Des usagers de drogue parlent aux usagers / post-face : Courrier toxique

POSTFACE


Courrier toxique

ASUD-OUIN,  L’Esprit frappeur, Paris, 2004


image courrier toxique

Des lettres, le journal d’ASUD en a reçu dès sa création, venant de toutes les régions de France, parfois de plus loin encore, jusqu’aux prisons de Thaïlande ; je me souviens que Jean-René Dard qui a été un des présidents d’ASUD les avaient réunies dans un classeur ; il savait qu’elles étaient précieuses, qu’elles étaient le témoin de l’écho du journal, une sorte de thermomètre, la preuve écrite que le journal ne disait pas n’importe quoi, que les lecteurs s’y reconnaissent.

Ces lettres me sont familières j’ai moi-même reçu des lettres comme ça, de prison ou d’ailleurs ; ce sont des voix que j’entends, parce que ces lettres là se lisent à voix haute. Ce sont les histoires de tous les jours que se racontent entre eux ceux qui consomment des drogues. Certaines sont écrites dans l’urgence, sur un coin de table – quelquefois c’est un simple signe de vie ; d’autres au contraire prennent la peine de retracer tout un itinéraire mais souvent, elles prennent des raccourcis, parce qu’il est inutile de s’étendre que sur ce que savent ensemble ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Il y a aussi ceux qui communiquent une information, avertissent d’un piège, préviennent les copains – des lettres qui donnent un sens plein à la mission de prévention qui est celle du journal. Quelques unes enfin se contentent d’une question, celle qu’on ne peut poser qu’en confiance : « Est-ce qu’on peut s’en sortir ? », de la galère, de la prison ou d’un traitement de substitution…

Mais quelle qu’elles soient, toutes les lettres témoignent d’abord de cette émotion particulière que ressentent tous les parias, lorsqu’ils entendent dire à voix haute ce qu’ils ont été contraints de taire si longtemps. « Merci d’exister », c’est le premier message qui prend toutes les formes possibles, depuis « Continuez les gars, on a besoin de vous » à « Je me souviens avoir pleuré à la lecture de ce journal inconnu et incroyablement déculpabilisant ».

Au cœur du journal, la fabrication d’une nouvelle politique

D’entrée de jeu, ASUD s’est voulu la tribune libre de ceux qui revendiquent « la liberté d’être soi-même ». Ceux qui écrivent ont répondu à l’appel ; les lettres font écho aux articles ; d’autres, avec des histoires banales, vécues mille fois, réveillent une mémoire collective ou encore, ouvrent au débat avec une aventure singulière.

Ce faisant, les lettres n’ont pas seulement contribué à un journal, elles ont contribué à une toute nouvelle façon faire avec la question des drogues, c’est à dire à une nouvelle politique des drogues. Cette politique dite de « réduction des risques » s’est élaborée pour les usagers et non contre eux et – changement plus radical encore – elle s’est élaborée avec eux, en fonction de leurs réalités et de leurs choix. Sans la menace du sida, un tel changement était tout simplement inconcevable. A priori, la politique des drogues ne peut se faire avec les usagers puisque son objectif, c’est qu’il n’y a pas d’usagers de drogues ou qu’il n’y en ait plus. Aussi la prévention se limite-t-elle au « non à la drogue ». Quant à ceux qui malgré la prévention « sont tombés de dedans », ils n’ont pas d’autres choix que l’abstinence.

Effectivement, c’est sans doute la meilleure façon de protéger sa santé mais le même raisonnement peut être tenu avec les maladies sexuellement transmissibles : la meilleure façon de ne pas les attraper, c’est de ne pas faire l’amour. Il y a bien sûr de nombreuses différences entre le sexe et la drogue mais dans un cas comme dans l’autre, les gens doivent pouvoir protéger leur santé même si leur comportement n’est pas moral. Le principe de la lutte contre le sida est fondé sur un principe : il appartient aux personnes concernées de choisir comment protéger leur santé. Et en l’occurrence, les personnes concernées sont des usagers de drogues. Réduire les risques, c’est offrir le choix à l’usager, de l’abstinence à la seringue stérile, en passant par le renoncement à l’injection, éventuellement avec l’aide d’un traitement de substitution. Ainsi les usagers de drogues sont-ils devenus « acteurs de leur santé ».

Quel paradoxe ! C’est là un changement radical de politique mais c’est aussi un changement dans les croyances qui font du toxicomane un malade irresponsable et suicidaire ; c’est enfin un changement dans la façon dont les usagers eux- mêmes considèrent leur santé, c’est à dire eux-mêmes. Le journal d’ASUD et ses lecteurs ont accompagné ce changement ou plutôt, ils l’ont fabriqué ensemble.

Une histoire collective

Les lettres écrites au journal sont le témoin d’une histoire collective – l’histoire des dix dernières années, de 1992, date de parution du journal à la politique de réduction des risques, des seringues stériles aux traitements de substitution, politique officialisée en 1999. Mais, – et c’est là la raison principale de la publication de ces lettres aujourd’hui – elles n’appartiennent pas qu’à l’histoire.

Elles restent d’une terrible actualité :

– parce que le changement d’image de l’usage est resté cantonné à la prévention du sida, le même stigmate pèse sur l’usager ; il est toujours enfermé dans le double statut de délinquant ou de malade ;

– parce que ces voix de l’ombre disent la réalité de ce que vivent ceux qui consomment des drogues illicites dans notre société ; et qu’il n’est pas de changement possible sans prise en compte de cette réalité

– parce que la réduction des risques a beau avoir apporté la preuve qu’il était possible de faire autrement avec les drogues, cette nouvelle politique est en passe de tomber dans l’oubli.

Responsabilité et citoyenneté, ce principe fondateur est passé sous silence tandis que la guerre à la drogue poursuit son escalade.

La guerre à la drogue, une guerre aux drogués

Avec la politique de réduction des risques, la prise en compte de la réalité de ce que vit celui qui consomme des drogues illicites a porté sur la santé ; les lettres fourmillent d’informations qui ont été précieuses – ou qui devraient l’être car pour être efficace, la prévention ou le soin doivent prendre en compte la réalité de ce que vivent les gens. Il y a encore beaucoup de chose à apprendre de ces lettres qui pointent les limites ou les ratées des traitements de substitution, du soin à l’hôpital, de la relation aux médecins.

Cela dit, les lettres sont loin de se limiter à la santé ; la réalité de l’usager, c’est d’abord la répression, une répression qui prend différentes formes, bien souvent, masquée. Ne dit-on pas, habituellement, que l’usage de drogues serait déjà dépénalisé de fait, qu’il n’y aurait plus de toxicomane en prison pour usage, et que s’il y en a, c’est que ces toxicomanes auraient commis « autre chose » – autrement dit, qu’ils seraient tous délinquants, trafiquants ou voleurs ?

Il suffit de lire les lettres pour comprendre les mécanismes qui conduisent les usagers en prison. En voici un exemple : « En plus ils ont loupé mon dealer. Conclusion, c’est moi qui vais morfler : je suis tout ce qui leur reste » – c’est la chute d’une histoire qui avait commencé par une classique interpellation : « J’ai ma bonbonne dans ma bouche ; enfin je vais pouvoir calmer ce manque infernal qui me dévore le ventre, j’accélère le pas et soudain…un mec me choppe, un autre m’attrape le bras, je me retrouve par terre avec deux flics – ils vont me tuer ces cons là, y en a un qui me marche sur la tête en hurlant qu’il va me caser toutes les dents (enfin, celles qu’il me reste). Je réclame un médecin et je me bouffe une baffe ». La scène est burlesque ; ce Charlot édenté fait rire ; l’humour jaillit du raccourci qui réunit le médecin et la baffe. Sans cet humour ravageur, la scène était trop banale pour être racontée mais la vitesse du récit autorise brusquement la question interdite : est-ce si naturel de demander un médecin et de se « bouffer une baffe » ? Est-ce naturel d’être plaqué par les flics ? La guerre à la drogue fait rage ; les usagers savent que cette guerre à la drogue est une guerre aux drogués mais cette guerre est si ancrée dans les croyances que c’est à peine s’ils peuvent la dénoncer.

Les lettres se gardent de faire appel aux grands principes, elles se contentent des faits, de la réalité de ce que vivent banalement ceux qui consomment des drogues illicites.

La longue marche

Je ne crois pas que les premiers usagers d’héroïne à l’origine d’ASUD, aient eu conscience de la très longue marche qu’ils entamaient dans leur guerre à la guerre. Lorsqu’en juin 1992 paraît le premier numéro d’ASUD, ces usagers-là sont sur un petit nuage ; ils ont réussi à dire à voix haute ce que chacun pensait tout bas et ils ont réussi à le dire collectivement. Sans doute ces premiers militants d’ASUD ont-ils eu le sentiment qu’ils avaient dégagé le chemin, que la route était désormais ouverte ; et cependant tout l’hiver avait été nécessaire pour que ces quelques usagers parviennent à formuler les principes qui fondent leur action.

Le premier de ces principes est pourtant quasi une évidence : ceux qui consomment des drogues sont des hommes et des femmes comme tout le monde même s’ils consomment des drogues ; logiquement, ils doivent avoir les mêmes droits que tout un chacun.

De là à se revendiquer des Droits de l’Homme, il y a un pas à franchir – qui n’est pas si simple qu’il y paraît. A-t-on le droit de se droguer ? Telle est la question de fond et cette question là est précisément la question interdite par la loi. Cela ne veut pas dire qu’elle ne doive pas être posée, mais face au sida, les usagers de drogues ne peuvent attendre que le droit de se droguer soit reconnu par loi ; ils doivent pouvoir protéger leur santé, même si le droit de se droguer n’est pas reconnu.

Quelques associations en Europe avaient montré l’exemple et c’est dans leur sillage que s’est créé ASUD, association d’Auto-support des Usagers de Drogue. Auto-support, le mot est barbare ; c’est la traduction de l’anglais « self help » ; il marque l’affiliation de l’association à la lutte internationale contre le sida, fondée sur les Droits de l’Homme et la santé publique – deux concepts a priori étrangers aux toxicomanes. Le premier éditorial de ce premier numéro d’ASUD journal adopte – non sans quelque ironie – un ton quasi triomphaliste : « Pour son premier numéro, le journal ASUD vous offre un scoop : une information exclusive ! Cette information, c’est notre existence même, la naissance du groupe ASUD et la parution de son journal. Des usagers de drogues qui s’organisent pour prendre –ou plutôt reprendre la parole : voilà du jamais vu en France ! » Des toxicomanes qui s’organisent, qui deviennent des militants, voilà effectivement un scoop, à peine crédible ; comble du paradoxe, voilà que ces toxicomanes se disent « acteurs de santé » -car ce premier numéro s’intitule gravement « Journal prévention santé et droits de l’homme ». Acteur de prévention, les toxicomanes ? Pareille prétention n’a pas manqué de faire sourire les amis – et ricaner les ennemis. L’usager « acteur de sa santé » Et pourtant l’évidence est là : lorsqu’un usager s’injecte une drogue, c’est lui et personne d’autre qui va décider s’il utilise une seringue stérile ou s’il renonce à l’injection. La prévention du sida, personne ne peut la faire à sa place. Or dès que les seringues ont été en vente libre, la majorité des injecteurs ont choisi de ne plus partager leurs seringues. Les injecteurs se sont bel et bien responsabilisés, les chiffres en témoignent. Au tout début des années 90, presque I/3 des contaminations du sida sont dues à l’injection ; en 2002, c’est seulement 3% des contaminations. Ni l’héroïne ni l’injection n’ont disparu par magie mais de même que la majorité des injecteurs se sont saisis des seringues dès que la vente a été autorisée, de même, une grande part des usagers d’héroïne ont choisi un traitement de substitution, dès que cela a été possible ; ils sont près de 100 000 en traitement aujourd’hui par la méthadone quelquefois et plus souvent avec un nouveau médicament, le Subutex. L’accès à ces traitements reste limité, ces traitement sont très stigmatisés et les usagers eux-mêmes s’inquiètent de ce statut de « malade chronique» attaché au traitement. De plus, les lettres en témoignent, un médicament ne suffit pas à résoudre les problèmes des gens mais pour les usagers d’héroïne, il y a bien là un changement radical. Les usagers d’héroïne d’aujourd’hui ne connaissent plus le manque alors que le manque était le compagnon trop souvent quotidien, dès le réveil ; ils peuvent désormais aller à l’hôpital en toute quiétude (ou presque), ils ne sont plus obligés de se sevrer pour soigner une jambe cassée ou une septicémie. La plupart d’entre eux ont soigné leur sida ; en témoigne la baisse des 2/3 de la mortalité par sida. Ainsi l’expérience montre que les « tox » comme on les appelait alors ne sont pas ces malades suicidaires qui refusent de se soigner. Réduction de 80% des overdoses mortelles, réduction des 2/3 de la mortalité par sida, réduction des 67% des interpellations pour usages d’héroïne, tels sont les résultats obtenus entre 1994 et 1999 ; ces résultats sont officiels et il a été démontré qu’ils n’auraient pu être obtenus sans la politique de réduction des risques. Ce n’est pas dire que les usagers de drogue soient devenus des anges ; la responsabilisation est un processus fragile mais la majorité des usagers d’héroïne a bel et bien changé de comportement.

Le journal d’ASUD et ses lecteurs ont ouvert une voie ; à l’encontre des croyances collectives, ils se sont responsabilisés sans se renier, en restant ce qu’ils étaient : des hommes et des femmes qui consomment des drogues, ou même qui ont arrêté d’en consommer pour des raisons qui leur appartiennent.

« Citoyen comme les autres »

L’appel à la responsabilité a été payant mais si le journal ASUD a eu un tel écho, ce n’est pas dans ce rôle d’acteur de santé publique ; même si la lutte contre le sida est prise au sérieux, l’essentiel n’est pas là, ni pour ces premiers militants, ni pour les lecteurs du journal. Le moteur de la mobilisation – car mobilisation il y a bien eu – a été le contrat social sur lequel repose la lutte contre le sida : ce contrat lie la responsabilité et la reconnaissance des droits.

« Citoyen comme les autres » : cette première revendication d’ASUD a fonctionné comme une formule magique « un abracadabra » qui a brutalement libéré une parole qui n’avait pas droit de cité. De l’extérieur, sa puissance est mystérieuse ; ASUD n’a pas le monopole de la parole. Bien sûr, le discours officiel est un discours de guerre à la drogue, illustré, soir après soir, par les séries télé, avec ses flics, ses dealers et ses tox. Dans le débat public, les seuls témoignages autorisés sont ceux des repentis « comment je suis sorti de l’enfer » mais il n’y a pas de messages plus contradictoires que ceux qui circulent sur les drogues. Ceux qui parmi les artistes consomment des drogues ont su se faire entendre ; ils ont en fait de la musique, des films, des livres. Qu’avaient donc à dire les « tox » qui n’avait pas été entendu jusqu’alors ? Malade ou délinquant ? C’est que les croyances collectives enferment l’usager dans une série de rôles convenus. Délinquant ou malade, il n’est pas d’échappatoire. Ou bien l’usager est un malade irresponsable, victime de « la » drogue : il serait « tombé dedans ». Ou bien il assume le rôle du « bad guy », le voyou, qui avec les drogues, serait sans foi ni loi ; le junky, révolté suprême qui se dresse seul contre toutes les valeurs de la société.

« Ni malade, ni délinquant », a revendiqué fièrement ASUD. Voilà qui apparemment va à l’encontre de ce que racontent ceux qui écrivent à ASUD. Nombreux sont ceux qui souffrent de maladies, du sida, des hépatites ou d’autres maladies tout d’abord mais ils souffrent aussi de leur dépendance, à minima vécu comme une contrainte. Tout aussi nombreux sont ceux qui ont commis ou commettent des actes délinquants ; au reste la délinquance est obligée puisque les drogues sont illicites. Ceux qui écrivent se savent malades et/ou délinquants mais ce qu’ils refusent, c’est que leur identité soit définie dans l’alternative inscrite dans la loi. Les usagers qui écrivent au journal ne jouent pas les victimes. La complaisance est mal venue quand on s’adresse à ses frères humains. Ils refusent tout autant la mythologie du héros romantique ; ils ne prêchent pas la libération de l’homme par les drogues. S’ils reconnaissent les plaisirs qu’ils ont pu éprouver, ils en connaissent aussi le coût humain pour eux-mêmes comme pour leurs proches. La plupart refusent de se situer dans une problématique du « pour » ou « contre » les drogues. Ils ont vécu une expérience, ils la transmettent sans jugement de valeur ; l’humour est de rigueur, un humour corrosif qui se joue des décalages entre le discours d’autorité et la réalité quotidienne, un humour qui est aussi, comme toujours, empreint d’autodérision.

Les lettres « parlent vrai » ; elles parlent juste – et c’est leur force. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, la lecture des lettres n’a rien d’incitatif ; ce serait plutôt le contraire. « Une catastrophe sanitaire et sociale » Des années 80 aux années 90, les usagers d’héroïne ont vécu une véritable catastrophe sanitaire et sociale. « Catastrophe », le mot est violent et les usagers eux-mêmes se sont gardés de l’utiliser ; à peine ont-ils oser le penser. Il aura fallu une commission officielle, la commission Henrion pour que des experts prennent conscience des milliers de morts, par sida mais aussi par septicémie, par accident, par suicide. Ces morts-là, personne n’avait pris la peine de les compter ; elles étaient donc ignorées des pouvoirs publics ; elles étaient considérées comme « naturelles », c’est à dire, dues à la toxicomanie elle- même.

La baisse des overdoses mortelles à partir de 1994 montre que pour 80% la mortalité n’est pas due à la toxicomanie elle–même mais à l’exclusion des soins, c’est à dire à la façon dont les usagers sont traités Jusqu’au milieu des années 90, les services d’urgence hospitalières affichaient sans vergogne « ici, on ne prend pas les toxicomanes » et le corps médical trouvait parfaitement normal d’exiger l’abstinence pour soigner quelque maladie que ce soit. Résultat : il y a des toxicomanes qui sont morts à la porte des hôpitaux. Ils ne sont pas morts de toxicomanie, comme on le dit généralement, ils sont morts parce que le corps médical a refusé de les soigner. Nombre de lettres témoignent de ces situations dramatiques ; elles sont le plus souvent décrites en peu de mot, sans en rajouter– les faits se suffisent à eux- mêmes.

Les lettres témoignent aussi de la prise de conscience qu’il était possible d’avoir d’autres relations au corps médical – et à son propre corps. « parler vrai » , une nouvelle politique ? « Parler vrai », telle a été la condition du changement ; c’est aussi le tout nouvel objectif que s’est fixé à partir de 1999, la MILDT, la mission interministérielle chargée officiellement de la politique des drogues – un tout nouvel objectif qui s’est traduit par une brochure diffusée à 4 millions d’exemplaire « Savoir plus, risquer moins ». Pour la première fois, la politique des drogues rompt avec la diabolisation habituelle ; l’information s’est voulu objective et scientifique. Preuve est faite par exemple que la dangerosité des drogues est liée à l’usage ou l’abus qu’on en fait plus qu’au produit lui-même ; ou encore, qu’en termes de santé publique, la plus dangereuse de toute est l’alcool tandis que le cannabis est la moins dangereuses.

On pouvait espérer que ces avancées fondées en sciences ne puissent être remises en cause. Il n’en est rien.

A priori, les associations d’usagers de drogues qui ne prônent pas l’abstinence sont suspectes – car dans la guerre à la drogue, on ne peut être que « pour » ou « contre ». Aussi la menace d’une inculpation pèse sur toutes les associations et la menace est lourde : l’incitation à l’usage est passible de 5 ans pour incitation et de 10 ans si l’incrimination retenue est « la provocation à l’usage », assimilée au trafic. En 1994, les pouvoirs publics ont fini par accepter la diffusion de la brochure « shooter à moindre risque » – information qui a été accessibles aux usagers hollandais dès 1985 et en Grande-Bretagne à partir de 1987 mais le principe même de la réduction des risques continue d’inquiéter les pouvoirs publics. Ainsi le président de Techno-Plus, est-il inculpé d’incitation et de provocation à l’usage ; cette association, issue du mouvement Techno, a diffusé des X avec pour message « sniffer propre ». la logique est pourtant celle qui fonde l’action d’ASUD « le shoot à moindre risque ». Mais sans doute a-t-il fallu la menace d’une maladie mortelle pour que « le shoot à moindre risque » soit acceptées et même promu par les pouvoirs publics.

Malheureusement pour le CIRC, les usagers de cannabis ne sont pas menacés de morts.

La France n’est pas tendre avec ses usagers de drogues ; ce pays qui se considère comme laxiste est en fait un des plus répressifs en Europe mais la répression est passée sous silence. Ainsi un récent rapport du Sénat s’indigne de ce que « la loi n’est pas appliquée » : la majorité de ceux qui consomment des drogues ne sont ni soignés ni punis. Et de s’interroger gravement : comment punir tous ceux qui consomment des drogues ? Voilà qui fait rire les guignols, – rire qui indirectement alimente l’idée que la France serait laxiste. Or La tâche est quasi impossible, car ils sont plus de 5 millions. De fait seule une petite minorité est sanctionnée mais les usagers en prison pour usage ne sont pas 200 comme on le dit habituellement mais plutôt, avec l’usage et détention, quelque 5000 – un chiffre qu’aucun journaliste n’a cherché à savoir.

Le même discours convenu pèse sur le trafic : il faut renforcer la répression, disent en chœur tous les hommes politiques. Or, depuis le code pénal de 1994, il est impossible de renforcer la peine qui vont de 10 ans minimum à détention à perpétuité. Bien sûr, les juge n’appliquent pas la loi dans toute sa rigueur ; ils sont limités par le nombre de place en prison. Les États-Unis ont pris le problème à bras le corps : il y a là-bas, plus d’un million de prisonniers pour drogues. Est-ce le chemin que nous voulons suivre ?

La guerre à la drogue fait des morts, des prisonniers ; elle démultiplie les risques. Il suffit d’entendre ce que disent les usagers lorsqu’ils prennent la parole. Le paradoxe de la réduction des risques : confier la prévention aux usagers de drogues. Moins fous qu’on ne dit : pas de meilleure prévention. Confier la prévention – et pas seulement pour le sida. Plutôt que de confier la prévention aux flics, il est temps aujourd’hui de faire le bilan de quelque 30 années de politique sécuritaire.

Tandis que le nombre d’interpellations augmente de 10% en moyenne par an, le renforcement de la législation a été continu ; selon la loi, l’usage est toujours sanctionné d’une année de prison ; quant au trafic, les condamnations vont de 10 ans à perpétuité : impossible d’aller plus loin. C’est qu’ont constaté les sénateurs, a priori persuadés que le gouvernement précédent avait été laxiste. Ces lois ne sont pas applicables ; – ou plus précisément, elles sont appliquées dans la mesure des moyens, c’est à dire des places de prison. Augmenter les places de prison ou rechercher d’autres façons de faire avec les drogues, telle est l’alternative ; or il y a désormais des alternatives qui peuvent être mises en œuvre immédiatement. En France même, nous avons commencé à en faire l’expérience avec la réduction des risques, si limitée soit-elle.

En Europe, d’autres expérimentations sont menées : prescriptions médicalisées d’héroïne, salles de consommation, vente contrôlée de cannabis, telles sont quelques-unes de ces alternatives en rupture avec la logique guerrière. Cela revient à fabriquer de nouveaux modes de gestion des différentes drogues en fonction des problèmes concrets que posent leur usage ou leur commerce.

Il s’agit donc là d’une stratégie de sortie de la guerre à la drogue, avec deux armes, expérimentation et négociation. Jusqu’à présent, c’est la seule stratégie qui ait réussi à ébranler l’escalade continue de la répression. Il faut sortir de l’illusion prohibitionniste qu’il y a « La » solution qui peut résoudre le problème. Il faut sortir du tout ou rien et penser sérieusement la question des drogues, c’est une urgence de l’heure.

 
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