- Auteur.e.s :
- Libération
- Serge Hefez
- Tribunes
Face à la toxicomanie, le «système de soins français » s’est construit sur une série de ruptures (rupture avec le social, rupture avec le médical, rupture avec le judiciaire) qui sont aujourd’hui lourdes de conséquences. Les années 70 ont été marquées par une formidable effervescence de groupes, mouvements, comités d’action et de soutien ; ce qui avait été jusqu’alors motif de honte ou d’exclusion (avortement, homosexualité, emprisonnement, folie … ) devenait la nature même d’un lien social.
La vie privée se plaçait au centre des débats publics, cette valorisation d’une parole sur soi, d’une parole vraie, ouverte, participait d’une utopie de la communication et d’une valorisation de la marginalité comme porteuse d’un discours plus « authentique », donc plus radical. et en ce sens plus révolutionnaire. Les drogues ont été, avec la révolution sexuelle et la musique rock, les ingrédients d’une contre-culture. C’est dans ces années-là que la drogue est identifiée à la jeunesse et au rejet des valeurs traditionnelles de la famille et de l’autorité.
Cet intérêt, voire cette fascination pour la marginalité comme porteuse d’un gain de liberté, ont certainement beaucoup compté dans l’élaboration du « modèle français » en matière de soins aux toxicomanes : les premiers intervenants en toxicomanie ont eux-mêmes occupé une place marginale par rapport à la médecine et à la psychiatrie : le toxicomane n’était considéré ni comme un malade, ni comme un fou, ni comme un délinquant, mais comme un être à préserver dans un circuit protégé, un individu s’étant rendu trop loin dans une quête identitaire au sein d’une société hostile, productrice de robots.
Le toxicomane est un sujet, un sujet qui parle et un sujet qui souffre, et surtout un être en miroir de celui qui le soigne. Ce sujet va bénéficier de circuits de mise à l’écart, du social contraignant, du familial pathogène, face à des intervenants hyper-spécialisés qui le comprennent et parlent son langage.
Ce qui était intolérable pour ces intervenants porteurs d’un idéal libertaire, était dans la nature même de la dépendance aux produits ;cet idéal libertaire s’est trouvé, paradoxalement (compte tenu de la fascination du départ) à l’origine d’une extrême intolérance à l’égard des drogues : l’abstinence est devenue le seul objectif des prises en charge.
Cette idéologie du sujet dans une lutte pour sa désaliénation est imprégnée par le discours psychanalytique qui dans le même moment, gagne le champ de la psychiatrie. Le discours sur la toxicomanie est assujetti aux mêmes ruptures que le discours psychiatrique: d’un côté, la psychiatrie traditionnelle fondée sur la nosographie, l’enfermement, les camisoles chimiques ; de l’autre, la «libération» psychanalytique, porteuse de sens et de liberté.
En exerçant seuls une dominance dans le système de soins, en se maintenant coûte que coûte comme le centre d’attraction de la réflexion et de l’expertise politique sur les questions de drogue, les psychiatres de formation psychanalytique et les thérapeutes (dans les centres spécialisés, tous les intervenants, y compris sociaux, se baptisent ainsi) finissent par occulter les fondements mêmes de leur clinique ;
Ils cantonnent l’approche de la toxicomanie dans le registre exclusif de l’arbitraire et de l’opinion.
Isolons, par exemple. le fameux concept d’appétence «ordalique» (les toxicomanes aiment jouer avec la mort), retrouvé dans la plupart des publications sur le sujet : ce concept très intéressant dans l’analyse du fantasme, joue comme un obstacle majeur à la mise en place de politiques de réduction des risques (si les toxicomanes aiment le jeu avec la mort, pourquoi n’échangeraient-ils plus leurs seringues ou prendraient-ils des précautions d’injection ?). Ces théories, en dehors des conditions qui leur ont donné naissance, fonctionnent comme des idéologies; retirées du contexte de la cure, elles s’avèrent pernicieuses en ce qui concerne l’épidémie de sida : toutes les études montrent que les toxicomanes réduisent les risques sanitaires, s’intéressent à leur santé et prennent les mêmes précautions dans leur activité sexuelle que la population générale. Sur quelles prémices peut-on dès lors considérer l’ordalie comme un facteur de personnalité ?
Le même glissement logique entre fantasme et réalité se retrouve dans l’article de nos collègues du centre Imagine (voir Libération du 15 juin) : tout en élaborant une délicate analogie entre la distribution de produits de substitution et le génocide nazi, ils s’opposent à la méthadone sous prétexte que le « toxicomane n’est pas prêt à se trouver confronté au monde de la réalité » … Superbe assertion ! Pour continuer leur comparaison, plutôt que de s’attaquer au réel des camps de concentration, il eût sans doute mieux valu conseiller une psychanalyse aux personnes qui y étaient parquées.
Les intervenants spécialisés en toxicomanie prennent un formidable retard quant à une prise de conscience de l’urgence imposée par l’épidémie de sida qui ramène inévitablement la toxicomanie du côté du médical ; c’est ainsi qu’on peut lire sous la plume de l’un d’eux en août 1985 : « Penser qu’une légalisation des seringues va changer les risques encourus par les toxicomanes est un délire de la part du monde médical et journalistique. »
La toxicomanie doit demeurer le symptôme du sujet… Le corps, le produit, la maladie jouent un rôle secondaire. Ce qui compte est la «demande» du patient, non pas tant la demande de sevrage que la demande de soulagement d’une souffrance psychique ; hors cette demande, point de salut : À cette horreur du corps et cette horreur du social qui retranchent les praticiens dans leurs institutions s’ajoutent les rapports ambigus qui relient le dispositif sanitaire au dispositif juridique.
Plutôt que de dénoncer l’ambiguïté de la loi de 1970 autour d’un délit d’usage, les « thérapeutes » affermissent leur position : utiliser la loi pour mobiliser la « demande » d’abstinence du sujet et rejeter tous les usagers ne désirant pas ou ne pouvant pas assumer un sevrage (quelle que soit l’urgence socio-médicale du moment), au nom d’une éthique de soins, la prison est devenue le premier lieu de prise en charge des toxicomanes qui ne passaient pas sous les fourches caudines de la désintoxication et de la promesse d’abstinence.
Ce système de soins, bâti sur ces trois ruptures, ne pouvait ontologiquement faire face aux nouvelles donnes de la toxicomanie :
– du côté du médical, l’urgence absolue qu’exige la prévention du sida, de l’hépatite et les soins aux personnes touchées ;
– du côté du juridique et du social, l’exclusion massive des usagers liée au durcissement de la guerre à la drogue, les dérives maffieuses, la formidable extension du phénomène aux banlieues et aux cités ;
– du côté du sujet : une parole remplacée par la violence, la rage autistique, les cris inarticulés. le rap, les tags, le langage tribal, un «discours» des banlieues tellement loin sur le plan culturel de celui qui les soigne.
Nous nous étions exclus avec nos patients dans un superbe isolement thérapeutique, et notre position éthique sur le libre choix est devenue, à notre insu, une idéologie sélective porteuse d’exclusion.
Il aura fallu la remarquable mobilisation des associations de lutte contre le sida, des associations de lutte contre l’exclusion comme Médecins du monde, pour tirer la sonnette d’alarme et soutenir des positions allant à l’encontre des discours officiels spécialisés ; l’exemple du rassemblement de la communauté homosexuelle s’est avéré d’un grand poids pour stimuler l’autosupport des usagers de drogue et aider ceux-ci à retrouver une dignité d’individus responsables d’eux-mêmes et des autres, pour imposer l’urgence d’un accès aux traitements de substitution.
Dix ans après le début de l’épidémie et la contamination de plus d’un tiers des usagers de drogue, certaines notions évidentes de réduction des risques, établies depuis de nombreuses années dans la plupart des pays européens, finissent par faire timidement consensus chez les soignants (à défaut du ministère de l’Intérieur qui continue d’intensifier la guerre aux drogués avec les désastreuses conséquences sanitaires que l’on connaît).
La prise en charge des toxicomanes ne peut plus être de l’ordre d’une médecine humanitaire mais doit s’accompagner d’une action sur le contexte politique qui amène à la demande de soins ; il s’agit là d’une mobilisation de citoyens qui nous concerne tous, soignants ou non, et qui semble avoir amené l’Association des intervenants en toxicomanie, réunie à Bordeaux les 28 et 29 mai derniers, à prendre enfin clairement position sur la législation des usages et sur l’accès à la substitution.
Il reste à souhaiter que la formidable mobilisation associative et communautaire autour de l’interface sida- toxicomanie puisse continuer d’être entendue et que l’expertise en matière d’usage de drogues et d’accès aux soins échappe aux seuls psychiatres spécialistes pour laisser aussi une place aux usagers, aux associations qui luttent contre l’exclusion, aux collectivités locales, aux médecins généralistes.
Les usagers de drogue y gagneraient une dignité de citoyen et les thérapeutes retrouveraient enfin leur place modeste mais indispensable d’interlocuteurs de l’âme.
* Psychiatre, responsable de Espas (Espace social et psychologique d’aide aux personnes touchées par le sida) et du programme méthadone de La Terrasse.