Chapitre 20 / L A MÉTHADONE EST-ELLE UN SUBSTITUT À LA PROHIBITION ?

La méthadone donne-t-elle accès à un produit ou à un traitement ? Si la toxicomanie n ‘est pas une maladie, la prescription médicale revient à une hypocrite mise en vente libre. Or, dans le régime prohibitionniste imposé par les conventions internationales, l’accès libre à un produit n’a pas toujours des effets heureux ; celui-ci peut se mêler aux drogues illicites sans nécessairement réduire les risques sanitaires et sociaux. Au niveau international, les prescriptions médicalisées ont perdu progressivement de leur légitimité’; au début des années quatre-vingt, le sevrage est devenu le seul objectif légitime. Avec la menace du sida, le débat sur les prescriptions médicales s’ouvre à nouveau. L’efficacité de ces prescriptions sur la santé et l’insertion des usagers est démontrée si les pratiques cliniques sont adéquates. Aussi les Pays-Bas et la Suisse s’efforcent-ils de donner accès aux soins au plus grand nombre de patients. C’est aussi l’objectif de la Grande-Bretagne mais l’héroïne de Liverpool fait scandale ; le Dr John Mark, directeur de la clinique de Liverpool, a voulu dénoncer la prohibition. C’est une opinion respectable mais il a négligé que l’accès aux soins et le traitement n ‘étaient pas des prétextes, ce sont vraiment des objectifs de santé publique. Pour que la prescription médicale réduise les risques sanitaires et sociaux, elle doit être investie comme telle par les médecins comme par les usagers.

Pour ou contre la prohibition : tels étaient d’abord les termes du débat public, puisqu’il était entendu que «la toxicomanie n’est pas une maladie». Les évaluations internationales ont modifié les termes du débat. La prescription médicale est bien une pratique médicale.

Il se trouve que trois mois après l’ouverture du projet méthadone de Pierre-Nicole en 1990, j’ai fait un voyage dans le sud de l’Angleterre. J’y ai rencontré des héroïnomanes sous méthadone, quelquefois depuis des années. Par leur mode de vie, ces méthadoniens incarnaient ces toxicomanes chroniques dont la France ne voulait pas. La méthadone était vécue sur le même mode que le RMI en France, comme une sorte d’allocation qui permet d’éviter le pire, à savoir le manque. En début de mois, une part de la méthadone était revendue pour acheter de l’héroïne, une autre part était soigneusement mise de côté pour les jours moins heureux. Leur usage de la méthadone était comparable à celui que certains Français faisaient des codéines, mais le produit était manifestement mieux adapté et ces héroïnomanes en maîtrisaient l’emploi. J’avais été frappée par leur mode de vie relativement paisible. Comme leurs parents ouvriers, ils habitaient de petits pavillons, travaillaient au noir par intermittence, fréquentaient assidûment les pubs et réservaient les excès au week-end. Leur vie, doucement marginale, était rythmée par les événements familiaux, unions, désunions et garde des enfants, les parents jouant un rôle de recours. Dans cette région frappée de plein fouet par la désindustrialisation, la consommation d’héroïne semblait être une des modalités du repli sur soi, apparemment tolérée par les familles et l’environnement. Ce mode de vie n’avait rien d’exaltant, du moins ces héroïnomanes trentenaires avaient-ils hérité d’une expérience des drogues qui faisait défaut aux Français.
La méthadone devait-elle être considérée comme une substitution à la prohibition des drogues ? Et dans ce cas, ne devait-on pas accepter de la vendre « au bureau de tabac, là où se vendent les poisons », comme le suggérait le Pr Olievenstein ? Et pourquoi pas l’héroïne en vente libre ? Pourquoi pas, en effet, sauf que dans le débat sur la méthadone, le choix ne se posait pas en termes du meilleur des produits dans la société idéale. Les adversaires des traitements de substitution ont tous agité la même menace : la prescription médicale d’opiacés revient à une hypocrite mise en vente libre. Dans le débat, l’argument a pour seul effet le maintien d’une prohibition sans faille, mais la question de l’objectif du traitement méthadone se pose en effet, ne serait-ce qu’indirectement. Si le traitement n’est qu’un cache-sexe, inutile de former les médecins et de financer des centres de soins, la réglementation devrait être la moins restrictive possible, afin de donner l’accès le plus large possible au produit.
Qu’il s’agisse de méthadone, de codéine, de morphine ou d’héroïne, les produits opiacés s’introduisent dans un double système : le système régi par la prohibition pour ce qui est des drogues et le système de santé pour ce qui est des médicaments. Au cours de l’histoire récente des drogues, les opiacés ont tous connu des aventures diverses et nous avons maintenant une longue expérience des prescriptions médicalisées de tous ces produits, héroïne et morphine comprises!. Notre expérience est plus modeste pour ce qui est de l’accès non médicalisé, interdit par les conventions internationales, mais au-delà de quelques expériences de contrôle du trafic, expériences actuellement en cours autour des salles d’injection en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas, quelques opiacés ont parfois été en vente libre.

Un choix politique : la codéine en vente libre

C’est le cas de la codéine en France, médicament qui exige une prescription médicale dans les autres pays européens et qui, en Allemagne, peut être prescrit comme traitement de substitution. Comment évaluer ce choix politique ? – car il s’agit bien d’un choix que l’administration de la santé, alliée aux spécialistes, impose subrepticement à la classe politique. Georgina Dufoix a bien tenté d’interdire le produit, mais les spécialistes français en ont maintenu la vente libre, en cohérence avec leur refus des traitements de substitution. Le produit devait jouer le rôle de sortie de secours pour soulager le manque à défaut d’héroïne et cette fonction ne devait pas être confondue avec un traitement de la toxicomanie. La vente libre de codéine était justifiée par la relativement faible nocivité du produit. La codéine ne peut s’injecter, elle ne donne pas de flash, et les spécialistes ont pris soin d’en réduire le dosage, pensant ainsi réduire les risques de dépendance. Il semble qu’ils aient surtout galvaudé la crédibilité de ce médicament bon marché. Presque tous les héroïnomanes français l’ont utilisé mais, paradoxalement, la codéine a difficilement rempli l’objectif qui lui était assigné. Elle était trop faiblement dosée pour soulager une crise de manque aiguë.

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