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Seronet, publié par Vincent Leclercq
« Nous sommes enregistrés ? Non… parce que j’ai des choses intimes à vous dire ». Nous ne trahirons pas les « secrets » qu’Anne Coppel nous révéla au cours de la soirée. Mais ses mots, sa parole de « femme d’action, militante et sociologue des drogues » comme elle se définit elle-même, sont destinés à être entendus et partagés.
Nous avions invité Anne Coppel dans le cadre d’un afterwork militant au Spot Beaumarchais pour nous parler de son expérience et de son parcours de pionnière en France dans la réduction des risques chez les personnes usagères de drogues, dans les années 80/90. Alors qu’on parle aujourd’hui de crise sanitaire autour du chemsex (1), que les représentations vont bon train sur les chemsexeurs accusés de ne rien connaître à la réduction des risques, prendre un peu du recul et regarder dans le rétroviseur s’imposait : « Vous savez dans les drogues il y a une constante : on pense toujours que les nouveaux consommateurs-trices et les nouvelles pratiques de consommation sont pires qu’avant ; il y a un mythe autour des anciens-nes consommateurs-trices. Déjà dans les années 1970, on disait que c’était mieux dans les années 60. Eh bien aujourd’hui, on continue de dire que c’était mieux dans les années 1990. Vous pensez qu’il n’y avait pas d’overdoses avant ? Ma génération a pourtant pris très cher. »
Anne Coppel nous invite ensuite à quelques analogies. « La réduction des risques n’est pas propre à la drogue. On la retrouve partout, c’est humain. Regardez le casque et la moto », nous dit-elle. « La moto, ce n’est ni bien, ni mal… ce n’est pas le sujet ! Les gens en font et ils sont nombreux à en mourir d’ailleurs. Eh bien le casque, c’est de la réduction des risques ». Une façon de nous rappeler ainsi qu’il ne faut pas tout confondre : mettre un casque, ce n’est pas cautionner les accidents de la route et qu’on peut donc parler de réduction des risques sans faire la promotion des drogues et leurs dangers.
« La drogue, ça change une personne. Cela change la sexualité d’ailleurs. « Drogue et sexe » ont toujours été liés ; contrairement à la manière dont AIDES a construit sa réponse aux drogues de manière très cloisonnée par rapport à la sexualité. Cela change une vie, parfois en mieux, parfois en pire et parfois ça tue », explique-t-elle. Les communautés « apprennent à se droguer », nous raconte Anne Coppel : « Ce sont des cycles qui se répètent à chaque fois qu’un produit émerge au sein d’une communauté ou à une époque donnée ». Et dans un contexte de répression forte, les personnes usagères de drogues « payent un lourd tribut à ces expériences de consommation » ; expériences qui sont la manière dont émergent les pratiques de réduction des risques, en essayant et parfois en allant un peu trop loin ; les morts et les accidents façonnent les bonnes pratiques de réduction des risques.
Anne Coppel revient ensuite sur la dimension éminemment politique des drogues : « Quand nous avons mis en place des programmes de réduction des risques auprès des injecteurs-trices d’héroïne, le nombre d’overdoses et de cas de transmission du VIH s’est effondré ». Ce qui tue, selon elle, c’est bien « la guerre aux drogues » ; celle qui éloigne des dispositifs de santé et précarise les personnes usagères. Une guerre « raciale » dont les victimes sont avant tout les personnes racisées (2) ; « celles et ceux qu’on désigne en France par Noirs et Arabes, celles et ceux qu’on reconnaît par la couleur de leur peau ». Il s’agit aussi d’une « politique policière qui vise à garder le contrôle sur les cités », selon elle. « La majeure partie des usagers-ères de drogues sont des Blancs de la classe moyenne. Mais ce ne sont pas eux qui vont en prison à cause la lutte contre les drogues ».
« On pensait être en avance en France avec notre système de santé », rappelle-t-elle. « Et puis, les quelques acteurs-trices de terrain que nous étions ont commencé à aller dans les conférences internationales sur le sida au début des années 90, notamment pour voir ce qui se faisait ailleurs. Nous avons alors pris conscience que nous étions le pays le plus en retard d’Europe sur cette question. La pénalisation de l’usage de drogues a été le principal obstacle à la mise en place de programme de réduction des risques. Interdire l’usage ou bien réguler l’usage, ces deux objectifs sont contradictoires, une contradiction qui n’a été surmontée qu’en donnant un statut expérimental aux actions de réduction de risques ». En France, dans le débat public, on raisonne de façon binaire : en bien ou en mal. La drogue ? Est-ce bien ou mal ? « En Allemagne, l’approche a été rapidement pragmatique. À Francfort par exemple, les gens se sont plaint parce qu’il y avait des drogués dans les rues et les gares. Alors les élus locaux sont allés voir à Amsterdam ce qui se faisait et ils ont pris conscience que pour limiter la consommation dans la rue, il fallait répondre aux besoins des usagers, avec des accueils, des hébergements et des salles de consommation. Et ils l’ont fait dès 1989. » En France, la première salle de consommation a ouvert ses portes il y a trois ans à peine. (3)
Pour autant, Anne Coppel reconnaît l’importance d’avoir des relais au sein de la classe politique : « Kouchner (4) n’avait pas réussi à convaincre le gouvernement socialiste [auquel il appartenait, ndlr] trop frileux et craignant d’être taxé de laxiste », explique-t-elle avec son franc-parler. « Mais Simone Veil (5) a été, quant à elle, déterminante pour la mise en place des programmes de réduction des risques ». Les actions de réduction de risque ont été mises en place par les associations, dont AIDES, mais ce qui a été déterminant, c’est la mobilisation des associations de personnes usagères de drogue, principalement Asud a cette époque ; mais dans les programmes officiels, les pouvoirs publics n’ont pas fait état des subventions qu’ils nous versaient. Mais sans l’implication des usagers de drogues, il n’était pas possible de surmonter le risque sida ». Les années 2000 ont été marquées par un tournant répressif concernant les drogues en France avec la politique de « tolérance Zéro » prônée par Sarkozy [ministre de l’Intérieur de 2002 à 2004, puis de juin 2005 à mars 2007, ndlr]. C’est à cette époque que l’association de réduction des risques Techno+ a été traînée en justice pour incitation à l’usage de drogues (6). L’objectif officiel était limité à la réduction des risques infectieux, (donc usage avec injection) or le flyer de Techno+ incriminé portait sur le mélange des drogues, donc sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues « alors que la poly-consommation est une constante : les personnes usagères mélangent et ont toujours mélangé les drogues entre elles. Ce flyer était nécessaire pour réduire les risques liés à l’usage ». « Heureusement, l’opinion publique change plus vite que les politiques : il a suffi que certains États américains légalisent le cannabis pour que 52 % des Français-es deviennent favorables à sa légalisation ».
Les années 2000 auront aussi été les années de l’institutionnalisation de la réduction des risques en France et Anne Coppel dresse un bilan mitigé de la création des Caarud (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues – créés en 2005 par la loi Mattéi). « C’est un contre-sens : créer un centre pour un public qui a besoin qu’on vienne à lui », tacle Anne Coppel. Les personnes qui viennent d’elles-mêmes dans les Caarud sont essentiellement des personnes précarisées, qui ont d’abord des besoins sociaux. L’accès aux droits, aux services sociaux et sanitaires fait partie de la réduction des risques, mais l’information sur les pratiques de réduction des risques doit être diffusée à tous ceux et celles qui consomment des drogues, ce qui exige d’aller sur le terrain, à leur rencontre.
Anne Coppel qui a participé à la mobilisation sur la réduction des risques au travers du collectif « Limiter la casse », à AIDES ou avec Asud – l’association d’auto-support des usagers-ères de drogue, nous raconte enfin les déterminants de cette mobilisation. « A la fin des années 80, nous étions quelques uns à mener des actions de proximité : information sur les risques, distribution de seringues ou accès aux soins, mais nous étions isolés, on s’affrontait au dispositif institutionnel qui prônait l’abstinence, et on n’imaginait pas qu’il nous faudrait ouvrir un débat public. Avec son slogan « SILENCE = MORT », Act-Up a bouleversé la donne, on a compris que si nous voulions changer les choses, à un moment donné, il fallait faire du bruit ».
Les quelques militants-es des drogues, « tous de gauches que nous étions », voyaient d’un mauvais œil la « santé publique ». Elle était perçue comme un « outil hygiéniste à la solde du pouvoir pour mieux contrôler les minorités ». « Il a fallu des gens comme Daniel Defert [sociologue, fondateur de AIDES, ndlr] pour nous parler du malade comme réformateur social ». « Nous avons créé des alliances avec les médecins ; nous n’avions pas le choix. Les gens mouraient. Et puis c’était quand même eux les premiers « dealers », qui fournissaient des médicaments qui n’étaient pas légaux, mais qui étaient indispensable comme la buprénorphine » (7).
« Alors qu’il y a eu beaucoup de femmes consommatrices dans la mobilisation autour des drogues, il n’y a pas eu de mobilisation communautaire spécifique », avec un discours et des revendications. Pourtant, Anne Coppel rappelle que la plupart des consommatrices de drogues ont spontanément adopté des pratiques de réduction des risques, par exemple en contrôlant les quantités, les fréquences, les mélanges, mais elles ont pourtant souvent été reléguées au second plan. « On a longtemps cru que les drogues c’était un truc d’homme. Le toxicomane, ça devait être un homme. Et puis dans les maternités avec le test sida à partir de 1985, les médecins ont vu apparaître des jeunes femmes séropositives qui n’avaient pas la gueule du toxicomane. » Pour remonter un peu plus loin, Anne Coppel nous parle alors de ces « femmes lesbiennes artistes » des années 1930, chez lesquelles la drogue a joué un rôle important dans la construction identitaire (8).
Il fallait bien que la soirée s’arrête… nous aurions pourtant pu l’écouter encore des heures !
Notes :
(1) : Sexe sous produits. (2) : Terme qui regroupe les personnes non-blanches, assignées à une appartenance communautaire définie sur des critères racistes (noirs ou arabes), et qui sont victimes à ce titre des discriminations, des violences, des exclusions (travail, appartement, opportunité). C’est-à-dire une communauté minoritaire de personnes ayant expérimenté, peu importe leur statut social ou leur sexe, la discrimination, les violences et la perte de chance (travail, appartement, opportunité) en raison de leur couleur de peau. (3) : Les salles de consommation à moindres risques existent en France depuis 2016. La première a ouvert à Paris, dans le 10e arrondissement. Elle est dirigée par l’association Gaïa. La seconde est à Strasbourg. La loi ne prévoit actuellement qu’une expérimentation sur cinq ans. (4) : Bernard Kouchner a été ministre de la Santé et de l’Action humanitaire de 1992 à 1993, puis secrétaire d’État à la Santé de 1997 à 1999 ; puis de nouveau ministre de la Santé de 2001 à 2002. (5) : Outre des fonctions ministérielles à la santé sous la mandature de Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil a été ministre de la santé (gouvernement Balladur) de mars 1993 à mai 1995. (6) : Techno+ a été poursuivie en justice pour un flyer auquel on reprochait une présentation favorable des drogues. En 2013, la 10e chambre de la cour d’appel de Paris a relaxé le président de Techno+ des charges portées à son encontre. « Cette victoire judiciaire a été celle de la politique de réduction des risques, entérinée par la loi du 9 août 2004 et son décret référentiel du 14 avril 2005, qui protège les acteurs-trices et les usagers-ères « des incriminations d’usage ou d’incitation à l’usage, rappelait l’association en 2013. (7) : Traitement de substitution aux opiacés, connu aussi sous le nom de Subutex. (8) : Claude Cahun, par exemple, ou encore Mireille Havet. Cette dernière a tenu un journal entre 1913 et 1929 qui raconte son quotidien de jeune lesbienne hédoniste et noctambule dans le Paris de l’entre-deux-guerres et aussi son parcours de consommatrice de drogues.
Anne Coppel, une bio d’engagement
Petit historique de la RDR en France
Vers 1980, apparition de la maladie des « 4H » (héroïnomanes, homosexuels, hémophiles, Haïtiens), qui sera appelé plus tard sida. On s’aperçoit vite que c’est une maladie qui se transmet par le sang et que les personnes usagères de drogues par injection se contaminent en échangeant leurs seringues. Jusqu’en 1987, les seringues n’étaient disponibles que sur ordonnance et donc peu, voire pas accessibles. En 1987, la ministre de la Santé Michèle Barzach autorise par décret la vente de seringues en pharmacie sans ordonnance. Cette mesure qui fait polémique ne suffit pas à enrayer l’épidémie chez les personnes injectrices. En 1989, Médecins du Monde ouvre à Paris, dans l’illégalité, le premier Programme d’échange de seringues. En 1992, Asud, le premier groupe d’auto-support d’usagers de drogue en France est créé. En 1993, le collectif « Limiter la casse » se crée. Ce collectif définit la « réduction des risques » pour les personnes usagères de drogues en France, selon « quatre axes : accès au matériel de réduction des risques et à l’information, accès aux soins, accès à la substitution, accès à la citoyenneté ». En 1994, officialisation des programmes d’échange de seringues par Simone Veil. Entre 1995 et 1996, création des premières associations de réduction des risques en milieu techno (Techno +, Le Tipi, Keep Smiling, etc.) 1996, arrivée du Subutex et des trithérapies anti-VIH. La RDR entre dans la loi en 2004 sous le gouvernement Raffarin : elle devient une « politique nationale de santé publique ». Création des Caarud, l’année suivante, etc. Cette chronologie rapide (et ici, non exhaustive) est très inspirée des informations extraites du site de Keep smiling.
« Limiter la casse », une aventure collective
C’est évidemment Anne Coppel qui en parle le mieux. Dans un de ses textes (mars 1993), elle présente cette initiative. « La première réunion de Limiter la casse s’est tenue le 25 mars 1993 à Paris. Neuf associations avaient été invitées, mais ce collectif était d’abord un collectif de personnes avec ses trois composantes : des militants de l’autosupport (…), des militants de la lutte contre le sida (dont Arnault Marty Lavauzelle, Valère Rogissard, Alain Bonnineau, Loïc Lemoigne, Annie Rosset, Marso Baussardo, Claude Gyomarch, Mathieu Verboud, Eric Lamien et Jean Javanni), des acteurs de santé, associations humanitaires. (…) Le 19 octobre 1993, le collectif publie un appel dans Le Monde et Libération qui commençait par « Des toxicomanes meurent chaque jour du sida, d’hépatite, de septicémie par suicide ou par overdose. Ces morts peuvent être évitées, c’est ce qu’on appelle la réduction des risques … » et se terminait par : « L’alternative entre incarcération ou obligation de soin est une impasse. La responsabilité des pouvoirs publics est engagée comme elle le fut dans l’affaire du sang contaminé. Parce qu’une seule injection suffit pour devenir séropositif, parce que les toxicomanes sont nos enfants, nos conjoints, nos voisins, nos amis, parce qu’on ne gagnera pas contre le sida en oubliant les toxicomanes, limitons la casse ! » De très nombreuses personnalités du monde médical, du monde intellectuel et artistique, des droits de l’Homme, des syndicats, des organisations de la société civile soutiennent l’initiative (Françoise Barré-Sinoussi, Michèle Barzach, Pierre Bergé, Marie-Christine Blandin, Jean-Louis Borloo, Boris Cyrulnik, Daniel Defert, Patrick Devedjian, Harlem Désir, Julien Dray, Jacques Gaillot, Françoise Héritier-Augé, Christine Katlama, Michèle Kazachine, Bernard Kouchner, Danièle Lochak, Alain Molla, Gilles Perrault, Michelle Perrot, Michel Piccoli, Madeleine Rébérioux, Willy Rozenbaum, Dominique Voynet… la Ligue des droits de l’homme, la Cimade, SOS Racisme, le Syndicat de la magistrature, etc.) « Limiter la casse a été plus un lieu de débats et d’élaboration collective – les articles publiés par les uns et les autres ont été nombreux – qu’une association organisée pour l’action. Entre avril 1993 et jusqu’aux 4 et 5 juin 1994, date des États généraux, qui ont réuni quelque huit cents personnes, les réunions étaient hebdomadaires; c’est ensuite dans le développement des actions de terrain que les militants-es les plus actifs se sont investis », rappelle-t-elle. Le collectif « Limiter la Casse » se dissout en 1998. Pour permettre « la préservation des acquis de la réduction des risques », l’Association Française de Réduction des risques voit alors le jour.