- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
Le savoir interdit
Qu’il ait fallu une étude pour constater que les patients se perdent pendant la phase de sevrage fait sourire aujourd’hui les médecins qui pratiquent les traitements de substitution. Certes, la buprénorphine pouvait susciter des espoirs nouveaux quant au sevrage, mais si une telle étude n’est plus menée aujourd’hui, c’est que les médecins ont renoncé à rechercher le médicament miracle qui guérisse de la toxicomanie. Du moins avec les moyens actuels. Ce n’est pas dire que les patients ne puissent guérir mais plutôt que la guérison survient « de surcroît ». À défaut de l’observer par eux-mêmes, les médecins auraient pu l’apprendre dans les recherches internationales sur l’évaluation des traitements. Ils auraient dû se tenir informés des développements des neurosciences, indispensables à la compréhension de l’action des drogues sur le cerveau ; ils auraient dû enfin maîtriser les bases de la pharmacologie. Ces recherches n’étaient connues ni du corps médical dans son ensemble, ni des spécialistes en toxicomanie. Entre la recherche fondamentale et la médecine générale, toute une série de médiations sont nécessaires : associations de spécialistes et de chercheurs, presse médicale, laboratoires pharmaceutiques. Aucun des relais habituels n’a pu jouer. L’obstacle premier était que l’information était considérée comme inutile à la pratique médicale. Le traitement des toxicomanes était exclu a priori de la médecine générale, le traitement de la douleur ne justifiait pas l’investissement nécessaire à l’appropriation de l’information scientifique. Quant aux prescriptions de tranquillisants ou de somnifères auxquels les médecins s’adonnent pourtant quotidiennement, elles ont à peine le statut de traitement médical. Ni les neurosciences ni la pharmacologie ni même la psychiatrie, tous domaines qui devraient contribuer à la prescription de ces médicaments, ne sont sollicitées. Les prescriptions répondent à la demande des patients et le débat porte sur l’éthique : jusqu’où le médecin doit-il accepter de médicaliser la souffrance ? La question, certainement légitime, rend d’autant plus nécessaire la maîtrise technique des outils, mais on ne sait par quel mystère les médicaments psychotropes ont échappé à la démarche médicale habituelle.
Dans le domaine spécialisé du traitement de la toxicomanie, les spécialistes pouvaient d’autant moins jouer le rôle de relais qu’ils n’appartiennent pas à la médecine. La toxicomanie n’était pas une spécialité médicale, elle n’était pas enseignée ; les seuls médecins de ce secteur étaient des psychiatres qui se définissaient plus volontiers comme «intervenants en toxicomanie» que comme psychiatres. La seule référence théorique autorisée était la psychanalyse, ou alors quelques très rares consultations de psychothérapie familiale, d’ailleurs rejetées dans un premier temps pour cause de contrôle social. Dans la guerre qui oppose les « deux médecines », celle de l’âme et celle du corps, les spécialistes en toxicomanie avaient choisi leur camp2. On pouvait être spécialiste en toxicomanie sans avoir jamais entendu parler de neurotransmetteur ou d’endorphines. Dans les conférences organisées dans le milieu spécialisé, on invitait quelquefois des juges, des sociologues ou des philosophes, jamais de pharmacologues, et les psychiatres qui appartenaient au milieu ne parlaient pas de psychiatrie. Seuls les toxicomanes parlaient de produits, et les spécialistes se gaussaient de ces experts qui connaissaient le Vidal par cœur ; ils y voyaient le symptôme de leur mal. Quant aux recherches internationales sur le traitement, elles avaient fait un pacte avec le diable. S’informer des résultats des traitements américains était aussi absurde que de s’informer des résultats que les psychiatres russes obtenaient avec leurs prescriptions de neuroleptiques aux opposants du régime.
On peut s’étonner, rétroactivement, de l’extraordinaire fanatisme qui a conduit à exclure du champ de la pensée toutes les théories qui ne reposaient pas sur le sujet, c’est-à-dire sur les théories psychodynamiques. L’anathème, prononcé au nom des droits de l’Homme, s’est traduit très concrètement par l’exclusion du système de soins français des communautés thérapeutiques, de la méthadone et des traitements comportementalistes. Or, si les dérapages totalitaires ont été nombreux, ils n’invalident pas pour autant toute théorie comportementale ou neurobiologique ; la référence au sujet n’exclut pas les abus de pouvoir. La guerre est finie ou du moins, nous avons passé une étape. Lorsque l’INSERM publie, en 1995, un ouvrage de synthèse, Dépendance et conduites de consommation, elle fait appel à tous les champs de recherche, neurobiologie, biopharmacologie, sciences sociales, sans pour autant exclure la clinique du sujet. La dépendance, longtemps stigmatisée comme anormale et pathologique, est désormais comprise comme un « mécanisme général, normal ». Nous avons compris que « notre cerveau est un drogué », il produit des substances qui nous stimulent ou qui, au contraire, atténuent la souffrance et le stress. L’emballement du désir dans l’addiction n’est pas un phénomène qui nous est étranger ; il participe du fonctionnement de notre cerveau. Entre le normal et le pathologique, les frontières sont floues, elles se déplacent. Ces fonctionnements sont en grande part inconscients ; le sujet n’en participe pas moins au choix de ses comportements. Sans doute cette normalisation était-elle impensable ou scandaleuse. La drogue, par la loi, a un statut d’exception. Les croyances qui justifiaient ce statut n’ont pas été interrogées ; le produit n’intéressait pas les cliniciens.