Toxicomanie : deux rapports nécessaires

Transcriptases, numéro 34
Revue critique de l’actualité scientifique internationale sur le VIH et les virus des hépatites

Le travail de la commission Henrion rejoindra-t-il le «cimetière de papiers» où beaucoup de rapports achèvent leur carrière ? C’est, en tout cas, un travail de fond qui mérite d’être lu par tous ceux qui s’intéressent aux politiques en matière de drogues. Il indique d’emblée que le «budget public de la lutte contre l’usage et le trafic de drogues illicites» est «très difficile sinon impossible à connaître» tandis que«le budget spécifique consacré à la prise en charge sanitaire du phénomène» est «équivalent à celui d’un hôpital de taille moyenne, ce qui donne la mesure de la priorité réelle accordée jusqu’à présent à la prise en charge de la toxicomanie.»

Le rapport, et c’est son grand intérêt si l’on se souvient du rapport Trautmann (1990), est un plaidoyer solidement argumenté pour une politique de santé: l’état des toxicomanes, sida et marginalisation aidant, s’est «considérablement aggravé». Il tire un bilan sévère de la loi de 1970 qui «laisse face à face les services répressifs et des intervenants [en toxicomanie] cultivant leur spécificité» et favorise le «désengagement des médecins» mais aussi celui des collectivités territoriales qui «estiment souvent que « les drogués, c’est l’affaire de l’Etat »».

D’où cette importante recommandation: «La politique à l’égard des toxicomanes doit avoir pour objectif et pour principe le refus de l’exclusion. La politique fondée sur l’idée selon laquelle « il ne faut rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes » a provoqué des catastrophes sanitaires et sociales. Il est urgent de rompre avec cette logique (…)». Le rapport note aussi que «la politique de réduction des risques nécessite des accomodements avec la répression de l’usage des drogues».

C’est sur cette question de la dépénalisation que la Commission était attendue tant on savait le dissensus profond entre ses dix-sept membres. Finalement, 9 personnes contre 8 ont voté pour la dépénalisation de l’usage du cannabis et la même proportion contre celle des drogues dures. Le pouvoir politique s’est certes empressé de considérer qu’il était urgent de ne rien faire. Mais tous les (bons) arguments en faveur de la dépénalisation sont exposés avec objectivité, ce qui n’est pas rien.

Seule ombre au tableau: les pratiques policières, sauf lorsqu’elles entrent massivement en contradiction avec les dispositifs de soins, ne sont pas analysées. Le rapport indique ainsi que la police, la douane et la gendarmerie «reconnaissent ne saisir qu’environ 10 à 15 % du volume des drogues illicites introduites en France» pour affirmer plus loin que «la France dispose des structures nécessaires pour lutter efficacement contre le trafic». Tant il est vrai que la prohibition a ses raisons que la raison ne connait pas.

La Commission consacre pourtant un dernier chapitre fort intéressant à «ouvrir le débat sur les politiques alternatives» à la prohibition. Et il semble bien, à lire un autre rapport, celui que le Comité national d’éthique a récemment publié sur les problèmes de drogues, que la question des politiques alternatives ne soit plus tabou en France. Un long chapitre consacré à la pharmacologie des drogues (le président du comité est le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux) aboutit, en effet, à la conclusion suivante: «la distinction entre drogues licites et drogues illicites ne repose sur aucune base scientifique cohérente» et recommande de distinguer entre usage et abus, l’usage ne devant être réprimé «que lorsqu’il est public ou lorsque la preuve est apportée qu’il a une influence néfaste sur l’entourage, notamment la famille.»

Mais le comité, qui note «qu’au niveau mondial le trafic, loin de s’être arrêté, a littéralement explosé, et cela malgré les moyens considérables mis au service de la lutte contre la drogue, notamment par les Etats-Unis», ne s’arrête pas en si bon chemin qui juge que «la situation du marché clandestin est malsaine, et nuit aussi bien aux non-usagers qu’aux usagers par la corruption et l’insécurité qu’elle entraîne». Et qui insiste pour que les usagers «ne soient plus en proie au brigandage national et international, ni voués à la délinquance et à la prostitution, ni conduits en prison, mais qu’au contraire soient créées les conditions leur permettant d’échapper à la marginalisation et à la l’exclusion». Ce faisant, le comité d’éthique, et c’est tout à son honneur, semble faire sienne la remarque d’Ethan Nadelmann: «… l’incapacité à distinguer les problèmes liés au mauvais usage des drogues de ceux qui découlent de la prohibition, voilà l’obstacle majeur à tout changement.» («Quelques alternatives à la prohibition», Les Temps Modernes, octobre 1993, p. 152).

Une remarque plus générale mérite d’être faite. Un mouvement profond de réforme des politiques en matière de drogues devient visible. Il vise à combler le gouffre qui sépare drogues licites et drogues illicites. En matière d’alcool et surtout de tabac: limitation voire interdiction de la publicité, campagnes de prévention auprès des consommateurs, interdiction de fumer dans les lieux publics, etc. En matière de psychotropes (anxiolytiques, hypnotiques, antidépresseurs): information des médecins, voire encadrement des prescriptions. Concernant les drogues illicites, des politiques différenciées se mettent en place: dépénalisation de l’usage et de la possession de petites quantités de cannabis, voire «séparation des deux marchés» (cannabis et drogues dures) à la hollandaise, et, à terme, légalisation. Développement des structures sanitaires et sociales de prise en charge des héroïnomanes. Les politiques en matière de cocaïne posent d’autres problèmes: la majorité de ceux qui en consomment le font de manière occasionnelle, en tout cas maîtrisée, et sont bien insérés socialement. A l’autre bout de la chaîne, certains toxicomanes très marginalisés et/ou appartenant à des minorités ethniques sont engagés dans des abus très destructeurs (IREP, 1992). Quoi qu’il en soit, à leur manière, tant le rapport de la Commission Henrion que celui du Comité national d’éthique sont en rupture avec la réalité de la politique française. Ils témoignent du fait que la « guerre à la drogue » et la diabolisation vont devoir faire place à des politiques moins meurtrières de « domestication du dragon »

Rapport du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) sur les toxicomanies

CCNE, 71 rue Saint-Dominique

Rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie présidée par Roger Henrion

Diffusion: La Documentation Française

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