Quelle direction prend le domaine du traitement de la toxicomanie ?

CrossCurrents, The Journal of Addiction and Mental Health

Hiver 2003-2004, Vol 7 nº2

L’avenir du traitement dans un monde ‘fou de drogue’ passe par un changement d’attitude

Lorsqu’on m’a demandé de rédiger un article sur l’avenir du traitement de la toxicomanie, on m’a averti qu’il serait accompagné d’un autre article traitant de l’avenir de la psychiatrie. À notre époque, il est difficile de parler de l’un sans mentionner l’autre. L’expression populaire et imagée ‘fou de drogue’ atteste de ce lien et de la confusion très répandue en ce qui concerne la relation qui unit ces deux disciplines. La notion de double diagnostic utilisée par les professionnels n’est guère utile. Elle élude la question de l’étiologie et de ses répercussions thérapeutiques (et politiques).

L‘usage de drogues illégales rend-il fou ? Les personnes qui prennent des drogues illégales sont-elles folles ? Ce nœud mérite-t-il d’être défait ? Est-il vrai que beaucoup de ‘fous’ ou de ‘folles’ (dont certains sont des patients psychiatriques) prennent en effet beaucoup de drogues ? À New York, la plupart des urgences psychiatriques concernent un abus de drogue ou d’alcool ; et inversement, de nombreux grands usagers de drogue ont un trouble psychiatrique concomitant. On peut dès lors comprendre la confusion qui règne dans l’opinion publique.

Les professionnels de la santé mentale, eux, devraient mieux connaître cette thématique. Malgré une grande imprécision dans l’utilisation du terme ‘toxicomanie’, il n’existe pas de grande confusion diagnostique sur ses symptômes. Pour paraphraser les propos du juge Potter Stewart sur la pornographie, nous reconnaissons tous la toxicomanie lorsque nous la voyons.

Et de nos jours, nous pouvons la voir, au sens propre. Les technologies d’imagerie cérébrale modernes confirment ce que nous disent les toxicomanes depuis un certain temps – à savoir que leurs problèmes de toxicomanie, s’ils n’existent pas ‘dans leur tête’ au sens psychologique, existent bel et bien dans leur cerveau. Les mêmes propos peuvent être tenus (ou devraient l’être) en ce qui concerne les diagnostics psychiatriques majeurs. Je pense que le DSM-IV-R fait un assez bon travail de ce côté-là.

Cependant, une autre confusion vient obscurcir l’avenir du traitement de la toxicomanie. Cette confusion trouve son origine, non pas dans notre diagnostic de la toxicomanie, mais bien dans les intentions de notre profession – que faudrait-il faire selon nous pour résoudre le problème de la drogue et à qui devons-nous rendre des comptes ?

Ce ne sont pas les hommes en blouse blanche qui permettront d’améliorer la précision et la rapidité du diagnostic, ni l’efficacité du traitement de la toxicomanie. Si d’importants traitements utilisant de nouveaux médicaments pourraient bien apparaître un jour grâce à l’imagerie et aux études génétiques, nous attendons toujours ce fameux ‘vaccin’ contre la cocaïne, promis depuis si longtemps. Et je ne suis pas sûr que nous ayons besoin de nouvelles technologies de traitement de la toxicomanie. Avec un diagnostic correct et des soins appropriés, le traitement de la toxicomanie donne déjà de meilleurs résultats à long terme que les traitements contre le cancer, le diabète ou les cardiopathies congénitales. Comme nous l’ont appris les chercheurs en toxicomanie George Vaillant et Norman Zinberg, dans la plupart des cas, l’histoire naturelle de l’usage de drogue semble favoriser le contrôle – c’est-à-dire qu’au fil des années, la norme est une réduction des niveaux d’usage ou un arrêt de l’usage.

Cependant, bien que le traitement de la toxicomanie présente un meilleur pronostic que celui de nombreuses autres affections psychiatriques ou médicales chroniques, il n’en demeure pas moins que l’ignorance clinique et scientifique, le nihilisme thérapeutique et les fautes médicales restent la norme dans la majeure partie du monde. Même si les détails de l’observance thérapeutique varient  en ce qui concerne d’autres maladies chroniques, personne ne suggère d’incarcérer les diabètes réfractaires ‘pour leur propre bien’. Pourtant, les toxicomanes, eux, finissent le plus souvent dans le système de justice pénale. Les prisons sont la première et l’ultime réponse à la toxicomanie et, dans de nombreux cas, la seule voie qui s’ouvre à tous les usagers                                        de drogue. Mais les prisons sont des institutions qui transforment un problème soignable en un désastre social complexe, un cauchemar pour les cliniciens.

Fait plus important, les politiques et les pratiques en matière de traitement n’ont qu’une relation extrêmement ténue avec les preuves scientifiques. Malgré l’ensemble de preuves sur l’efficacité de la méthadone contre la dépendance aux opiacés, celle-ci demeure une drogue paria dans de nombreuses parties du monde. Des nations entières (p. ex., la Russie et l’Inde) interdisent son utilisation. Aux États-Unis, où la méthadone a été utilisée pour la première fois pour le traitement de la toxicomanie, huit États continuent à l’interdire tandis que dans d’autres États, où l’utilisation de la méthadone à des fins médicales est approuvée, son application clinique est si irrationnelle ou si ouvertement mesquine et punitive que, malgré son efficacité avérée, nombre de personnes ont fini par la haïr. En effet, l’attrait de l’utilisation nouvellement approuvée de la buprénorphine vient en grande partie du fait qu’il ne s’agit pas de méthadone.

Le facteur le plus déterminant pour l’avenir du traitement de la toxicomanie sera la modification éventuelle des nombreuses idées qui sont à sa base : les concepts fondamentaux qui permettent de comprendre pourquoi les gens prennent de la drogue, pourquoi certaines personnes ont du mal à maîtriser leur usage de drogue et comment nous pouvons aider les usagers à atteindre leurs objectifs en matière d’usage de drogue, car c’est là l’aide qu’ils recherchent le plus urgemment et sans relâche auprès des professionnels. Dans la plupart des pays, l’usage de drogues et la toxicomanie restent enveloppés d’une atmosphère moyenâgeuse de réprobation morale. Et de nombreuses politiques nationales sont toujours punitives et implacables vis-à-vis des professionnels qui se montrent trop indulgents envers l’usage de drogues. Des idées de base visant à réduire les méfaits liés aux drogues sans porter de jugement, presque unanimement considérées comme constructives par les usagers de drogue, leur famille et les défenseurs des droits de la personne, sont rejetées par de nombreuses autorités, qui considèrent qu’elles ‘véhiculent le mauvais message’ et par les partisans de la ligne dure, qui les jugent ‘trop habilitantes’. Et le terme ‘légalisation des drogues’ reste une accusation voisine de la trahison.

À cause de l’accès de plus en plus facile à toutes sortes de drogues dures et de la mauvaise accessibilité des traitements, nous avons réussi à transformer une dépendance soignable en un épouvantail de la santé publique équivalent au sida.

Donc, lorsque nous parlons de l’avenir du traitement de la toxicomanie, nous devons comprendre son histoire et prendre cette question au sérieux. L’avenir du traitement de la toxicomanie dépend de l’évolution de l’idée arriérée selon laquelle l’usage de drogues est une déchéance morale et la toxicomanie une forme de possession, dont les ‘victimes’ doivent être exorcisées. Ni les recherches sur le cerveau ni la découverte de nouveaux médicaments puissants n’auront de sens tant que nous n’aurons pas affronté ces idées et éradiqué les politiques erronées qu’elles perpétuent.

Ernest Drucker est directeur de la division de la santé publique et de la recherche stratégique au Montefiore Medical Center et professeur au Albert Einstein College of Medicine de New York.

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