- Auteur.e.s :
- Michel Henry
- Libération
Analyse. Des leaders internationaux soumettent ce mardi à Ban Ki-moon un projet pour «prendre le contrôle» de l’économie des stupéfiants, pointant l’échec de quarante ans de guerre contre le trafic.
Une belle brochette de personnalités va prendre place, ce mardi, au Musée d’art moderne de New York, autour de Kofi Annan, ancien patron de l’ONU. Notamment d’ex-chefs d’Etat et de l’ancien patron de la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker. Il n’y sera pas question de culture mais de stupéfiants, avec un objectif ambitieux : fonder «un nouveau régime de contrôle des drogues au XXIe siècle». La Commission globale de politique en matière de drogues deviendra ainsi «le premier groupe de grands leaders à réclamer des changements radicaux» en la matière.
La Commission en question n’en est pas à son coup d’essai : un premier rapport, en 2011, avait fait grand bruit en enfonçant les premiers clous sur le cercueil de l’inefficace «guerre aux drogues» menée depuis quarante ans, sous l’impulsion des Etats-Unis, à coups de centaines de milliards de dollars d’argent public. Mais cette fois, elle veut aller plus loin. Il ne s’agit plus de dénoncer et de lancer le débat : il faut passer à l’action agir, introduire des changements drastiques dans la politique planétaire sur les drogues.
Aréopage. Son leitmotiv donne son titre au rapport publié mardi : «Prendre le contrôle» des drogues plutôt que continuer à subir la situation et ses dérives – marché noir, règlements de comptes, trafic et consommation en hausse, corruption… Pour cet aréopage de sommités unies dans le pragmatisme et dont les avis ont d’autant plus de poids qu’ils émanent de personnalités hautement respectées, la guerre antidrogue menée à l’initiative de Richard Nixon est «perdue». Le régime de contrôle «ne fonctionne pas» puisque les drogues illégales sont toujours aussi disponibles et les consommateurs aussi nombreux. Pour son président, Fernando Henrique Cardoso, ex-chef d’Etat brésilien, «le changement est non seulement nécessaire, mais aussi réalisable». La Commission suggère un changement de paradigme : mesurer une politique par le «nombre d’hectares de cultures interdites détruits, la quantité de drogue saisie et le nombre de personnes arrêtées, poursuivies, condamnées et incarcérées» n’est plus approprié, puisque ces mesures «[n’ayant] pas atteint les résultats positifs escomptés». La prohibition a de plus créé des effets pervers : les lois punitives «ont engendré de la violence, rempli les prisons et érodé la gouvernance partout dans le monde», sans compter les dégâts sanitaires. Mais Cardoso prévient qu’il n’y a pas de solution miracle : «Les réponses simplistes au problème des drogues n’existent pas», de même qu’il n’y a «pas de voie unique». Le progrès viendra d’expérimentations, avec leur part d’ «erreurs» inévitables.
L’avantage, c’est que les mentalités en la matière évoluent, ce qui réjouit et la Commissions’en réjouit : «Dans le monde entier, tenir un débat sur la réglementation légale du cannabis – voire d’autres drogues – devient quelque chose de normal.» Sauf en France, serait-on tenté de corriger, où le poids des tabous, des préjugés et des fantasmes empêche toute lucidité. Mais même si l’Hexagone reste à l’écart, ce débat «n’est plus purement théorique» : des modèles de réglementation légale du cannabis se mettent en place aux Etats-Unis (où le Colorado et l’Etat de Washington l’expérimentent depuis 2014), et en Uruguay, dès 2015.
«Ceintures». Il faut ainsi «appuyer les essais dans des marchés légalement réglementés de drogues actuellement interdites», comme le cannabis, la feuille de coca et certaines nouvelles substances psycho-actives (drogues de synthèse).
La Commission ne se prononce pas pour une légalisation : le terme laisse croire à une libéralisation sauvage, sans contrôle alors qu’il s’agit d’établir des règles strictes sous surveillance de l’autorité publique, comme cela se fait dans de nombreux domaines. «Les gouvernements réglementent tout, de la consommation d’alcool et de cigarettes aux médicaments, en passant par les ceintures de sécurité, les feux d’artifice, les outils électriques et les sports à haut risque», rappelle-t-elle. Autre avantage : réglementer permet de diminuer les risques dangers pour les usagers, et cela vaut pour différents produits . La Suisse pratique ainsi depuis de nombreuses années la prescription légale d’héroïne pour les usagers consommateurs les plus dépendants : un succès, au point que les Pays-Bas, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Canada lui ont emboîté le pas. Quant à la Nouvelle-Zélande, elle autorise depuis 2013 la production et la vente de certaines drogues de synthèse «à faible risque», toujours dans un cadre réglementaire strict, pour contrer leur prolifération sauvage via Internet.
D’une manière plus générale, la Commission prône une approche de santé publique pour les consommateurs : il faut «cesser de criminaliser l’usage et la possession de drogues» et trouver «d’autres options que l’incarcération pour les acteurs non violents du bas de l’échelle du trafic e drogue , tels les fermiers et les passeurs». Elle espère peser de tout son poids sur la politique planétaire qui sera discutée lors de la prochaine session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies sur les drogues, en 2016. Ce mardi après-midi, ses membres l’expliqueront de vive voix à Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, qui doit les recevoir.
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