- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
Ce podcast, fait découvrir les romans du Festival Effractions, qui explore les liens entre littérature et réel. La quatrième édition s’est tenu à la Bibliothèque publique d’information, du 8 au 12 mars 2023.
Dans cet épisode #18, Camille Delon, bibliothécaire à la Bpi, reçoit Anne Coppel, sociologue, pour évoquer les thématiques abordées dans les Enfants endormis, d’Anthony Passeron.
Lecture : Caroline Girard
Réalisation : Michel Bourzeix et Gilles d’Eggis
Musique : Thomas Boulard
Extrait lu : Anthony Passeron, Les Enfants endormis (2022) © Éditions Globe
Ce podcast a été enregistré dans les studios du Centre Pompidou.
Transcription du Podcast (PDF) :
Camille Delon : « Les Enfants endormis, d’Anthony Passeron, est un double récit. C’est d’abord une histoire familiale. Celle de l’auteur, qu’il restitue en se replongeant dans une boîte à chaussures, contenant des photos de famille et des films super 8. Il raconte l’ascension de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuse dans l’arrière-pays niçois. Cette histoire familiale, c’est aussi et surtout celle qui a conduit son oncle Désiré vers un destin tragique. Désiré fait partie de ces enfants endormis, ces jeunes frappés par la drogue, que l’on retrouve à demi inconscients dans les rues des villages, une seringue plantée au creux du bras. Certains contractent le virus du sida, comme Désiré, alors que la maladie est encore mal connue.
L’autre histoire que nous raconte Anthony Passeron, et qui fait écho à celle de Désiré, c’est celle de la recherche. L’auteur restitue l’épopée qui conduit des médecins et chercheurs américains et français à comprendre ce qu’est cette maladie dévastatrice, que l’on pensait réservée aux hommes homosexuels.
À la manière d’un archéologue, avec son écriture claire, livrée sans pathos, Anthony Passeron dévoile une tragédie familiale, intime, mais aussi collective, qui répond à son enquête sur la découverte du sida.
En dépeignant à la fois la vie d’une jeunesse en perdition, et la plongée dans le déni d’une famille paralysée par la honte et la détresse, il nous offre un magnifique roman, haletant et bouleversant.
Le roman se passe au début des années 1980. Quelle est la réalité de la consommation de drogue en France à cette époque ? Est-ce que vous pouvez nous parler du contexte ?
Anne Coppel : La réalité des consommations de drogues, c’est justement la question que nous nous sommes posée, avec un groupe de chercheurs sur l’histoire de la diffusion de l’héroïne depuis les années 1960 jusqu’à la fin du siècle précédent, parce qu’il n’y avait aucune enquête. Ce que l’on sait, c’est qu’au cours des années 1970, le cannabis s’est beaucoup diffusé et qu’il y a eu aussi une diffusion d’autres drogues, dont l’héroïne. Parce qu’on se souvient de l’héroïne, qui est devenue un peu symbolique, mais il y avait aussi, en particulier dans les années 1980, certainement de la cocaïne, des amphétamines. Mais en fait, on n’avait pas d’enquête sérieuse à l’époque, on n’avait pas de chiffres, donc on ne sait pas quelle a été l’importance de cette diffusion. On a des indicateurs indirects, le nombre de cas de sida par exemple, pour ce qui est de l’héroïne. Mais, si je prends par exemple le cannabis, on n’a aucune idée de l’importance de la diffusion du cannabis au cours des années 1970.
Les enquêtes qui existent sans doute minimisaient énormément cette consommation, mais on s’aperçoit qu’elle a pris de l’ampleur à ce moment-là. Donc, l’héroïne, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, c’est devenu assez important. Donc on a des témoignages, mais on n’a pas de chiffres. Officiellement, il y avait, il y aurait eu, au cours des années 1980, 20 000 toxicomanes à l’héroïne, mais en réalité certainement plus, comme en témoigne d’ailleurs le livre. Parce que le livre parle d’un type de consommation qu’on peut soupçonner compte tenu du seul indicateur : le nombre de sidas, de la mortalité sida. Mais tous ces gens qui ont consommé dans les classes moyennes étaient parfaitement inconnus pour les enquêtes.
Camille Delon : Qui sont les consommateurs de drogues ? Et qu’est-ce qu’on sait de leurs pratiques, notamment en termes de risques ?
Anne Coppel : Alors qui sont les consommateurs de drogues, justement ? On connaît par exemple ceux qui étaient les artistes connus et ceux qui fréquentaient les boîtes, au Palace… Donc ça, c’est connu parce qu’ils ont parlé, il y a des témoignages. Nous, dans l’enquête que nous avons faite sur la diffusion de l’héroïne, on a beaucoup travaillé sur la diffusion de la consommation d’héroïne dans les cités. Mais par contre, et c’est là où le livre est vraiment un témoignage intéressant, on connaît très, très mal la diffusion de l’héroïne dans les petites ou grandes classes moyennes. Et en réalité, il n’y avait pas seulement les noceurs, mais il y avait aussi toutes ces petites classes moyennes, petites et grandes d’ailleurs, qui ont été touchées par ce mouvement qui était contre-culturel à l’époque. Et c’est le cas, d’ailleurs, de l’oncle de l’écrivain, qui est allé à Amsterdam au tout début des années 1980, qui était un peu la ville symbolique de la consommation de drogue.
Camille Delon : À quel moment est-ce qu’on commence à faire le lien entre la consommation de drogue par injection et la transmission du virus du sida ?
Anne Coppel : Alors du point de vue de la recherche, c’est raconté aussi là-dedans, on pourrait dire 1983, mais c’est même un peu avant. En 1983, il y a quatre groupes qui sont touchés par le sida : les homosexuels, les héroïnomanes, les hémophiles et les Haïtiens. On les appelait les quatre H. Donc on savait très bien. Mais par contre, il y a eu un silence collectif sur la question de la diffusion parmi les injecteurs d’héroïne. On n’en parlait pas dans les médias parce que l’on considérait que c’était un problème très minoritaire et il ne fallait pas en parler… Dans les milieux soignants et chez les journalistes, qui se sont interdits d’en parler aussi, on ne voulait pas redoubler le stigmate. C’est-à-dire déjà les homosexuels, ils ont combattu, si on rajoute les héroïnomanes, les toxicomanes, comme on disait à l’époque, là c’était trop lourd. On avait peur des sidatoriums. Donc c’est le silence. C’est pour ça qu’on a appelé ça, nous : La Catastrophe invisible. Surtout, n’en parlons pas.
Pendant toutes les années 1980, ça a été la doctrine officielle et donc les usagers eux-mêmes, ceux qui consomment, les consommateurs, les injecteurs, étaient prévenus par le bouche-à-oreille. Enfin, entre eux, ça pouvait circuler éventuellement, ça a circulé d’ailleurs, l’info. Mais à bas bruit, contrairement à ce qu’on a fait après dans les années 1990, quand on a vraiment voulu lutter.
Camille Delon : Justement, est ce qu’il y a des politiques publiques à cette époque pour endiguer la consommation d’héroïne ?
Anne Coppel : Endiguer la consommation, on ne sait pas le faire, on ne sait pas le faire pour l’héroïne, on ne sait pas le faire pour la cocaïne, on ne sait pas le faire pour le cannabis. Donc la seule façon pour endiguer la consommation, c’est lorsque les consommateurs eux-mêmes — c’est ce qui s’est passé pour l’héroïne à la fin des années 1990 —, ils ont renoncé à cette drogue parce qu’il y avait trop de catastrophes. Donc c’est la réalité des risques et des dommages qui font que les usagers en consomment ou non. Mais donc, c’est eux qui régulent.
Ce qu’on peut faire au niveau des politiques publiques, c’est faire en sorte que ceux qui consomment aient le moins de risques et surtout le moins de dommages possible. Et ça, ça permet quand même de contenir, ça modifie le rapport à la consommation, parce qu’un usager qui fait attention et qui — parce que le risque principal, malgré tout, par rapport au sida, c’est le partage des seringues — et donc faire attention, c’est déjà un autre rapport à la consommation. C’est déjà une forme de contrôle de soi. L’objectif n’est pas d’éradiquer les drogues puisque ça, on ne sait pas le faire. Mais c’est à minima que les usagers soient en assez bonne santé pour pouvoir se protéger et faire le choix ensuite de poursuivre ou non leur consommation. Donc ce qu’on sait, c’est qu’au moins jusqu’en 1987, où Michèle Barzach, qui était ministre de la Santé, a mis les seringues en vente libre, le partage des seringues était quasi systématique parce qu’il n’y avait pas d’autre choix, il n’y avait pas d’accès à la seringue. On s’est rendu compte quand même, que dès que les seringues ont été en vente libre, tous ceux qui ont eu accès aux seringues ont arrêté d’échanger leurs seringues. Uniquement parce qu’ils ont entendu le message. Ils se sont dit : « Bah oui, si les pouvoirs publics nous donnent accès aux seringues, c’est que vraiment c’est une maladie mortelle. »
Camille Delon : Alors qu’est-ce qu’on sait de ces enfants endormis ? Est-ce qu’on sait s’ils s’en sont sortis ? Est-ce qu’ils sont pris en charge ?
Anne Coppel : On ne savait pas soigner, c’était une maladie mortelle. Ensuite, beaucoup de soignants ont refusé de s’occuper de ces toxicomanes. Tout le monde en France, soignants ou non, était persuadé que les toxicomanes étaient complètement suicidaires, incapables de protéger leur santé et que donc la seule solution, c’était de les désintoxiquer. Donc la prise en charge a été catastrophique.
J’ai fait des enquêtes à l’époque, il y a eu des gens qui mouraient à la porte des hôpitaux. Dans les services hospitaliers, vous pouviez le dire : « Ici, on ne prend pas de toxicomanes. » Quelles que soient les pathologies physiques, somatiques, ils étaient renvoyés dans le système de soins spécialisés où la seule réponse était la cure de désintoxication. Donc l’idée de distribuer des seringues, donner accès aux seringues, c’est dire : « Bon, d’une certaine manière, on accepte que vous consommiez. » Et donc les injecteurs ont fait la preuve que quand ils étaient menacés par une maladie mortelle, ils ont fait ce qu’il faut pour se protéger.
D’ailleurs, à la fin des années 1990, les toxicomanes à l’héroïne, enfin, les injecteurs, ceux qui s’injectent, avaient renoncé à 99 % à partager leurs seringues. Donc le sida, la contamination du sida a complètement chuté. Ça, il n’y en avait quasiment plus : 1 % des contaminations. Donc un résultat formidable et qui prouve que les héroïnomanes ont été capables de se protéger. Mais ce n’est pas le cas de ceux-là, ceux qui ont consommé dans l’arrière-pays de Nice et puis dans plein d’autres territoires français.
Mais ceux-là, ils ont été les victimes, en fait, en grande partie, du déficit d’information et du déficit d’accès aux outils de protection. Et donc une grande majorité d’entre eux sont morts. Ils sont morts du sida, mais ils sont morts d’overdose, mais ils sont morts de suicide, mais ils sont morts de septicémie…. Il y avait plein de causes de mortalité et cette mortalité terrifiante, parce que c’est une catastrophe, ça a commencé à changer grâce à Simone Veil. On n’en parle jamais assez, mais il faut remercier Simone Veil qui, en 1994, a pris les mesures d’urgence et a réduit la mortalité, en tous les cas, les overdoses officielles de 80 % en quatre ans, donc on peut la remercier. Peut-être 40 000, 50 000 toxicomanes ont été épargnés avec la politique mise en place par Simone Veil, dont personne ne parle. Ça aussi, c’est un secret quasiment.
Camille Delon : Et qui consistait en quoi ?
Anne Coppel : Qui consistait à l’accès aux seringues principalement. Mais après, avec des accueils sans exiger de désintoxication, avec des accès à l’hôpital, avec des réseaux ville-hôpital, avec des médecins de ville et des médecins hospitaliers qui ont ouvert les portes de l’hôpital. Et puis surtout, avec les traitements de substitution qui ont été indispensables pour ceux qui consommaient, qui ne pouvaient pas s’arrêter. Il y en a qui ont pu s’arrêter, bien sûr, mais ceux qui n’arrivaient pas à s’arrêter ou qui ne voulaient pas, peu importe, ont pu soigner leurs pathologies. Et puis il y a eu aussi l’arrivée des traitements efficaces dans le sida. Mais je pense que sans les traitements de substitution, la majorité d’entre eux n’auraient pas eu accès à l’hôpital. Ils étaient exclus des services hospitaliers, en fait.
Camille Delon : Alors, à quoi ressemble la consommation de drogue aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé depuis l’époque qui est décrite par Anthony Passeron ?
Anne Coppel : Tout a changé. Ce n’est pas du tout le même rapport aux drogues. Ce ne sont pas du tout les mêmes drogues. Les junkies à l’héroïne tels qu’on pouvait les voir dans les années 1980 à l’Îlot Chalon, dans les squats, et tout ça, c’est-à-dire le junkie à l’héroïne, ça a complètement disparu. Il y a toujours des gens qui en consomment, mais ils sont invisibles, grâce en partie au traitement de Méthadone et Subutex qui font qu’ils ne sont pas en manque et donc ça va plutôt pour eux. Et puis c’est plus trop à la mode.
Ce qui est à la mode, c’est d’abord toutes les drogues récréatives : l’ecstasy, toutes les drogues de synthèse. De toute façon, il y en a plein qu’on ne connaît pas. Il y a beaucoup plus de consommateurs de drogues aujourd’hui qu’hier, mais il y a beaucoup moins de problèmes quand même. Parce que les usagers actuels, les consommateurs actuels, se renseignent. Ils cherchent à savoir, parce que c’est des nouveaux produits, ils sollicitent l’expérience d’autres consommateurs, ils échangent entre eux et ils font aussi appel, quand c’est possible, aux scientifiques compétents ou aux addictologues, donc ils se renseignent sur les produits. Ils veulent savoir quelles doses, quelle posologie, quelle fréquence, quels sont les risques et les dommages. Bien sûr, il y a toujours des gens qui abusent, mais ce n’est pas le cas en milieu festif, en général, les usagers font attention. Ils n’ont pas l’intention de consacrer toute leur vie à consommer des drogues comme pouvait le faire un junkie à l’héroïne. C’est festif, donc c’est réservé à la fête. Et puis après, ils veulent bien continuer à vivre leur vie normale. Donc c’est un tout autre rapport au produit en fait. »
LECTURE
« Un jour, j’ai demandé à mon père quelle était la ville la plus lointaine qu’il avait vue dans sa vie. Il a juste répondu : “Amsterdam, aux Pays-Bas.” Et puis plus rien. Sans détourner les yeux de son travail, il a continué à découper des animaux morts. Il avait du sang jusque sur le visage.
Quand j’ai voulu connaître la raison de ce voyage, j’ai cru voir sa mâchoire se crisper. Était-ce l’articulation d’une pièce de veau qui refusait de céder ou ma question qui l’agaçait ? Je ne comprenais pas. Après un craquement sec et un soupir, il a enfin répondu : “Pour aller chercher ce gros con de Désiré.”
J’étais tombé sur un os. C’était la première fois, de toute mon enfance, que j’entendais dans sa bouche le nom de son frère aîné. Mon oncle était mort quelques années après ma naissance. J’avais découvert des images de lui dans une boîte à chaussures où mes parents gardaient des photos et des bobines de films en super-8. On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à la mer ou à la montagne, encore des chiens, toujours des chiens, et des réunions de famille. Des gens en tenue du dimanche qui se réunissaient pour des mariages qui ne tiendraient pas leurs promesses. Mon frère et moi, nous pouvions regarder ces images pendant des heures. On se moquait de certains accoutrements et on essayait de reconnaître les membres de la famille. Notre mère finissait par nous dire de tout ranger, comme si ces souvenirs la mettaient mal à l’aise.
J’avais des milliers d’autres questions à poser à mon père. De très simples, comme : “Pour aller à Amsterdam, il faut tourner à gauche ou à droite après la place de l’église ?” D’autres, plus difficiles. Je voulais savoir pourquoi. Pourquoi, lui qui n’avait jamais quitté le village, il avait traversé toute l’Europe à la recherche de son frère ? Mais à peine avait-il ouvert une brèche dans son réservoir de chagrin et de colère qu’il s’est empressé de la refermer, pour ne pas en mettre partout.
Dans la famille, tous ont fait pareil à propos de Désiré. Mon père et mon grand-père n’en parlaient pas. Ma mère interrompait toujours ses explications trop tôt, avec la même formule : “C’est quand même bien malheureux tout ça.” Ma grand-mère, enfin, éludait tout avec des euphémismes à la con, des histoires de cadavres montés au ciel pour observer les vivants depuis là-haut. Chacun à sa manière a confisqué la vérité. Il ne reste aujourd’hui presque plus rien de cette histoire. Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s’effondre. »
Ce podcast a été produit par Balises, le magazine de la Bibliothèque publique d’information. Vous pouvez écouter tous les épisodes sur balises.bpi.fr et sur les plateformes de podcast habituelles.