- Auteur.e.s :
- Michel Kokoreff
- Annales de la recherche urbaine
Annales de la recherche urbaine, numéro 78
Cet article s’appuie sur une recherche menée durant deux ans sur divers terrains de la région parisienne. (M. Kokoreff, De la défonce à l’économie informelle – Processus pénal, carrières déviantes et actions de prévention liés à l’usage de drogues dans les quartiers réputés « sensibles », Clersé-Ifresi / Ministère de la recherche-MILDT, décembre 1997, 394 p.). Il s’agissait de prendre pour objet la construction sociale des problèmes de drogue dans les quartiers pauvres en privilégiant une double entrée : institutionnelle, avec le choix d’une entrée par le processus pénal, à travers l’analyse d’un corpus significatif d’affaires judiciaires complétée par des entretiens avec les principaux acteurs de la police et de la justice; territoriale, avec une approche ethnographique associant observations sur le « terrain » (quartiers et cités diversement stigmatisés et/ou impliqués dans le trafic) et entretiens menés en termes de «carrières » auprès de personnes diversement impliquées dans le milieu de l’illicite. Dans ce contexte, on a pris en compte l’émergence de nouvelles formes d’intervention en matière de prévention dans l’espace local.
On a assisté ces dernières années à une transformation tant des représentations que des pratiques sociales liées au trafic de stupéfiants. Aujourd’hui, c’est sur les quartiers populaires situés à la périphérie des grandes villes que s’opère la focalisation de l’attention publique. A en croire le discours social, ils seraient devenus un véritable « supermarché de la drogue ». L’économie de la drogue serait en passe de suppléer aux ressources de l’économie légale, de faire vivre des familles voire des cités entières, mais aussi de tracer d’autres perspectives de réussite sociale que celles dessinées par l’École, en particulier pour les jeunes issus de l’immigration. De là à conclure que s’instaurent dans les quartiers dits « sensibles » des logiques mafieuses sur les décombres du modèle républicain, il n’y a qu’un pas que certains franchissent allégrement.Kokoreff – modes d’organisation
Or une telle vision des choses – si symptomatique qu’ elle soit d’ un déplacement de la question sociale – est éminemment réductrice. Elle participe d’un effet de méconnaissance de la réalité des pratiques de trafic, à commencer par le fait qu’il n’existe pas de distribution homogène pour les différents produits (cannabis, héroïne, cocaïne, crack, ecstasy…), qui obéissent à des logiques et à des fonctionnements spécifiques. Une enquête comparative récente (Duprez, Kokoreff, Weinberger, Joubert, 1997) a mis en évidence l’existence d’une corrélation forte entre le cumul des handicaps sociaux, économiques et culturels, mesurables à partir des données concernant les conditions de vie, et l’im- plantation d’une économie informelle (licite et illicite), manifeste à travers un faisceau d’indicateurs (interpellations, saisies, mouvements de consommateurs, réputations…). Mais elle souligne aussi la diversité des situations locales, la multiplicité et la précarité des positions occupées, le caractère incertain des trajectoires qui s’inscrivent dans un système de débrouillardise composé de multiples manières de « faire du business ». Enfin, et surtout, ces travaux montrent bien que les espaces du trafic sont loin de se cantonner à l’univers des cités qui n’en constituent que la face la plus visible socialement.
Pour comprendre le paradoxe que représente la circulation de richesses au cœur des quartiers pauvres, il faudrait reprendre la chronologie des événements, repérer selon quelles modalités et dans quel contexte cette question a fait irruption sur le devant de la scène sociale (et médiatique), quels déplacements se sont opérés récemment de la thématique du « deal de cité » à celle, plus large mais aussi plus ancienne, de l’« économie informelle », en quoi elles participent, tout en les renouvelant, aux représentations des lieux de marges. Plus fondamentalement, il conviendrait de mettre à jour les conditions socio-historiques qui ont rendu possible l’ émergence des trafics de stupéfiants dans les « banlieues ».
Certes, la hantise suscitée par les faubourgs et les milieux populaires ne date pas d’aujourd’hui ; et il n’est pas absurde de repérer dans la situation présente un phénomène récurrent. Mais il convient de souligner la singularité du processus auquel on assiste par rapport aux constats établis par des travaux antérieurs qui mettaient l’accent sur les ruptures générationnelles et sociétales (Castel et al., 1992).
L’économie informelle : un secteur aux milles visages
Au début de la décennie, un état des lieux sur les marchés illégaux adoptant une perspective comparative entre les pays notait que, des quatre pays étudiés (Pays-Bas, Italie, Grande-Bretagne, France), ce dernier était probablement celui qui offrait « la connaissance la moins approfondie des marchés des stupéfiants.» (Schiray et al., 1992). Le manque d’informations et de bases de données fiables, les effets produits par les frontières tracées entre les disciplines, l’existence d’enquêtes, de rapports ou d’articles pas ou peu diffusés, tout cela a pu y contribuer. Pourtant, des enquêtes récentes situées au carrefour de plusieurs disciplines (sociologie, ethnologie, économie) sont venues combler ce manque pour s’intéresser tant aux aspects macro- et micro-économiques des marchés illégaux (Lewis, 1996; Kopp, 1996; OGD, 1995; Schiray, 1994) qu’aux conditions sociales et territoriales d’organisation du commerce local (Bouhnik, Touzé, 1996; Murard et al., 1997; Duprez et al., 1995 et 1996; Péraldi, 1996, Tarrius, 1997). On se propose d’aborder ces travaux autour de trois questions récurrentes.
La drogue, un marché comme les autres ?
La première porte sur le caractère spécifique ou pas des marchés citadins des stupéfiants : s’agit-il d’un marché comme les autres? Existe-t-il un modèle du marché de la drogue, ou bien n’a-t-on affaire qu’à des figures particulières ? De nombreux travaux ont souligné la similitude des logiques de l’économie légale et de l’économie illégale du point de vue de ses formes d’organisation dans l’échange. L’idée n’est pas nouvelle puisqu’il y a près de trente ans déjà, divers auteurs américains avaient déjà montré tout l’intérêt de considérer l’usage de drogue comme style de vie (Preble et Casey, 1969), et plus encore le crime comme travail, en termes de spécialisation, de professionnalisme, d’ apprentissage et de satisfaction personnelle (Letkenmann, 1973). Dans son enquête sur les carrières des trafiquants, menée entre 1974 et 1980, Patricia Adler évoque des entrepreneurs indépendants opérant dans un « marché souple et désorganisé » (Adler 1985 et 1992). Plus récemment, deux chercheurs anglais ont donné à cette question une dimension originale en partant d’une définition de la ville moderne comme « bazar ». « La notion de bazar, ainsi qu’elle est appliquée aux grandes villes contemporaines, entraîne la coexistence de la légalité et de l’illégalité et le changement permanent des limites entre les deux. » (Ruggiero et South, p. 326, 1996). Une bonne illustration de cet enchevêtrement est la précarité des positions occupées, sans que l’on puisse toujours réduire les usagers de drogues à des « délinquants de carrière ». Ce sont encore les relations entre emploi légal et emploi illégal qui peuvent prendre des formes variées dans le temps (succession ou simultanéité). Libérée de ces connotations «orientalistes», la notion de bazar permet ainsi de restituer le sens « autre » des marchés des secteur des services sont en contradiction avec le système de valeurs des milieux sous-prolétarisés, autant la rue « rend possible la fierté et le respect de soi même ». Ce qui n’empêche pas que l’on retrouve dans l’économie de la drogue, à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des trafiquants, les mêmes discriminations raciales entre Blancs et non-Blancs.
En France, l’idée d’un continuum entre l’économie officielle et l’économie souterraine est largement partagée. Elle est validée par l’existence des mêmes principes de structuration de l’organisation des échanges : mécanismes de formation des prix et des revenus selon la loi de l’offre et de la demande, variabilité des produits et des types de distribution, stricte division du travail passant par une séparation importante des niveaux de trafic – en dépit du trafic de fourmis qui est la tentative de court-circuiter les niveaux intermédiaires (Duprez et al., 1995) – et une multiplicité de rôles dont une définition fonctionnelle (guetteurs, rabatteurs, revendeurs, trésoriers, banquiers de cité…) ne permet qu’imparfaitement de rendre compte. Tout en mettant l’accent sur l’extrême flexibilité et diversité des formes d’organisation (Fatela, 1992), leurs dimensions locales, l’idée d’une logique de marché obéissant à un schéma organisationnel semble aller de soi. Mais en mettant l’accent sur les dimensions sociales des relations entre vendeurs et consommateurs, les enquêtes ethnographiques (Bouhnik et Joubert, 1992; Joubert et al., 1996, Murard et al., 1997) conduisent aussi à nuancer la portée explicative des modèles économiques, voire l’ économisme sous-jacent à un certain nombre d’analyses qui postulent une rationalité des acteurs qui n’est pas toujours avérée.
Prenons le cas du marché du cannabis dans les cités. La question est de savoir si la banalisation de l’usage de cannabis s’est accompagnée d’une généralisation de la revente comme moyen de financer sa propre consommation. Or l’argument de l’auto-financement n’est en rien systématique. Il est nécessaire d’envisager une pluralité de figures (usagers non revendeurs, revendeurs non usagers, « petits consommateurs », « gros consommateurs ») et de différencier les revenus du « deal » selon la nature du point de vente. Déjà parce que la revente est une pratique qui, dans la durée, n’est pas aussi répandue qu’on le dit parfois. Bien qu’il y ait là une opportunité d’accès à des ressources monétaires qui font défaut par ailleurs, l’engagement dans la revente de cannabis peut être éphémère, à la fois du fait de bénéfices insuffisants et de contraintes diverses (horaires, relations…) qu’impliquent cette activité illicite. Ensuite, il faut prendre en compte la différenciation des marchés. Il est possible de distinguer deux exemples idéal-typiques, les « supermarchés » et les « commerces de proximité », selon que les marchés privilégient une logique de gain ou une logique d’interconnaissance; dans un cas, la négociation est difficile, et c’est la position marchande qui prime ; dans l’ autre, elle est inhérente à la transaction, que ce soit sous forme de récrimination ou de cadeaux. L’accès au produit, la quantité et la qualité finalement obtenues, le prix payé, la manière même dont se déroule la transaction font intervenir plu- sieurs types d’« arbitrage relationnel » : la réputation en est un, dans un périmètre donné, le respect en est un autre (Murard et al., 1997).
Quelle échelle territoriale ?
Ces analyses introduisent une autre question, elle aussi récurrente, celle des dimensions territoriales des marchés de l’illicite. Quelle est l’échelle pertinente pour analyser ces phénomènes ?