Chapitre 7 / CHICAGO OU LA NAISSANCE DE L’OUTREACH

En 1968 aux États-Unis, dans le ghetto noir de Chicago, un psychiatre entreprend de traiter la dépendance à l’héroïne. Il ouvre un centre de soins avec toutes les méthodes de soins, dont la méthadone, encore expérimentale à l’époque; il monte une équipe de recherche qualitative et quantitative, et enfin, il associe des héroïnomanes du quartier dans une équipe de rue. L’équipe est chargée d’accompagner les héroïnomanes dans le centre de soins. Cette action communautaire est à l’origine du projet de prévention du sida de 1985.
 
EN FRANCE, INFIRMIÈRES VISITEUSES ET ASSISTANTES sociales ont mené les premières actions de prévention en milieu naturel, il y a maintenant plus d’un siècle. La lutte contre la tuberculose se menait au domicile avec les armes de l’hygiène. L’éducation sanitaire était enseignée dans le contexte de vie, un foyer après l’autre. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, des éducateurs prennent la relève. Cette fois, il s’agit de jeunes qu’il faut remettre dans le droit chemin. Les pionniers de l’action éducative dans le milieu naturel sont souvent des curés, dans la mouvance du catholicisme social, quelques­-uns sont d’obédience franc-maçonne tandis que quelques personnalités, le Dr Flavigny, le magistrat Chazal, apportent leur concours. Entre charité et solidarité, les pionniers veulent donner le coup de pouce qui aide à sortir de la mauvaise passe. D’autres refusent de renoncer à la société solidaire dont ils ont rêvé dans les maquis. S’ils s’engagent dans l’animation sportive ou culturelle, telle centre nautique des Glénans, c’est pour venir en aide aux copains, aux potes détruits par la guerre. Aux côtés des mouvements d’encadrement de la jeunesse, chrétiens ou communistes, ces actions agissent sur le groupe, et c’est dans le groupe et par le groupe que le jeune, déviant ou délinquant, doit retrouver le bon chemin. Au cours des années soixante, les actions, initialement bénévoles, se professionnalisent peu à peu. Non sans difficultés. Les premiers éducateurs de prévention peinent à avouer qu’ils sont salariés. Éducateurs anonymes, ils se présentent comme des copains de bistrot, ce qu’ils font d’autant plus facilement que quelques-uns d’entre eux sont effectivement issus du milieu. Blousons noirs au grand cœur, ils vivent les institutions comme des outils de normalisation alors qu’ils prônent le soutien inconditionnel- parce que seuls les hasards de la vie, les bonnes ou mauvaises rencontres font les bonnes ou les mauvaises routes. Tout au long des années soixante et soixante-dix, la formation des éducateurs navigue entre les théories médico­psychologiques de l’inadaptation sociale, où le milieu est volontiers considéré comme pathogène, et la dénonciation des institutions norma­lisatrices, outils de contrôle social. Doit-on isoler le jeune de son milieu ou faut-il au contraire développer des actions de promotion du milieu ? Le débat est plus idéologique que technique. Les pratiques éducatives elles-mêmes sont peu discutées. Elles s’expérimentent sur le terrain et se transmettent sur le modèle de l’apprentissage (1)Van Aertrych, communication personnelle. . Il n’y a pas non plus de terminologie précise. Ces actions sont dites « actions de terrain» ou « actions de rue ». En Europe, qu’il s’agisse de prévention ou de social, ce type d’action est mené dès ses origines par des bénévoles et des professionnels, mais les populations qui en sont les cibles ne sont pas officiellement associées à l’action (2)Il y a toutefois quelques associations, comme les Équipes d’amitiés, où les clientèles sont représentées dans les conseils d’administration. Pour une introduction à l’histoire de l’outreach en Europe, voir Outreach Work Among Drug Users in Europe, INSINGHTS, EMCDDA, 1999.. Il n’en est pas de même aux Etats-Unis. Les recherches menées par l’école de Chicago débouchent sur des programmes d’actions de développement qui associent les populations. L’animateur social, dont Saul Alinski élabore la métho­dologie, est au service de la communauté (3)ALINSKI S., Manuel de l’animateur social (traduction de Rules for Radicals), Seuil, Paris, 1976.. Ancêtre du défenseur du droit au logement, l’animateur aide les squatters des quartiers pauvres de Chicago à s’organiser. C’est aussi à Chicago que s’invente l’outreach qui associe des usagers de drogues pour aller sur le terrain et amener les héroïnomanes en traitement.
De ses origines, l’outreach a conservé l’alliance avec les usagers de drogue, mais ses objectifs ont changé radicalement. En 1968, il s’agissait d’aller rechercher ceux qui n’étaient pas en contact avec les services pour les y ramener. L’action dite catching the client, ou « pêche au client », a été remplacée par l’ambition d’agir sur le milieu lui­-même, mais l’action menée à Chicago reste la référence mythique des ethnologues comme de toutes les actions communautaires américaines. L’équipe qui se mobilise face au sida, en 1985, est directement l’héritière de cette action exemplaire qui s’est menée entre 1968 et 1974 (4)HUGHES P. H., Behind the Wall 0f Respect. Community Experiments in Heroin Addic­tion Control, The University of Chicago Press, Chicago-London, (KORF D., RIPER H., FREEMAN M., LEWIS R.,JACOB E., MOUGIN Ch., NILS0N M.) 1977. . J’ai lu The Wall of Respect, « Le Mur du respect », en 1984 et c’est avec cette histoire en tête que je suis allée sur le terrain, à Orly, au Forum des halles et dans le XVIlle arrondissement à Paris. De cette lecture, j’ai tiré la conviction qu’il était possible de résister à l’abandon des cités frappées par l’héroïne, qu’il était possible, avec les usagers eux-mêmes comme avec leur environnement, de répondre à l’urgence des uns et des autres, mais il aura fallu l’expérience de la réduction des risques pour que je prenne en compte des dimensions qu’à cette époque j’ai négligées. Je n’ai pas pris garde qu’un des traitements mis en place était la méthadone et que c’était là une des conditions de l’association d’héroïnomanes actifs aux actions de terrain. J’ai égale­ment négligé que l’action s’inscrivait dans le cadre de la santé publique et j’ai privilégié les relations des héroïnomanes avec leur environne­ment, au détriment de leur santé. Avec Didier Touzeau, nous avons appelé ces actions «politiques locales » afin de les inscrire dans le champ des politiques urbaines, et nous parlions de « participation » des habitants et des toxicomanes sans références explicites à la démarche communautaire que je pensais trop éloignée des traditions françaises de l’action sociale (5)Voir actes du colloque Politiques locales et toxicomanie, 22-23 janvier 1988, Documents de l’Institut national de la jeunesse.. A la Goutte d’Or, le projet a débouché sur la créa­tion d’une association, Espoir Goutte d’Or, réunissant habitants, usagers et professionnels de proximité. Du Forum des halles est née une association d’entraide, l’URACCA, première association afri­caine à affronter l’usage de drogue puis le sida, mais il aura fallu la rencontre avec le Dr Mama Moussa, Nigérian, et avec Lia Cavalcanti, Brésilienne, pour que la démarche communautaire soit revendiquée en tant que telle (6)L’association Espoir Goutte d’Or a été créée en 1986; l’URACCA, Unité de recherche et d’action de la communauté africaine, a été créée en 1985. .
L’histoire de l’outreach commence au milieu des années soixante à Chicago. Les héroïnomanes venus des ghettos remplissaient les prisons et les médecins les voyaient revenir année après année. Le diagnostic de la psychiatrie officielle ne laissait aucun espoir. Ces psycho­pathes étaient condamnés parce qu’ils étaient d’essence criminelle. Au cours des années soixante, le regard sur les ghettos, sur la délinquance des jeunes ou sur la pauvreté s’infléchit. Des psychologues, des socio­logues, des médecins refusent de porter les jugements de valeur qui interdisent tout changement. lis prônent des approches compréhen­sives qui expliquent les causes des comportements déviants. À la même époque, des chercheurs, des acteurs de terrain s’attellent aux problèmes urbains. « Ce fut un moment d’optimisme [ … ]. S’il était possible d’ima­giner des réponses à la culture de la pauvreté, pourquoi pas à la dépen­dance à l’héroïne ? », écrit le Dr Hughes en 1977. Le « mur du respect » est la première expérience d’action communautaire sur la question des drogues. Situé au coin de la 43e rue à Chicago, le mur du respect est couvert de peintures de couleurs vives, illustrant les droits civiques d’une Amérique pauvre, noire et fière de l’être. De l’autre côté du mur, une des plus anciennes « scènes» de la drogue de Chicago (7)La « scène » est un lieu public de consommation et de trafic de drogues. C’est le titre d’un roman policier américain de Clarence COOPER, publié en France en 1962 par Gallimard. . Peut-on, avec un soutien communautaire et une offre de traitement systéma­tique, contrôler la diffusion de l’héroïne dans le quartier? Telle est la question de départ d’une histoire qui commence pour Patrick Hughes en 1964. Patrick Hughes est psychiatre et psychanalyste. li s’essaye sans succès au traitement de toxicomanes incarcérés à Fort Worth au Texas, expérimente une forme de communauté thérapeutique dont c’est alors le tout début, déplore les rechutes. li est désormais persuadé qu’il faut intervenir dans le milieu naturel. À New York, il s’informe des premiers traitements par la méthadone du Dr Dole, ainsi que des communautés thérapeutiques de Day-Top Village (8)ZWEBEN J. et DEITCH D., «Editors’ Introduction », Journal of Psychoactive Drugs, Special Focus Section : Pionners Treatment and Recovery Models, vol. 29 (2), avril-juin 1997. Avec les articles de SMITH D. et SEYMOUR R., «Addiction Medecine and the Free Clinic Move­ment», p. 155-160; PAYTEJ. T., « Methadone Maintenance Treatment, The First Thirty Years », p. 149-153 ; DEITCH D., «Developmental Feature of the Therapeutic Community, Imprints-Actions and Discoveries », p. 145-148. . Il rencontre enfin Ed Prebble, père de l’ethnographie urbaine, et l’accompagne quelques semaines dans ses visites de la 103e rue à Harlem, où Prebble montre concrètement quelles alliances ouvrent la porte de la commu­nauté (9)PREBBLE E. et CASEY J., « Taking Care of Business … », art cit., voir note 6, chapitre 1. . Lorsque Patrick Hughes s’installe à Chicago, il se dote de trois outils : un dispositif de recherche alliant ethnographie et épidémiologie quantitative, un centre de soins avec méthadone, encore expérimentale à l’époque, cure de désintoxication et traitement résidentiel, et enfin une équipe chargée d’aller sur le terrain pour accompagner les toxico­manes dans le centre de soins. L’équipe est le garant de l’action et Hughes a compris à New York que, avec des alliés appartenant à la communauté, tout devient simple. Sans eux, rien n’est possible. li faut donc recruter des héroïnomanes blacks, habitant le quartier et ayant une bonne réputation. Une première équipe est constituée et l’aven­ture commence.
Elle commence mal. Un des membres de l’équipe, ex-toxicomane, rechute, un autre a des relations obscures avec des trafiquants et l’équipe est menacée d’implosion. Heureusement, Hughes rencontre l’homme de la situation, Rabbi, un héroïnomane noir de quarante ans, respecté de tous, et les difficultés s’aplanissent magiquement sous son influence. Jusqu’à sa mort, Rabbi est essentiel à l’action, il emmène Hughes dans la rue, seul Blanc dans ce quartier explosif. Hughes est bien accueilli, soigne les abcès, distribue conseils et médicaments. Les informations sur la consommation d’héroïne deviennent enfin fiables, et l’histoire du quartier est reconstruite depuis 1946-1950, date du début de la consommation d’héroïne. La grande majorité des héroïnomanes avait commencé à consommer à cette époque, et en 1966, ils ont générale­ment plus de trente ans. Entre 1950 et 1965, les nouveaux cas sont peu nombreux, mais la courbe s’élève à nouveau à partir de 1964-1965.
Grâce à des informateurs fiables et à une confrontation systéma­tique des informations, le Dr Hughes et son équipe finissent par tout connaître du quartier: qui fréquente ou non la scène, pourquoi, malgré la répression, la zone de trafic est restée la même sur plus de vingt ans, qui est connu des services de police. Des gros dealers aux galériens de rue, les hustlers, ils dessinent la structure du trafic sur sept niveaux. lis savent qui, parmi les trafiquants, consomme des drogues. Ils savent aussi qui sont les indicateurs de police, soit au total près de 10 personnes sur les 99 impliquées dans le trafic. Les cool cats des années cinquante se sont assagis; comme les héroïnomanes new-yorkais, ils se consacrent à faire de l’argent, taking care of business, et cette activité  s’accompagne d’une conversation continue sur la dope, sur les allées et venues de chacun, un commérage dont s’étonne Hughes: comment font-ils pour parler sans arrêt de drogue? Le commérage incessant a une fonction: c’est à partir de ces informations que se construisent les stratégies de survie, les alliances, les coups. En cela, la culture de l’héroïne obéit aux mêmes lois que la culture du ghetto noir de Chicago.
Le jardin d’AItgeld
Entre 1967 et 1971, l’équipe observe une recrudescence des nouveaux cas et identifie onze macroépidémies dans le voisinage du mur, sans compter les dizaines de microépidémies, limitées à quelques copains. L’équipe veut expérimenter une stratégie d’intervention précoce. Le jardin d’Altgeld est choisi, dans un quartier pauvre, black et très militant. En 1970, les tensions raciales sont explosives, un leader du Black Panther y a été assassiné. L’équipe de recherche entre en rela­tion avec les ministres de la défense et de l’information des Black Panthers, habitants du quartier, et obtient leur soutien. La même démarche est faite auprès des autorités communales. La méfiance est la première réaction, mais le directeur de ce nouveau projet, lui-même habitant du quartier, finit par obtenir le soutien du conseil communal. L’intervention est soigneusement planifiée. Première étape en juillet 1970, exploration ethnographique; deuxième étape en janvier 1971, implantation d’une équipe d’outreach rajeunie pour qu’elle soit plus proche de ces nouveaux héroïnomanes. Troisième étape enfin, inter­vention intensive de l’équipe de rue avec, en novembre 1971, l’ouver­ture d’un centre de traitement sur le site et le recrutement du personnel parmi les habitants du quartier.
Un temps, l’amélioration est indiscutable. Le conseil communal reconnaît la qualité du travail (fair job) en novembre 1972, mais avec le succès, l’équipe de terrain s’essouffle. Elle se heurte au conseil communal, qui exige le renvoi des patients en traitement méthadone lorsque ceux-ci continuent de consommer de l’héroïne. En février 1974, les dealers ont retrouvé une clientèle. L’action a néanmoins démontré son efficacité. Deux années d’intervention systématique ont contenu la diffusion de l’héroïne. Au cours de ce projet, 105 héroïno­manes habitants de ce petit quartier avaient été identifiés. En 1972, il restait 10 héroïnomanes sans traitement dans le site; 42 étaient en trai­tement méthadone, 7 en traitement résidentiel. Le projet d’Altgeld avait réussi grâce à une véritable volonté de santé publique, à une équipe de terrain rajeunie, à des relations chaleureuses avec les usagers de drogues. Quelques questions restaient en suspens: la réduction des nouveaux cas s’inscrivait peut-être dans un recul plus général de la consommation d’héroïne, observé ensuite. L’action avait rencontré ses limites: les instances officielles s’étaient montrées ambivalentes et le recours aux services généraux, hôpitaux ou pharmacies, était resté problématique. Enfin, le centre de soins n’avait pas réussi à offrir du travail aux héroïnomanes réhabilités.
Traitement de l’héroïne ou distribution de seringues ?
Associer recherche, soins et outreach, obtenir le soutien des acteurs communautaires, des usagers de drogues à la communauté plus large à laquelle ils appartiennent, offrir un bon accueil et un choix de trai­tement, protéger la santé et, encore mieux, aider à l’insertion, la stra­tégie est payante. Si elle n’élimine pas les consommations de drogue, du moins permet-elle de réduire les nouveaux cas, les risques durant la consommation et, sans doute, la durée de la dépendance. Après l’expérience de Chicago, ne serait-il pas plus logique d’offrir des trai­tements plutôt que des seringues? Dans le débat sur la réduction des risques, la question revient avec insistance. Quelques leaders charis­matiques de la communauté noire américaine ont même assimilé à la fois les seringues et le sida à un génocide de la communauté (10)WATTERS J., «American and Syringe Exchange : Roots of Resistance», in RHODES T. et HARTNOLL R. (eds), AIDS Drugs and Prevention, Perspectives on Individual and Community Action, Routledge, Londres et New York, 1996. . Choisir de distribuer des seringues au lieu de soigner les toxicomanes, c’était condamner la communauté à la mort. De fait, un des obstacles à l’extension de la méthode expérimentée à Chicago est l’importance des moyens à mobiliser: pour chaque quartier, il faudrait mettre en place une équipe de rue et un centre de soins offrant toute la gamme des traitements. Les États-Unis, comme beaucoup d’autres pays du reste, n’ont jamais investi dans l’offre de traitement, mais traitements de la toxicomanie et distribution de seringues ne sont pas en opposi­tion. Au contraire. Les pays qui, comme la Suisse et les Pays-Bas, ont mené une politique active de réduction des risques sont aussi les pays où l’offre de soins est la plus importante. Au Pays-Bas, environ les deux tiers des héroïnomanes sont en traitement par la méthadone mais, même s’il est largement offert, le traitement a ses limites. La méthadone réduit les consommations d’héroïne, elle ne les élimine pas radi­calement, et il y a toujours des usagers qui refusent le traitement. C’est le cas particulièrement des plus jeunes, qui ne se considèrent pas comme des malades, et ce, d’autant qu’ils consomment de plus en plus souvent cocaïne, amphétamines ou drogues de synthèse, drogues pour lesquelles il n’est pas de médicaments. Lorsque les traitements sont largement accessibles, une part des héroïnomanes s’en saisit. Tel est le premier enseignement de l’expérience de Chicago. Mais si les trai­tements offrent une porte de sortie – sortie de la toxicomanie pour les uns, sortie de la délinquance et de l’exclusion pour d’autres -, ils ne peuvent pour autant éradiquer la drogue. C’est le deuxième enseigne­ment. Du moins l’expérience a-t-elle associé les usagers aux actions qui leur étaient destinées.

Références :[+]

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