Une alternative à la guerre à la drogue : les politiques de réduction des risques

Intervention pour l’A.F.N.U. publiée dans « L’ONU et la drogue »
Mario BETTATI, Ed. A. Pedone
Association Française pour les Nations Unies, 39-44, 1995

 

Le bilan de la guerre à la drogue, stratégie internationale dans laquelle les Nations Unies se sont engagées depuis le début des années soixante, est lourd. La guerre – et le mot « guerre » n’est pas qu’une image, des armes et des armées y sont bien engagées – est couteuse, elle est aussi meurtrière, mais surtout elle semble bien entretenir directement et indirectement l’ennemi qu’elle combat : plus la répression est efficace, plus les organisations criminelles s’organisent, plus les prix augmentent, plus grande est la violence et la criminalité. Comment sortir de l’impasse ? Doit-on et peut-on renoncer à la guerre ? Existe-t-il des stratégies de contrôle des drogues moins meurtrières et plus efficaces ? Existe-t-il une alternative à la guerre à la drogue ?

La question n’a rien de théorique. Quelques pays, ou plus modestement des régions ou des villes s’engagent aujourd’hui, aux marges d’une législation qui reste prohibitionniste, dans des pratiques de prévention et de soin qui entrent de fait en contradiction avec le cadre prohibitionniste sur au moins un de ses principes : l’objectif de ces pratiques et mesures n’est plus l’éradication des drogues mais la réduction des risques liés à leur usage. Ainsi, la mise à disposition de seringues stériles par exemple implique une reconnaissance de droit ou du moins de fait de l’usage de drogues illicites.

A quelques exceptions près, comme aux Pays-Bas, ces nouvelles pratiques et mesures ne se présentent pas comme une alternative politique à la prohibition des drogues, elles se sont imposées pour répondre à l’urgence de la menace du sida. Toutefois, l’ensemble des mesures nécessaires à une prévention du sida définit bien une nouvelle stratégie d’intervention auprès des usagers de drogues intraveineux. Cette stratégie s’est élaborée sur un premier impératif : entrer en contact avec la population exposée au risque. Pour être intégré, le message de prévention doit être atteindre ceux auxquels il est destiné.

Plusieurs pays, la Suisse, l’Australie, la Grande-Bretagne se sont ainsi engagés dans une offre systématique de services sanitaires et sociaux qui visent à entrer en contact avec la population la plus large possible. Il faut offrir à tous ceux qui le souhaitent la possibilité de se désintoxiquer, mais il faut aussi, pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent abandonner l’usage de drogues, favoriser autant que faire se peut le renoncement à l’injection. Tel est un des objectifs des traitements de substitution étendus à tous ceux qui le souhaitent. Il faut enfin que ceux qui ne peuvent renoncer dans l’immédiat à l’injection puissent le faire dans des conditions les plus hygiéniques possibles. C’est, bien sûr, l’accès aux seringues stériles, mais c’est aussi plus largement la prise en compte des besoins élémentaires. Dans les situations extrêmes, les menaces les plus immédiates sont privilégiées au détriment des menaces dont les effets ne sont pas immédiatement perceptibles, ce qui est le cas du risque de contamination. Sans abri et sans ressources, l’usager de drogue peut difficilement se responsabiliser. Pour l’usager de drogues illicites, la première de ces menaces immédiates, c’est la répression. Les politiques de réduction des risques affirment clairement la priorité accordée aux soins et à la prévention sur la répression. En cela, il s’agit d’un changement radical de stratégie avec la « guerre à la drogue », stratégie qui a dominé les poltiques de lutte contre la drogue de ces dernières décennies.

Je voudrais soulever ici deux questions:

1°) les politiques de réduction des risques entrent-elles en contradiction avec des objectifs de contrôle de la demande de drogue ?

2°) les politiques de réduction des risques peuvent-elles être considérées comme une alternative à la prohibition ?

Nous pouvons aujourd’hui répondre de façon relativement rigoureuse à la première question qui peut être formulée de la façon suivante : accepter l’usage de drogue ne revient-il pas à le légitimer voire à l’encourager ? En France où les résistances aux mesures de prévention du sida ont été et sont toujours particulièrement vives, l’interdit est le plus souvent considéré comme le rempart sur lequel repose toute stratégie de prévention. Autoriser la vente libre des seringues, prescrire des traitements de substitution considérés comme un mantien dans la dépendance ont également été dénoncés parce qu’ils impliquent de reconnaitre l’usage de drogue. « Allions-nous céder à la menace du sida et abandonner les toxicomanes à leur toxicomanie », bref allions-nous « baisser les bras ? ».

Il existe aujourd’hui quelques réponses empiriques à cette crainte. Ce sont tout d’abord les évaluations des expériences de réduction des risques telles que les échanges de seringues. A ce niveau, les résultats ne sont plus discutés : la disponibilité des seringues n’augmente pas le nombre d’injecteurs. Seuls s’adressent à ces dispositifs des toxicomanes qui se reconnaissent comme tels, et dont la toxicomanie est le plus souvent ancienne, c’est d’ailleurs une des limites de ce type d’action de prévention qui touche difficilement les plus jeunes. L’aide et le soin, s’ils sont nécessaires, n’ont rien de bien valorisant, et les toxicomanes, mieux traités et mieux pris en charge perdent certainement de leur pouvoir de fascination sur les plus jeunes.

Reste la question de l’impact de l’interdit. Quelques études ont tenté de mettre en relation niveau de consommation et répression de l’usage. En ce qui concerne le cannabis, il ne semble pas qu’on puisse établir de corrélation entre le cadre législatif plus ou moins répressif de l’usage et l’extension des consommations. Les 11 états américains qui avaient dépénalisé l’usage du cannabis au cours des années 70 sont comparables par le nombre de consommateurs aux états qui en pénalise toujours l’usage. Les variations quant au niveau de consommation semblent davantage liées au sens que prend la consommation de cannabis dans chaque génération, qui font alterner phases d’extension (années soixante-dix, années quatre-vingt dix) et phases de stabilisation (années 80). Même constat en Europe où les taux de consommation du cannabis sont à peu près semblables dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest et les Pays-Bas avec des politiques tout à fait opposées, en ce qui concerne le statut de l’usager. Plus que le statut légal de l’usager, les variables liées au niveau de consommation des drogues en Europe semblent plutôt liées à des facteurs sociaux, les sociétés confrontées à des changements économiques et culturels brutaux apparaissant moins aptes à se protéger.

Comme toute consommation, la consommation de produits psychotropes relève d’abord de régles d’interaction sociales qui fixent, ce qui est ou non acceptable, souhaitable, intolérable. A ce titre, les stratégies de contrôle efficaces sont celles qui renforcent ces contrôles et régulations spontanées, stratégies adoptées dans la lutte contre le tabagisme. Curieusement, nous nous sommes toujours défiés du seul moyen efficace dont nous disposons, c’est à dire de la prévention. Tous les experts s’accordent à reconnaitre que la lutte contre l’offre ne peut être d’aucune utilité si la demande persiste, mais la lutte contre la demande se limite, de fait, au regard des moyens alloués, à la répression des usagers, répression dont l’efficacité n’a pu, à jour, être démontrée, et l’inefficacité des réponses ne fait qu’augmenter la demande d’intervention.

Peut-on sortir de l’impasse, peut-on changer de stratégie ? Adopter dès à présent des mesures de santé publique, soins et prévention permettrait une meilleur protection de la santé des usagers. Les résultats obtenus sont difficilement discutables : les usagers de drogue intraveineux se contaminent d’autant moins que l’accessibilité des seringues stériles est meilleure; en traitement de substitution, ils sont en meilleurs état de santé, meurent moins, sont enfin moins délinquants.

Il est temps de prendre le problème au sérieux.

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