduction des risques (18 juin 2003), on peut se demander si ce discours apparemment consensuel correspond effectivement aux politiques mises en oeuvre, et si donc on peut estimer qu’il est la cause de la sanitarisation croissante de la question des drogues. En France, par exemple, la politique de réduction des risques n’est en rien une réponse dominante. Elle n’a certes pas été supprimée, comme l’avaient souhaité les sénateurs à l’origine du rapport « La Drogue, l’autre cancer » en 2003. Le consensus médical, essentiellement sur les traitements de substitution, a en effet contraint le gouvernement à officialiser ce dispositif. Mais cette politique a en même temps été réduite à quelques outils techniques, tels que les seringues et l’accueil des usagers en grande exclusion. Ainsi, faute d’équipes de terrain, on ne sait plus qui sont les injecteurs aujourd’hui et s’ils ont effectivement accès aux seringues. L’idée que l’usager de drogues est acteur de sa santé, au cœur de la conception initiale de la réduction des risques, a été évacuée4, ce qui a ouvert la voie à un retour des politiques répressives. À nouveau en effet, comme c’était le cas dans la loi de 1970, la santé publique est invoquée pour justifier la répression: on revient donc sur les progrès accomplis précédemment. Pourtant, la lutte contre le cannabis n’est pas exactement une priorité de santé publique. Quelques rares experts ont tenté de le dire, mais ils ont été réduits au silence.

La prohibition, un tabou ?

L’enjeu n’est pas simplement de rompre avec la criminalisation des usagers de drogue, et de développer une réponse plus rationnelle et plus solidaire à l’usage de drogue: ce qui pose problème, c’est le système prohibitionniste, une question qui n’est même pas évoquée dans le livre. Bergeron ne mentionne ainsi pas les travaux de Nadelmann sur la prohibition. La question serait-elle hors champ ? À l’Observatoire européen des drogues (OEDT), l’évaluation des politiques publiques est limitée par cet impensable. Visant à l’unification des politiques européennes, l’OEDT classe sereinement la France, l’Allemagne ou encore les Pays-Bas dans la même catégorie: celle des pays qui pénalisent l’usage de drogue, au travers de «divers instruments juridiques qui soit limitent la possibilité de l’emprisonnement à des situations particulières, soit laissent une plus grande d’appréciation aux autorités publiques». Mais qu’en est-il du point de vue des droits de l’usager ? Le cadre prohibitionniste commun l’emporte-t-il sur les différences nationales en Europe ? Faute de recherches comparatives sur les politiques, leur mise en œuvre et leurs résultats, il n’est pas possible de l’évaluer.

La publication de cet ouvrage est une bonne chose, en ce qu’il peut favoriser l’implication de jeunes chercheurs. Ses premiers chapitres, clairs, précis, explicatifs, se lisent d’un trait. Mais l’analyse qu’Henri Bergeron fait de la situation actuelle est insatisfaisante: comme il est d’usage, il oppose la logique sanitaire européenne et la logique pénale des États-Unis, mais cette opposition ne permet pas de rendre compte des évolutions actuelles et de l’adoption de politiques de plus en plus répressives en France, en Italie et même aux Pays-Bas. Le discours « sanitaire » ne masque-t-il pas les progrès de ce que Loïc Wacquant appelle l’État pénal ? La tolérance-zéro en Europe doit en effet avancer masquée, car, comme Henri Bergeron le relève, l’incarcération des usagers de drogues y est « dotée d’une charge symbolique négative». À l’évidence, nous n’interpréterons pas la situation actuelle de la même façon si la tendance à l’autoritarisme se renforce ou si, au contraire, des mouvements sociaux ouvrent de nouvelles voies. En attendant qu’un chercheur ou plusieurs s’attellent à la tâche, on peut toujours lire cette introduction. Je la recommande, même si c’est avec un petit pincement au cœur !

Notes :

1 – Howard S. Becker, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, trad. J.P. Briand et J.-M. Chapoulie, Paris Métaillé, 1985.

2 – Norman E. Zinberg, Drug, Set and Setting, The Basis for Controlled Intoxicant Use, New Haven et Londres, Yale University Press, 1984.

3 – Beatriz Préciado, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008.

4 – Il est d’ailleurs remarquable que le président actuel de la MILDT, à l’origine des peines-plancher dans la lutte contre la délinquance, ait supprimé les subventions des associations d’usagers de drogues, devenues selon la loi associations de malfaiteurs. Rappelons toutefois que le gouvernement précédent, de gauche, s’était quant à lui gardé d’inscrire ces subventions un programme officiel. La médicalisation était déjà en marche.

Références :[+]

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