Stratégies collectives et prévention de l’infection par le VIH chez les toxicomanes

 sida, toxicomamie – une Lecture documentaire
– Le Crips / Toxibase – novembre 1993 – pp. 95-105

En résumé :

En matière de toxicomanie, la politique de hiérarchisation des risques, plaçant la prévention du sida comme objectif prioritaire, paraît aujourd’hui incontournable même si l’objectif de désintoxication doit être poursuivi avec un élargissement de l’offre de soins. Plusieurs études indiquent que les toxicomanes modifient leurs comportements face à l’épidémie, qu’il s’agisse de l’usage de drogues ou de sexualité, principalement grâce aux groupes de pairs. Les stratégies collectives peuvent être regroupées en deux catégories : les actions portant sur les déterminants ou les conditions dans lesquelles la drogue est utilisée (accès au matériel d’injection, prescription de produits de substitution) ; les actions collectives menées au sein des groupes de toxicomanes par des membres de ces groupes (système de relais et d’entraide sur le modèle des organisations homosexuelles). Pour ces deux catégories un certain nombre d’expériences, en France et à l’étranger, sont présentées. L’efficacité de la politique de réduction des risques reste à évaluer. Même si la plupart des expériences ont prouvé leur utilité dans le cadre de la prévention du sida, aucune d’entre elles ne peut prétendre à elle seule contrôler l’épidémie. De nombreux obstacles demeurent pour développer cette nouvelle conception de l’intervention auprès des toxicomanes.

1. FONDEMENTS DES STRATÉGIES COLLECTIVES DE PRÉVENTION

Comment, prévenir les toxicomanes de l’infection par le VIH ? Quelles actions entreprendre ? Quelles mesures doivent être prises? Différentes stratégies ont été expérimentées et évaluées.

Au-delà de leur diversité, les stratégies collectives de prévention relèvent d’une même démarche qui se veut pragmatique : pour être efficientes, elles doivent être  élaborées à partir d’une observation des comportements des toxicomanes, des changements possibles et des obstacles au changement (1). L’ensemble des stratégies de prévention a été conceptualisé dans le cadre de politiques dites de « réduction des risques » (Harm reduction) aujourd’hui préconisées par I’OMS (2), (3). Parce qu’elles exigent d’entrer en contact avec ceux que l’usage de drogue intraveineux expose directement au risque, ces nouvelles stratégies imposent un changement dans la conception de l’intervention auprès de toxicomanes. Les choix effectués sont fondés sur l’argumentaire suivant :

1.1. la hiérarchisation des risques.

Si l’abstinence, soit la suppression du risque toxicomanie, est certes préférable, il est illusoire d’espérer que tous les toxicomanes renoncent immédiatement sous la menace du sida à l’usage de drogues illicites ; aussi convient-il de promouvoir des pratiques de prévention auprès des toxicomanes qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas renoncer à l’usage de drogue. La prévention du sida auprès des toxicomanes implique une hiérarchisation des risques : le sida, maladie mortelle, est plus grave que la toxicomanie.

L’objectif de désintoxication n’est pas abandonné pour autant ; au contraire, cette offre de soins doit être élargie autant que faire se peut, mais l’intervention ne peut se limiter à la minorité des toxicomanes pour lesquels un sevrage immédiat peut être envisagé. Le risque de l’infection peut être réduit par différentes mesures et actions de prévention. À défaut d’un abandon de la drogue, le changement le plus cohérent avec des objectifs globaux de santé est le renoncement à l’injection, qu’il s’agisse de produits illicites, sniffés ou fumés, ou de produits prescrits, particulièrement méthadone par voie orale.

Enfin, le risque infectieux étant lié au partage des seringues, c’est la réduction de cette pratique qu’il faut envisager : les toxicomanes les plus ancrés dans leur toxicomanie doivent avoir accès à un matériel non contaminant, seringues neuves ou stérilisées selon les possibilités.

¬ Une telle hiérarchisation des risques prend acte de l’impossibilité d’obtenir dans l’immédiat une abstinence généralisée ; les « petits pas » ou objectifs intermédiaires, retenus en fonction de leur faisabilité, impliquent, de fait si ce n’est de droit, une acceptation de l’usage de drogues illicites.

Aussi les actions et mesures préconisées sont-elles l’objet d’un débat public d’autant plus vif qu’elles se heurtent aux représentations de la drogue comme fléau social. Leur niveau d’acceptabilité est variable, selon les dispositifs législatifs et les traditions culturelles. Elles exigent le développement de nouveaux services ou du moins un élargissement des missions des services existants, la plupart des dispositifs de soins et de prévention de la toxicomanie étant conçus dans un objectif exclusif d’abstinence (4).

1.2. les changements de comportement des toxicomanes

Dès 1984, des changements de comportement sont observés auprès des usagers de drogues, ce que confirment les premières études épidémiologiques à New York, puis dans l’ensemble des pays touchés par la contamination par le VIH liée à l’échange de seringue. Informés des risques, des toxicomanes se sont efforcés d’utiliser un matériel stérile, différentes variables affectant l’ampleur du changement (5).

¬ Ces changements de comportement impliquent que les toxicomanes peuvent effectuer des choix rationnels. L’usager de drogue n’est donc pas nécessairement un malade irresponsable, un être irrationnel, destructeur et suicidaire : il peut aussi être un agent actif de la prévention soit, selon la formule retenue dans le rapport de l’Advory Council,  » a health conscious drug user  » (6). Cette capacité du toxicomane à effectuer des choix fonde les orientations préconisées en Grande-Bretagne en matière de prévention du sida auprès des toxicomanes, car il en est des toxicomanes comme des autres groupes sociaux : pour que I’information produise un changement effectif des comportements, elle doit être relayée par des personnes appartenant au groupe social cible (7).

Les premiers changements observés se sont effectués spontanément, sans le soutien de mesures de prévention. Ces changements sont toutefois insuffisants au regard du risque ; leur ampleur est variable selon les sites et selon les groupes ; une fraction de la population s’avère réfractaire au changement et cette fraction peut être sensiblement réduite lorsque les conditions des pratiques à risque se modifient. En outre, ces changements de comportements sont partiels et fragiles.

En état de manque, l’injection immédiate est le plus souvent privilégiée au détriment de la prévention.

Globalement, les toxicomanes se sont engagés dans un processus de réduction du risque d’infection au VIH mais non de sa suppression ; aussi le renforcement des comportements de prévention doit-il être considéré comme une des priorités des années à venir (8).

1.3. Le changement de comportement : une logique collective

La recherche des facteurs associés aux changements de comportements est déterminante dans la mesure où elle permet d’élaborer des stratégies de prévention efficaces. Une information sur les risques encourus est une des conditions nécessaires au changement, mais cette information peut être minimum : dans l’étude menée par Des Jarlais sur les changements de comportement des toxicomanes de rue à New York, l’adoption d’un matériel d’injection stérile n’a pu être corrélée de façon significative ni au niveau d’information ni a la proximité au risque, c’est-à-dire a la connaissance de personnes séropositives et malades dans son environnement. Le facteur déterminant du changement de comportement est d’avoir des amis qui ont changé de comportement. Autrement dit, les changements s’effectuent en réseau et le groupe de pairs joue un rôle clé qu’il s’agisse de prise de drogue ou de sexualité (9). Les autres variables intervenant dans la réduction du risque – telles que la connaissance de personnes atteintes du sida, la capacité à maîtriser les techniques de réduction du risque, en particulier en matière de sexualité, ou la possibilité d’en parler à quelqu’un – sont également corrélées aux réseaux d’appartenance, relations sociales et affectives (10).

¬ Les changements de comportement sont fortement liés aux groupes d’appartenance délimités par des variables sociales telles que l’ethnicité, le sexe, l’âge ou plus précisément l’ancienneté de la toxicomanie. La progression de l’épidémie apparaît particulièrement rapide chez les noirs américains et les latinos aux Etats-Unis (9).

Ce développement inégalitaire de la contamination peut être lié à une information inadéquate : les messages médiatiques ne sont pas destinés aux minorités culturelles et celles-ci y ont été moins sensibles. Ainsi les techniques de décontamination des seringues, telles que I’eau de javel, sont mieux connues des toxicomanes blancs, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elles soient mieux utilisées. Au-delà du défaut d’information, les minorités eth- niques, de par une situation inégalitaire, ont moins accès au matériel d’injection, sont plus susceptibles d’utiliser des lieux collectifs d’injection tels que les shooting galleries ; ils sont enfin plus en butte à la répression.

Les obstacles au changement sont en effet largement liés aux conditions sociales de la prise de drogue, conditions auxquelles contribuent les politiques de contrôle des drogues d’une part, et plus largement les politiques sociales et sanitaires. L’exclusion, la marginalisation sociale, la précarité – et par exemple l’absence de logement- redoublent les difficultés, ne serait-ce que parce qu’elles modifient la hiérarchie des risques au profit des risques immédiats (11).

¬ Aussi les stratégies collectives peuvent-elles être regroupées en deux catégories (9) :

• les actions portant sur les déterminants ou conditions dans lesquelles la drogue est utilisée, soit l’accessibilité à un matériel d’injection stérile, mais aussi les actions qui visent à lutter contre les processus d’exclusion et de stigmatisation et à offrir protection sociale et sanitaire aux toxicomanes, y compris lorsqu’ils poursuivent leur consommation.

• les actions collectives menées au sein des groupes de toxicomanes par des membres de ces groupes : ces actions impliquent le développement de système de relais et d’entraide sur le modèle des organisations homosexuelles.

 

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