Le panel citoyen « Mieux vivre à Stalingrad », L’expérience menée à Paris

« DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE ET RÉDUCTION DES RISQUES »

COMMENT ASSOCIER LA POPULATION LOCALE À LA RÉSOLUTION DES PROBLÈMES D’UN QUARTIER ?

56e RENCONTRE DU CRIPS ÎLE-DE-FRANCE – 14 OCTOBRE 2004

LETTRE D’INFORMATION – N°73

 

DOUBLE INTERVENTION : BERNARD JOMIER ET ANNE COPPEL

 

BERNARD JOMIER,

ADJOINT AU MAIRE, CHARGÉ DE LA SANTÉ, MAIRIE DU 19E ARRONDISSEMENT DE PARIS

panel citoyen imageInitiative de la mairie du 19e arrondissement de Paris, le projet a été mis en place dans le quartier de Stalingrad, mitoyen des 18e et 10e arrondissements, qui est marqué depuis plus de 10 ans, par le trafic et la consommation de drogues. Cette situation a amené des mobilisations de riverains protestant contre les nuisances engendrées. L’affrontement grandit d’année en année. Des interventions policières apaisent les conflits, dispersant temporairement la scène de la drogue vers les arrondissements voisins. Le quartier est également affecté par des logements délabrés, et un nombre important d’immeubles vétustes. Le panel citoyen s’inscrit aussi dans un projet de rénovation et de mutation urbaine.

Pourquoi la mairie a-t-elle désiré s’engager dans cette démarche ? Il fallait sortir du conflit et les besoins ressentis par la population n’étaient pas connus exactement. Il s’est avéré que le sentiment d’abandon du quartier prévalait au-delà des conflits autour de la drogue. Une réunion publique avait eu lieu quelques mois avant la création du panel citoyen. La première phase de cette réunion a été le terrain de toutes les plaintes concernant la sécurité, la délinquance et les nuisances. Mais passée cette phase, une réflexion sur ce qui pourrait changer les choses s’est exprimée. Cette expérience a permis de percevoir que par le débat, il était possible d’aboutir à une réflexion collective et à des propositions rassemblant le plus grand nombre. L’objet du panel citoyen était de partager une parole, d’entendre toutes les voix et de dégager des sujets sur lesquels il était possible de s’accorder. Il regroupait quatorze personnes, citoyens tirés au sort et membres désignés pour assurer la présence de tous les points de vue. La mairie s’est ensuite mise en retrait et a laissé la coordinatrice, Anne Coppel, diriger le panel. La démocratie participative ayant fait son œuvre, le panel s’est retourné vers les élus pour faire appliquer leur travail. Les propositions ont été présentées au maire du 19e arrondissement lors d’une séance publique. La mai- rie ne s’était pas engagée à réaliser toutes les propositions, notamment parce que la politique des drogues n’est pas de la compétence exclusive des municipalités. La première réalisation a été la création d’une équipe de rue. Une autre proposition a concerné un lieu d’accueil et d’écoute pour les jeunes. Les réponses sont longues à être données, mais le processus est toujours en cours.

Je pense que cette expérience est un pari sur l’intelligence collective. Dans un domaine aussi conflictuel et idéologique que la politique des drogues (que les élus ont souvent peur d’aborder dans le débat public), il a été demandé, directement aux habitants, ce qu’ils en pensaient. Des personnes ayant des points de vue totalement différents, encore aujourd’hui, ont trouvé un consensus autour d’un ensemble de projets. Des propositions très minoritaires, comme l’ouverture d’une salle d’injection pour les usagers de drogues, propositions qui amenées par des élus auraient été immédiatement caricaturées dans le débat politique, ont pu être entendues. Le niveau d’information général et le débat ont donc progressé sur ces questions. Cet échange, fondement de la démocratie participative, a permis à chacun d’affûter son jugement.

Les élus du 19e n’ont pas voulu fuir leurs responsabilités. Il faut un véritable relais des politiques pour concrétiser les travaux délibératifs. Nous avons souhaité une délibération consensuelle qui lui donne une force qui s’impose aux élus. Aucun élu, quelles que soient ses convictions politiques, n’a contesté ce rapport. Il a une légitimité, du fait du mode de constitution du panel et du mode de délibération. Par rapport au système décisionnel, le consensus était important car la situation très conflictuelle. La mairie n’est pas entrée dans cette démarche avec un projet préconçu à faire passer aux habitants. Elle a simplement souhaité leur donner la parole.

Je regrette que ces expériences peinent à s’étendre. Il faut que les démocraties représentatives et participatives avancent ensemble pour permettre des délibérations intéressantes des habitants qui soient ensuite relayées par des prises de décisions des élus.

 

 

ANNE COPPEL,

SOCIOLOGUE, PRÉSIDENTE D’HONNEUR DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE DE RÉDUCTION DES RISQUES (AFR)

Nous nous sommes inspirés des jurys citoyens anglais, mais je me rends compte, à l’écoute des propos précédents, que notre démarche a été totale- ment différente. Nous avons répondu à une initiative de la mairie du 19e et donc à une commande politique. Le consensus dans le domaine des drogues est le piège absolu. Il y a un discours obligé à propos des drogues, car il est impossible de dire « Je suis pour les drogues ». Cela a pour conséquence qu’il est impossible, véritablement, d’en parler. En fait, nous nous étions donnés tous les moyens pour ne pas arriver à un consensus, de par la constitution du panel. Nous n’avions pas de maîtrise sur les sept personnes tirées au sort, et pour les autres, le comité de pilotage a pris grand soin de réunir les opinions les plus différentes, pour preuve, la présence des deux associations en conflit dans le quartier, le Collectif anti-crack et Stalingrad quartier libre. Il est vrai qu’il n’y avait pas de consommateurs de drogues, en particulier de crackers dans le panel. Nous avons essayé cependant de les associer au maximum à la réflexion. Nous avons nommé des personnes d’origine étrangère qui ne se portent pas spontanément volontaires, des commerçants et le père d’un usager de drogues.
Une des difficultés des débats a été la différence d’implication et de niveau d’information des participants, certains très informés et ayant une opinion tranchée, d’autres n’ayant jamais réfléchi au problème. Il a fallu, dans un premier temps, bien définir les questions rele- vant du panel ou non car, son objectif n’était pas d’élaborer une politique des drogues, mais de proposer ce qui pourrait être réalisé concrètement dans le quartier. Nous avons adopté une démarche de consensus car, sur la question des drogues, il est impossible d’unifier fonda- mentalement tous les points de vue, chacun pouvant se référer à des systèmes de valeurs radicalement opposés, comme par exemple, sur le rôle de l’État et des citoyens… Malgré tout, pour agir, il faut s’entendre sur certains points. Le consensus sur les actions doit être le plus large possible pour engager la mairie sur un terrain qui n’est pas ordinairement de sa responsabilité. Ouvrir un débat, c’est déjà reconnaître l’existence du problème, mais la mairie n’a intérêt à s’impliquer que si les citoyens le lui demandent très clairement et d’une seule voix. Bien sûr, tout le monde est d’accord pour lutter contre le trafic, soigner les toxicomanes ou faire de la prévention. Mais répétées mille fois, ces idées sont pourtant peu appliquées. Les propositions faites par le jury ont été des propositions de bon sens qui, prises dans un cadre général, pour- raient paraître simplistes. Par exemple, pour que les crackers ne squattent pas les halls d’immeubles la nuit, un accord a été trouvé pour dire qu’il faut leur proposer un hébergement mais cependant, personne n’est prêt à le payer…

Pour aboutir à un débat entre ces quatorze membres, il faut une méthodologie. Inspirée par les conférences de consensus, elle consistait à écouter tous les acteurs de terrain : travailleurs sociaux, policiers, associations… Une démarche de diagnostic participatif a été adoptée : « Que se passe-t-il dans le quartier ? Qu’est-ce qui est fait ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? » Nous avons incité les acteurs à présenter et à faire une auto-évaluation de leurs actions. Ainsi, le panel citoyen a pu apprécier où il y avait consensus ou débat. En effet, c’est un domaine où il existe une expertise, où tout n’est pas question d’opinion et le choix citoyen doit être éclairé afin de ne pas débattre sur des croyances. Six séances publiques avec des invités ont été organisées. Le panel aurait aimé disposer d’éléments chiffrés de la situation – nombre d’actes de délinquance, nombres de toxicomanes… – mais ils n’existent pas. Les acteurs ont des chiffres de leur activité, mais le quartier de Stalingrad n’a pas d’existence administrative. Étalé sur trois arrondissements, chacun peut en définir des frontières différentes. Aujourd’hui, des informations chiffrées locales commencent à émerger.

En 1994, alors que les habitants et les commerçants manifestaient contre le trafic et les toxicomanes, ils ont découvert un lieu, la Boutique, qui accueille les toxicomanes, leur donne des préservatifs et des seringues, sans les obliger à se soigner. Ils y ont vu une contradiction avec le discours des autorités locales qui leur disait vouloir chasser les toxicomanes et ils se sont sentis sacrifiés à la politique nationale de la lutte contre le sida.

Le problème était effectivement d’avoir cantonné la réduction des risques au sida. Une politique globale apportant des réponses sociales et sanitaires est la seule politique d’avenir de réduction des risques, car elle est utile pour tous, usagers de drogues, habitants et élus. J’ai animé ce débat citoyen car je pense qu’il est possible de poser ouvertement ces questions. Il est d’ailleurs plus facile d’en discuter avec les habitants qu’avec les élus. La politique de réduction des risques doit s’adresser aux usagers de drogues et à la société. Une politique d’insertion socioprofessionnelle est la seule vraie réponse.

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