Les toxicos français abandonnés à leur sida

FAVEREAU Eric, Libération – Vous

 

 

Une sociologue dénonce la tardive prise de conscience des liens entre VIH et drogue.

Les toxicomanes en France ont été sacrifiés au sida. Tel est le constat, brutal, qui se dégage de la passionnante étude menée par une sociologue, Anne Coppel. Dans un long article pour l’Ecole des hautes études en sciences sociales (1), elle a disséqué les rapports « entre les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France ». Et le résultat est accablant. Personne, ou presque, ne s’est aperçu qu’il fallait mettre en place au plus vite une politique de réduction de risques en matière de transmission du VIH aux toxicomanes. Le retard a été considérable, les conséquences dramatiques. Et, plus que la révélation de ce fait, c’est le récit de dix années d’aveuglement général qui rend ce tableau frappant.

« Il y a une exception française. Dans la plupart des pays européens, la menace du sida a provoqué une remise en cause de l’organisation des soins aux toxicomanes », note en préambule Anne Coppel. Les faits épidémiologiques sont clairs : dès 1982, on sait que le sida touche les toxicomanes, par le biais des échanges de seringues. « En 1985, Des Jarlais (un chercheur américain, ndlr) constatait que près de 60% des toxicomanes de rue à New York avaient renoncé à échanger leur seringue dès qu’avaient été connus les modes de contamination. La prévention était donc possible.» Les autres pays européens réagissent. « En 1987, raconte Anne Coppel, la Grande- Bretagne tire les leçons de deux expériences in vivo. A Edimbourg, où les seringues n’étaient pas accessibles aux usagers de drogue, le taux de prévalence du sida était de 45 à 55%, alors qu’il était de 5 à 10% dans la ville voisine de Glasgow, où les seringues étaient vendues en pharmacie. Les spécialistes britanniques préconisent de donner la priorité à une politique de santé» et parviennent à «l’imposer au gouvernement Thatcher ». En France, peu de voix s’élèvent, à l’exception de celle du docteur Claude Olievenstein, sur la nécessité de la vente libre des seringues. Il faut attendre 1987 pour que Michèle Barzach, alors ministre de la Santé, la permette, et patienter jusqu’en 1993 pour que les autorités sanitaires mettent en place une vraie politique de substitution, avec une multiplication des programmes de méthadone. L’épidémie, elle, n’a pas attendu : les toxicomanes français sont six fois plus touchés que les Anglais, et dix fois plus que les Néerlandais. Pour Anne Coppel, l’aveuglement des experts en toxicomanie a été indéniablement le plus lourd de conséquences. En très grande majorité, ils se sont cantonnés dans la vieille

problématique sevrage ou pas sevrage, le sida n’étant à leurs yeux qu’un épiphénomène. Aujourd’hui, il est certes facile de reprendre des citations d’hier, mais leur accumulation est telle que la responsabilité des experts est directement engagée. Distribuer des seringues, prescrire des opiacés de substitution ? En 1992, Francis Curtet, responsable de Trait d’union, balaye ces possibilités : « Allons- nous abandonner les toxicomanes à leur toxicomanie ? » Et de vanter « l’efficacité du réseau de soins français », alors qu’à l’époque le taux de prévalence français chez les toxicos est déjà une « catastrophe sanitaire », selon l’expression du rapport Henrion en 1995. Parler du sida chez les toxicomanes ? « C’est l’assurance de faire recette», se gausse la revue Sida et toxicomanie en 1987. De fait, pour Anne Coppel, les institutions se sont «autodéfendues». Elles ont protégé leur manière de fonctionner plutôt que la vie du patient. Dans leur approche du toxicomane, règne le refus persistant de la médicalisation : « Il a été le plus lourd de conséquences, rappelle Anne Coppel. Ont été successivement dénoncés comme contrôles sociaux la vaccination contre l’hépatite, l’accès à la sécurité sociale, la perte de l’anonymat ou les consultations médicales ». Face au sida, il s’est imposé avant tout de « préserver la dimension de la parole ». On en connaît le résultat : c’est la parole du virus qui s’est imposée. Cela étant, il serait exagéré de ne pointer que l’erreur dramatique des « experts en toxicomanie ». Car tout fonctionnait mal. La prise en charge de la toxicomanie oscillait entre deux administrations, la Direction générale de la santé et la Délégation générale de lutte contre les drogues et la toxicomanie. Les politiques, également, ont manqué cette urgence sanitaire. Georgina Dufoix, en 1985, interdit même les seringues vendues avec vaccin. Claude Evin déclare en octobre 1988 à Libération qu’il ne voit que des inconvénients à la méthadone. Et Edouard Balladur, en présentant en 1993 un rapport sur la drogue, demande : «Drogue et sida : quel est le rapport ? » La cécité était générale.

 

(1) Communications n° 62. Vivre avec les drogues. Ecole des hautes études en sciences sociales, éditions du Seuil, 1996. 100 francs.

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