- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
En Seine-Saint-Denis, un bus part à la recherche des toxicomanes. Il veut s’installer au milieu de la cité des Quatre Mille à La Courneuve. Personne ne monte dans le bus. Tout au long des années quatre-vingt, les toxicomanes de banlieue sont obstinément invisibles. « II n’y a pas de toxicomanes dans ma ville », disent tous les élus, qui, avec les services et les professionnels, s’efforcent de résister à la rumeur. Le maire d’Orly est seul, en Île-de-France, à réunir dès 1982 une commission municipale avec les services, les associations et les équipements. En 1985-1986, les professionnels commencent à entrer en relation avec les héroïnomanes de la ville, dont le nombre est évalué à deux cents.
Pour compter, il avait fallu connaître les personnes. Suspectes de complicité et de subjectivisme, les approches ethnographiques s’imposent parce qu’elles sont indispensables à la connaissance de l’usage ; elles reposent sur l’alliance avec les usagers qui, depuis l’épidémie de sida, s’est formalisée dans les équipes de réduction des risques.
AVEC UN BUS QUI DOIT SILLONNER LA SEINE-SAINT-DENIS, le projet hébergé par un centre de soins pour toxicomanes, le Corbillon, répond aux nouvelles orientations : aller sur le terrain au-devant des usagers de drogues tout en étant en liaison avec un centre de soins. Le projet doit démontrer dans la pratique la coexistence d’une pratique classique du soin et de la prévention du sida. La préparation du projet se fait avec une éducatrice très consciente du fossé qui sépare les toxicomanes des institutions. Le partenariat est soigneusement construit, le projet est négocié avec des services sociaux et des professionnels de santé susceptibles d’être en relation avec des usagers de drogues. Et cependant, les résultats ne sont guère enthousiasmants. De janvier 1990 à avril 1991, 1 320 seringues ont été « données ou reçues ». L’évaluateur préconise néanmoins de poursuivre l’expérience, d’autant que les derniers mois marquent encore un progrès. Quelque 3 000 seringues ont été échangées d’avril à octobre 1991. Il y a donc bien quelques usagers qui fréquentent le bus, mais la progression n’enraye pas le découragement de l’équipe. Les difficultés se multiplient. Le stationnement du bus est l’objet d’âpres négociations. Le chef de projet choisit un lieu symbolique, les Quatre Mille de La Courneuve, mais le maire n’en a pas été informé. Les centres de soins, qui dépendent de l’Etat, n’ont pas pour habitude de consulter les élus sur les décisions qu’ils prennent, mais là, le bus est sur le territoire du maire et le maire refuse. L’équipe avait négligé un autre détail. Même dans les cités où, de notoriété publique, les drogues sont vendues et consommées, il n’est pas d’usagers qui accepteraient de monter dans un bus « toxicomanie-sida » devant sa famille, ses voisins, ses connaissances. Le stationnement d’un bus est vécu comme une dénonciation publique à la fois du trafic et de l’usage. Le bus doit se cacher, loin des lieux où l’usager peut être vu de son entourage. L’objectif de s’installer là où les usagers se rencontrent se révèle irréaliste en banlieue. Comment motiver un usager à se rendre loin de sa cité dans un bus d’échange de seringues plutôt que dans une pharmacie ? Telle est la nouvelle question – qui exige de réfléchir au service offert.
Le récit de cette expérience n’a jamais été fait, mais manifestement l’équipe n’est pas parvenue à offrir un service qui la justifie à ses propres yeux. Même si quelques usagers fréquentent bien le bus, les échanges sont pauvres et furtifs. Les heures de permanence sont longues et la grande masse des usagers reste obstinément absente. Les partenaires sollicités comme relais ont finalement peu de relations avec des usagers de drogues actifs, les seuls toxicomanes connus seraient justement des ex-toxicomanes qui auraient renoncé à toute consommation. Les toxicomanes auraient-ils déserté la Seine-Saint-Denis ?
« Trouver des toxicomanes »
La disparition magique des toxicomanes n’est pas une nouveauté dans ce département. En 1984, en pleine montée épidémique de l’héroïne, un des centres de soins du département annonce dans un bilan d’activité que les héroïnomanes classiques ont disparu, que la polytoxicomanie, cannabis, médicaments et alcool, lui succède désormais. « Trouver des toxicomanes » est la première tâche, insurmontable quand les équipes sont trop exigeantes : il leur faut trouver des toxicomanes qui soient, en outre, de « bons toxicomanes », des toxicomanes qui se plient aux contraintes de l’institution (1)Bergeron H., Soigner la toxicomanie. Les dispositifs de soins entre idéologie et action, L’Harmattan, Paris, 1996.. Les intervenants rivalisent pour s’assurer des « sources » de clients, la denrée est rare. Sur le terrain, les toxicomanes sont toujours ailleurs. Pendant toutes les années quatre-vingt, à entendre élus locaux, responsables d’équipements municipaux, directeurs d’école, il n’y a de drogués nulle part, et, en tout cas, pas dans leur ville, pas dans leurs équipements. Tous incriminent la rumeur – car sur le terrain, au contraire, les rumeurs vont bon train. Pour les gardiens d’immeubles, pour les commerçants de proximité comme pour une partie des habitants, les drogués sont partout. Au niveau local comme au niveau national, un même refus du catastrophisme conduit à un véritable dialogue de sourds. Décideurs, élus locaux mais également enseignants, travailleurs sociaux, médecins sont persuadés que le toxicomane est un pur produit des représentations sociales, un fantasme collectif entretenu à des fins politiques par l’extrême droite, et le fantasme est traité par le silence. Cette conviction est confortée par leur expérience professionnelle. Les toxicomanes sont purement et simplement invisibles. Quand un acteur plus motivé, élu, chef de projet ou travailleur social, accepte d’enquêter sur une rumeur locale, il découvre tout au plus des jeunes désœuvrés, qui font état de leur consommation de cannabis, mais les drogués, les vrais, sont toujours ailleurs.
Pendant toutes les années quatre-vingt, les tentatives pour mieux cerner le phénomène se comptent sur les doigts d’une main. J’ai été à l’origine de quelques-unes d’entre elles et je dois reconnaître que je n’ai pas réussi à les mener à leur terme de façon satisfaisante. La première de ces initiatives est enfermée dans un carton, soit une trentaine de cassettes que je garde en souvenir. En septembre 1983, « l’université Paris-Nord à Villetaneuse ouvre une succursale provisoire. Elle pend la crémaillère au milieu des 4 000 logements de La Courneuve dans un deux-pièces, cuisine, salle de bains tout confort », raconte Christian Bachmann (2)BACHMANN C. et BASIER L., Mise en image d’une banlieue ordinaire, Syros. Paris. 1989.. L’ambition est de s’engager dans une description ethnographique qui doit contribuer à une évaluation qualitative du projet de développement social des quartiers. J’accompagne mes deux collègues, Jacky Simonin et Christian Bachmann, dans la première visite du logement et remarque des traces de sang dans l’escalier, assorties de vieux citrons moisis. Quelqu’un s’est injecté des drogues ici. Je propose d’ajouter au dispositif d’observation une mini-enquête sur les toxicomanes. Je commence par enregistrer plusieurs entretiens avec des gardiens d’immeuble, unanimes : « II y a plein de drogués partout. » Combien sont-ils ? Impossible de l’évaluer, mais les gardiens connaissent effectivement des toxicomanes, ils ont identifié les lieux de rencontre, les points d’eau dans les caves ; certains les connaissent personnellement, bien que les toxicomanes qui s’injectent dans les escaliers viennent toujours, m’assure-t-on, d’autres cités. Christian Bachmann me propose alors de mener l’enquête auprès des professionnels de terrain. J’amorce cette enquête avec une dizaine d’interviews, mais ni les animateurs, ni l’assistante sociale, ni l’infirmière scolaire n’ont jamais rencontré de toxicomanes. Et cependant, ils existent. Il se trouve que j’en connais qui ont commencé à consommer de l’héroïne dans le début des années soixante-dix. Je sais qu’ils habitent toujours leur cité et que certains y vendent de l’héroïne. Quelles relations ont-ils avec les plus jeunes ? Les connaissent-ils ? Plusieurs mois d’observation seraient nécessaires pour construire les premières hypothèses, nettement plus pour évaluer l’impact de la toxicomanie sur la vie de la cité, question qui pourrait contribuer à la connaissance des modes de vie des habitants. Malheureusement, le commanditaire de la recherche ne manifeste aucun intérêt pour la question de la drogue. Je n’ai pas le loisir de m’y consacrer bénévolement mais je ne renonce pas pour autant à l’ambition de comprendre ce qui se passe en banlieue parisienne dans ce début des années quatre-vingt.
En 1986, Christian Bachmann et moi-même parvenons à convaincre le Conseil de prévention de la délinquance à Epinay de construire un observatoire de la toxicomanie. La démarche est alors relativement exceptionnelle : la majorité des élus locaux reste convaincue qu’en acceptant de mener l’enquête, ils reconnaissent ainsi de facto l’existence du problème. Les résultats obtenus à Epinay sont rassurants. Les statistiques de police sont réunies, quelques entretiens sont menés avec des acteurs de terrain. Au total, il y aurait à Epinay tout au plus une trentaine de toxicomanes pour 49 000 habitants. La démarche qualitative que nous avons adoptée à Orly à la même époque donnait un tout autre résultat puisque la commission toxicomanie de la ville avait identifié quelque deux cents toxicomanes pour 20 455 habitants.
La commission toxicomanie de la ville d’Orly
L’évaluation quantitative du nombre d’héroïnomanes à Orly est le résultat d’une démarche lancée par le maire en 1982. À cette date, une rumeur circule dans la ville : la maison des jeunes et de la culture serait envahie par des toxicomanes. Le maire, Gaston Viens, s’étonne et s’inquiète : il y aurait donc des toxicomanes. Que pouvait-on faire pour eux ? Gaston Viens réunit les professionnels de la ville, sur le modèle des commissions qui se créent la même année pour lutter contre l’échec scolaire ou pour la prévention de la délinquance. Comprendre ce qui se passe et aider les toxicomanes, telles sont les deux missions de cette commission peu ordinaire. Gaston Viens est resté très longtemps le seul élu d’Île-de-France à avoir refusé que des jeunes, des habitants de sa ville, mettent leur vie en danger, le premier, et très longtemps le seul, à avoir fait le choix d’une solidarité active (3)Quelques commissions toxicomanies municipales se sont créées à partir de 1986, toutes dans le cadre de la prévention de la délinquance pour faire face au sentiment d’insécurité, mais aucun autre élu, en région parisienne du moins, ne s’est donné pour mission l’aide aux toxicomanes, le soin relevant des attributions de l’Etat.. En 1983, il avait demandé à Didier Touzeau, psychiatre à Pierre-Nicole, centre de postcure, de participer à la commission toxicomanie de la ville comme consultant. Lorsque Didier m’a proposé de l’accompagner, j’ai accepté avec enthousiasme. L’objectif de la commission était de trouver des réponses pour aider les toxicomanes, mais qui étaient donc ces toxicomanes ? La première étape était d’entrer en contact. Ni le centre médico-psychologique, ni les services de la DDASS, ni la santé scolaire ne connaissaient de toxicomanes. Quant à la MJC, indirectement à l’origine de la création de la commission, elle n’avait plus de relation avec les jeunes que la rumeur avait désignés comme toxicomanes. Officiellement du moins. Un animateur qui les avait bien connus m’a mis en contact avec trois jeunes qui continuaient de fréquenter la MJC. Est-ce qu’ils connaissaient des toxicomanes ? Bien sûr, les toxicomanes, c’était les autres, ceux qui n’étaient plus là. C’était quoi exactement un toxicomane pour eux ? Un toxicomane, m’ont-ils dit, c’est quelqu’un qui se shoote. Il y en avait plein à Orly, ont-ils affirmé. Il y en avait plein mais, mystérieusement, les professionnels de la ville ne pouvaient m’en présenter aucun. Sans doute les toxicomanes fréquentaient-ils peu les équipements et les associations de la ville, mais sans doute aussi le portrait caricatural du toxicomane était-il le premier obstacle. Comment imaginer que Stéphane ou Mustapha, qu’ils connaissaient depuis l’enfance, puissent être des toxicomanes ? Quelques professionnels de la commission habitaient l’une ou l’autre des cités de la ville, certainement ils avaient été amenés à connaître la toxicomanie d’un voisin ou d’un membre de leur famille, mais comment en parler ? Entre la logique professionnelle et la réalité des problèmes que chacun, dans la cité, affrontait dans la honte et le silence, le fossé semblait infranchissable. Un silence de plomb enfermait les toxicomanes dans un monde inaccessible.
Il aura fallu presque deux ans pour que la toxicomanie commence à se parler un peu plus librement dans la commission, et, un à un, les premiers toxicomanes sont apparus, là où des professionnels ont su proposer une aide, dans les deux clubs de prévention, à la mission locale. En 1985, deux d’entre eux ont pu être envoyés en postcure au centre Pierre-Nicole. Ils ne voulaient pas retourner à Orly parce que, disaient-ils, « tout le monde se drogue là-bas ». Je pouvais difficilement leur demander de me présenter des copains qu’ils disaient ne plus vouloir rencontrer. Lorsqu’ils sont revenus à Orly, ils sont devenus fuyants. L’un a fini par accepter de me présenter deux de ses copains, de la même cité et du même âge, qui m’ont tenu le même discours : « Tout le monde se drogue dans le quartier. » « Comment ça, tout le monde ? » Les langues se sont déliées et les jeunes ont décrit leur cité, immeuble après immeuble, appartement après appartement : ici, les deux frères y avaient goûté ensemble, là non, mais à l’étage du dessus il y avait un couple dont le mari était en prison. Bien sûr, tous les garçons de la cité n’étaient pas héroïnomanes, mais un groupe d’une dizaine déjeunes, qui avaient entre seize et dix-huit ans au tout début des années quatre-vingt, avait fait l’expérience de la consommation d’héroïne. C’était précisément ceux qui traînaient en bas dans les escaliers, pour cette petite cité, presque une génération. Brusquement, l’héroïne dans le quartier devenait une telle évidence qu’on ne pouvait manquer de penser que ceux qui ne la voyaient pas ne voulaient pas la voir, une évidence pour ceux qui savaient ce qui se passait, parce qu’ils l’avaient vécu, invisible pour tout autre (4)COPPEL A., Evaluation de la commission toxicomanie de lu Ville d’Orly, pour la DRASS de l’Île-de-France, First, Paris, 1986. En 1986, environ 200 héroïnomanes ont été identifiés. En 1996, la moitié d’entre eux étaient morts, d’abord du sida, mais également de suicide, d’accident, de septicémie et d’overdose..
Jusqu’à très récemment, les héroïnomanes avaient la réputation d’être inaccessibles. Ils étaient introuvables, ou bien ils refusaient la communication. Aujourd’hui, dans les boutiques, dans les programmes d’échange de seringues, dans les associations d’usagers de drogues, il est devenu facile d’entrer en relation avec les usagers d’héroïne, d’obtenir qu’ils acceptent un entretien ou un questionnaire. Les toxicomanes étaient muets, les usagers de drogues sont plutôt bavards. Les praticiens, les journalistes, les chercheurs s’étonnent souvent de la facilité du contact ; ils en tirent logiquement la conclusion que les usagers de drogues sont tout simplement des êtres humains comme les autres, que les préjugés sont le principal obstacle à la communication. Certainement. Il reste que s’il est devenu relativement facile d’entrer en relation avec des héroïnomanes des années quatre-vingt, les consommations de drogues des jeunes de banlieue sont tout aussi mystérieuses aujourd’hui qu’elles l’étaient à l’époque. Le cannabis et l’alcool sont bien identifiés, mais les jeunes de banlieue ont-ils renoncé à toutes autres drogues illicites ? Consomment-ils des drogues de synthèse ou de la cocaïne ? Ont-ils renoncé à l’injection ? « Oui », disent-ils avec force quand on les interroge. Ils ne disaient pas autre chose dans les années quatre-vingt où la pratique était très stigmatisée et réprimée. Quand une pratique est stigmatisée et réprimée, sa visibilité répond à des règles précises. Quelques experts anglo-saxons connaissaient ces règles.
L’alliance des méthodologies qualitatives et quantitatives
Dans le champ des drogues, le discours tenu officiellement est celui de l’alliance des méthodologies qualitatives et quantitatives (5)L’alliance des méthodologies est prônée depuis la fin des années soixante-dix sur la base de l’expérience du National Institute of Drug Abuse (NIDA), organisme officiel de la recherche aux États-Unis. Les usagers d’héroïne ou de cocaïne échappant aux grandes enquêtes épidémiologiques, le NIDA crée en 1976 un groupe de travail intégrant les méthodologies qualitatives, le CEWG (Community Epidemiological Work Group). Voir Sida et toxicomanie, I et II, Rétrovirus, n° 8, décembre 1990 et n° 9, mars 1991 ; ces deux numéros rendent compte d’un séminaire organisé par l’IREP sous la direction du Dr Ingold, qui a introduit en France la démarche associant méthodologies qualitatives et quantitatives.. C’est le discours que j’ai tenu à la commission toxicomanie d’Orly : réunir les statistiques existantes dans les services de police ou de soins d’un côté, mener une enquête ethnographique de l’autre. Je n’ai pas dit (parce que je ne me le disais pas aussi clairement) que c’était le mariage de la carpe et du lapin. Les statistiques des services sont recueillies dans la lutte contre la drogue ; l’enquête ethnographique ne peut se mener sans une alliance avec les enquêtes. Ni les personnes ni les groupes ne se laissent observer facilement. On n’entre pas dans un hôtel particulier de l’avenue Hoche sans une recommandation personnelle ; encore faut-il ensuite savoir se tenir, savoir engager la conversation, savoir ce qui peut se dire et ce qui doit être tu, savoir être qui marque l’appartenance au milieu. Les milieux privilégiés se protègent de toute intrusion extérieure. Les journalistes ou les chercheurs qui veulent y pénétrer doivent maîtriser les mots de passe, garants du partage d’une même vision du monde. Les milieux populaires, les opprimés, les marginaux peuvent tolérer le regard étranger si le chercheur témoigne de son respect et de sa compréhension. Pour entrer en relation avec des usagers de drogue, il faut accepter la signification que les usagers donnent à leur consommation.
Les approches ethnographiques sont compréhensives par définition. A ce titre, elles sont doublement suspectes : suspectes de complicité avec les toxicomanes, suspectes de subjectivisme au niveau scientifique. Les partisans de la guerre à la drogue peuvent invoquer les théories pharmacologiques ou psychologiques de l’addiction, et ils n’ont pas manqué de le faire, mais les recherches ethnographiques ne sont pas utilisables à cette fin. Pour les partisans de cette guerre, le toxicomane a perdu toute liberté. Pour l’ethnographe, les usagers de drogues, si dépendants qu’ils puissent être, restent des acteurs sociaux, c’est-à-dire des êtres humains, en partie imprévisibles. Avec le même produit, les usagers peuvent, selon les contextes et selon les personnes, avoir des comportements très différents. Ce n’est pas dire non plus que l’usager de drogues soit entièrement libre de ses choix. Les choix se font dans un système de contraintes, des contraintes ordinaires, communes aux hommes ordinaires, du contexte social au fonctionnement psychique. À ces contraintes, il faut ajouter celles qui sont liées au statut illicite des drogues, ainsi que celles qui sont liées à leurs propriétés pharmacologiques. Un ethnographe rigoureux doit en tenir compte, de même que ni les neurosciences ni la psychologie des profondeurs ne doivent faire oublier que les usagers vivent, comme tout le monde, en société. Les différentes théories de l’usage et de la dépendance ne sont pas nécessairement contradictoires ; elles se situent sur des plans différents. C’est d’ailleurs l’expérience première de l’usage de drogues : il y a plusieurs niveaux de réalité. Les drogues nous contraignent à penser la complexité.
On imagine que, pour que le dialogue soit possible entre épidémiologistes quantitativistes et ethnographes, il suffit que chacun reconnaisse l’expertise de l’autre, mais c’est là où, précisément, le bât blesse. Tandis que pour les uns, l’observation participante ne fait que traduire les opinions et sentiments de l’observateur, pour les autres, les statistiques disent ce qu’on veut leur faire dire ; le statisticien croit démontrer alors qu’il ne fait qu’illustrer ses croyances avec des chiffres. Rien d’étonnant si les uns et les autres ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le rôle de chacun. Pour les épidémiologistes quantitativistes, l’approche ethnographique doit se limiter à la pénétration du milieu. Une fois le contact établi, la méthode scientifique peut enfin s’imposer avec des outils standardisés. Dans les recherches prétendant à la complémentarité des méthodes, l’ethnographe a souvent été limité à ce rôle d’auxiliaire, qui n’a pas grand-chose à voir avec la définition qu’il donne lui-même de son rôle. Pour l’ethnographe, le questionnaire repose entièrement sur la qualité de l’observation : il ne vaut rien si l’analyse de la situation n’a pas été faite correctement. Avant de compter, il faut comprendre. Lorsqu’ils n’appartiennent pas aux mêmes équipes, épidémiologistes et ethnographes parviennent très rarement à coopérer (6)Sur le difficile dialogue entre méthodologies qualitatives et méthodologies quanti tatives, voir BOURGOIS P., «Theory, Method and Power in Drug and HIV-Prévention Research : a Participant-Observer’s Critique. Spécial Issues on Ethnography and Substance Use : Taking Numbers », Substance Use andMisuse, 34 (14), 1999, p. 2155-2172.. Pour que le dialogue soit possible, le statisticien doit accepter de tenir une place modeste, et il n’a aucune raison de le faire alors que la demande sociale et la légitimité académique sont de son côté. Avec des théories fondées sur le terrain (7)Glaser B. et Strauss A. L., The Discovery of Grounded Theory, Adline Publishing Co., Chicago, 1967., le discours de l’ethnographe ressemble étrangement au discours de tout le monde, et ce qui le différencie ressemble étrangement à ses opinions personnelles. La tentation est grande de s’en passer, le simple bon sens semblant suppléer la connaissance du milieu. Tout le monde est peu ou prou à la fois sociologue et psychologue – sans compter la concurrence des écrivains ou des cinéastes, bien meilleurs passeurs pour voyager dans ces mondes étranges -, aussi les chercheurs en sciences humaines doivent-ils être excellents pour parvenir à faire reconnaître leur expertise. La difficulté est redoublée pour l’ethnographe qui travaille sur les catégories du sens commun.
Peut-on accéder à l’expérience d’autrui ?
Quelles relations les participants d’une rave entretiennent-ils entre eux ? Doit-on y voir des solitudes qui se côtoient sans se rencontrer dans les corps agités, les mouvements saccadés, les visages perdus dans un ailleurs, les sourires qui ne s’adressent à personne ? Ou les raveurs sont-ils un « groupe en fusion » « expérimentant un autre type de relation sociale », des « migrations individuelles », qui, aux moments les plus intenses, « se rejoignent, convergent et fusionnent au fur et à mesure que le rythme s’accélère, avant d’aboutir à une synchronisation parfaite (8)Fontaine A. et fontana G., Raver, Anthropos, Paris, 1996. ». Laquelle de ces descriptions détient la vérité ? La question n’a pas de sens pour l’ethnographe ; il ne recherche pas la vérité, il cherche à comprendre ce que vivent les acteurs. Ce qui définit la rave, c’est la façon dont les raveurs la vivent. Tous les points de vue ne valent pas pour autant: connaître le monde des raves et des free-parties, c’est connaître comment les différents participants définissent la situation, quel sens ils donnent à la fête en fonction de la façon dont ils se situent dans le mouvement techno.
Au contraire des recherches quantitatives, où le chercheur est censé mettre à l’écart ses préjugés et ses croyances, l’ethnographe fait de ses perceptions et de ses jugements des outils qui participent du travail de recherche. Dès le premier contact, le chercheur doit dire qui il est. C’est la personne et non le chercheur qui négocie l’entrée sur un terrain, c’est lui qui doit inspirer une confiance suffisante : au minimum, il ne doit pas nuire, il doit montrer qu’il comprend. Cette négociation, le chercheur la mène avec son histoire, ses expériences personnelles et professionnelles, ses choix de vie, ses sympathies. Il est ainsi amené à faire jouer, consciemment ou inconsciemment, avec des mots ou par son attitude, une forme ou une autre de proximité. Par proximité, il faut entendre ce que le chercheur partage immédiatement avec les personnes qu’il rencontre et qui sont, en quelque sorte, le bagage avec lequel il commence son exploration. Il n’est pas nécessaire d’être drogué, prostitué ou ancien taulard pour devenir un chercheur spécialisé dans ces différents champs, comme il n’est pas nécessaire d’être amérindien pour être ethnologue, mais il faut du temps pour prétendre connaître un milieu social, d’autant plus que la distance sociale est plus grande. Quoi qu’il en soit de son histoire personnelle, le chercheur doit examiner son bagage ; distances et proximités doivent être également soumises à l’analyse. Et quoi qu’il en soit, il devra répondre à une question qui lui sera posée sur le terrain : que diable fait-il dans cette galère ? Il doit savoir ce qui l’anime pour trouver la place qui lui revient dans le milieu qu’il observe.
Peut-on accéder à l’expérience d’autrui ? Le chercheur, écrit Pierre Bourdieu à propos des entretiens biographiques, doit apporter la preuve « qu’il peut, tout en restant à la place qui lui est inexorablement assignée dans le monde social, se porter en pensée au lieu où se trouve placé son objet (qui est au moins dans une certaine mesure un alter ego) et prendre ainsi son point de vue, c’est-à-dire comprendre que, s’il était, comme on dit, à sa place, il serait et penserait sans doute comme lui (9)9. BOURDIEU P., La Misère du monde. Points Seuil. Paris, 1993. ». Ce que Bourdieu qualifie de « forme particulière d’exercice spirituel » doit être interprété comme un mouvement vers l’autre qui le crédite de la logique qu’il revendique. Le respect, valeur cardinale des cités, est aussi une valeur scientifique. Le chercheur serait-il un jobard qui prend pour argent comptant tout ce qu’on lui raconte ? Il l’est effectivement, si, au lieu de « se mettre à la place de l’autre », il met l’autre à sa place, c’est-à-dire s’il interprète ce qui est dit sans tenir compte de la situation de la personne qui parle. L’argent n’a pas la même signification pour celui qui s’en sert pour payer son loyer et pour celui qui le transforme en drogue. Les usagers de drogues, même dépendants, ne sont pas tous des voleurs, et certains tiennent à respecter des valeurs morales qu’ils partagent avec leur interlocuteur, quelle que soit l’attitude de ce dernier. Mais les confusions peuvent entraîner des confusions. Le chercheur qui prétend être entré dans le monde des voleurs ne doit pas oublier qu’un sac ou un portefeuille qui traîne, dans le monde des voleurs, ça s’appelle une provocation.
Lorsque les chercheurs américains décrivent « le » monde de « la » drogue, ou plus exactement un des univers sociaux où des drogues sont consommées, ils décrivent un monde organisé avec ses normes, son système de valeurs, son cadre d’interprétation de l’expérience, une culture ou une sous-culture cohérente. Les sous-cultures ont mauvaise presse en France, et les chercheurs français mettent plus volontiers l’accent sur les liens multiples entre les mondes des drogues et leur environnement, sans qu’il soit possible de déterminer si les usagers de drogues français sont plus intégrés dans leur environnement ou si les chercheurs français sont plus soucieux d’appréhender le citoyen en taisant les particularismes, vécus comme autant de stigmates. Que l’on privilégie ce qui différencie l’usager de drogues ou, au contraire, ce qui en fait un homme comme tout le monde, il reste que le monde de la drogue a une signification pour l’usager de drogues – c’est le système de relations associé pour lui à la consommation de drogues. Cette signification n’est pas la même pour tous les usagers, et ils ont différentes façons de se positionner face à ce qu’ils considèrent eux-mêmes comme le monde de la drogue. Ils peuvent s’y reconnaître, ils peuvent au contraire s’en démarquer, et la distance qu’ils prennent avec les réseaux relationnels où ils consomment et/ou ceux où ils se procurent les produits peut avoir différentes fonctions. Consommer des drogues de façon occasionnelle ou modérée est généralement associé à une distance avec les univers sociaux où les drogues sont consommées (10)Quelques recherches portent de façon spécifique sur le contrôle de l’usage de drogue. Citons l’ouvrage de référence : ZlNBERG N. E., Drug Set and Setting, The Basis for Coutrolled Intoxicant Use, CT Yale University Press, New Haven, 1984. Voir chapitre 15, « Peut-on sortir de la toxicomanie ? », et chapitre 16, « Du contrôle de l’usage au traitement ».. C’est cette distance qui permet de préserver d’autres engagements, tels que le travail, la famille ou des activités que l’usager peut investir. Un usager peut, par exemple, décider de ne rejoindre ceux qui consomment des drogues que le week-end. D’autres ne gardent qu’un lien purement fonctionnel avec le monde de la drogue pour se procurer le produit. La distance au monde de la drogue peut avoir une fonction précise dans la façon de consommer et dans la signification que l’usager donne à sa consommation. Mais donner à voir cette distance peut aussi relever d’une stratégie face au stigmate.
Entre expérience personnelle et stigmate
À Corbeil où je m’étais engagée, comme à Orly, à faire un diagnostic des consommations de drogues, j’ai été introduite auprès des jeunes par un animateur habitant le quartier. « Elle fait une enquête sur la drogue », a lancé l’animateur à la volée à un groupe réuni en bas d’un escalier. Sans me cautionner, il garantissait toutefois que je n’étais pas de la police et j’ai pu poser ma question : « Est-ce qu’il y a des drogues dans le quartier ? – Oh, oui, m’a-t-on répondu, il y en a plein. – Ici, dans ce quartier ? – Non pas ici, là-bas, dans l’autre cité. Ici, les toxicos, on n’en veut pas », m’ont assuré les jeunes avec véhémence. «Avec eux, y a toujours des problèmes.» Grâce au joint qui circulait et que j’avais fait mine de ne pas voir, les langues se sont déliées un peu plus, et un autre a ajouté : « D’ailleurs, chaque fois qu’il y a eu des problèmes entre nous, ça a toujours été à cause de la dope. »
Un « toxico », c’est un magouilleur à qui on ne peut faire aucune confiance. Pour endosser une telle identité, il faut n’avoir plus d’autres choix. Pour comprendre ce que disent ces jeunes qui « ne veulent pas de toxicos », il faut connaître le sens qu’ils donnent aux mots. L’usage de drogues est une expérience intime ; c’est aussi un interdit redoublé par la stigmatisation (11)GOFFMANN E., Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Minuit, Paris, 1975.. Dans les institutions, le toxicomane a la réputation d’être menteur, manipulateur, agressif; dans les cités, c’est un «fouteur de merde» qui attire les galères. Le chercheur peut oublier les images auxquelles les usagers de drogues se confrontent, et tous ne s’y confrontent pas de la même façon, mais un jour où l’autre, l’usager est mis en demeure de dire si les autres sont comme ça et s’il est comme les autres. Entrer en relation avec lui, c’est accepter la double face de l’expérience, ce que l’usager vit intimement et ce qu’il peut donner à voir. Face au stigmate, les usagers, comme toutes les personnes stigmatisées, adoptent différentes stratégies. Une des plus classiques est de se démarquer du milieu. « Les toxicos sont seuls au monde ; il n’y a pas d’amis dans ce milieu», disent-ils à leurs médecins. Ces discours sont d’autant plus crédibles qu’ils sont tenus par ceux qui apparemment savent de quoi ils parlent. « Moi, je ne suis pas toxico, d’ailleurs, je m’en suis sorti», ou bien «Je vais m’en sortir», ou bien encore «Je peux m’en sortir quand je veux».
Les variantes du discours de la sortie sont nombreuses. La sincérité n’est pas à mettre en doute. Lorsque l’usager dit qu’il veut « s’en sortir », c’est gu’il sait (ou suppose) que son interlocuteur pense que h toxicomanie n’est pas une bonne chose et qu’il lui donne raison. Il ne fait pas partie des usagers qui revendiquent leur usage ; il y a donc bien une distance au monde de la drogue, même si on ne sait pas sur quel mode elle est vécue. Le discours sur la sortie peut aussi avoir bien d’autres fonctions. Il peut servir à justifier la consommation : « Puisque je vais m’en sortir, je n’ai pas perdu mon libre arbitre, je ne suis pas un toxicomane, je peux consommer. » II peut enfin être l’expression d’un désir que la relation à Vautre fait naître dans le moment; une demi-heure plus tard dans la rue, d’autres désirs peuvent prédominer. Si un enseignement peut être tiré de l’expérience des drogues, c’est que différentes vérités coexistent. En quelques secondes, le monde peut changer de couleur.
Les stéréotypes pèsent lourdement sur les mondes des drogues. Certains réseaux relationnels où les drogues sont consommées opposent aux croyances collectives défavorables une version alternative, d’autres se soumettent aux stéréotypes jusqu’à les incarner. L’usager lui-même peut être amené à déconstruire un préjugé particulier et, s’il y attache de l’importance, il peut parvenir à formuler son expérience contre les croyances collectives, mais le plus aisé est au contraire de s’y soumettre.
Un des pièges de la relation avec les usagers de drogues est issu d’une règle générale de l’interaction qui implique, une fois la relation acceptée, de coopérer avec son interlocuteur. Si l’usager n’a pas d’idée arrêtée sur un sujet, si la relation n’est pas agressive, si la suggestion a quelque vraisemblance, il peut accepter aisément ce que son interlocuteur leur suggère. Est-ce à dire qu’on ne peut se fier à ce que disent les usagers ?
Le chercheur et le praticien n’ont pas le choix. Pour pénétrer dans le monde des drogues, ils doivent en passer par les usagers. Le discours d’une personne particulière se comprend à la façon dont elle se situe au sein des logiques collectives, ce qui inclut à la fois l’univers des drogues et la façon dont l’environnement le perçoit. Il faut des années pour faire un ethnologue ; la qualité de son investigation dépend de la qualité de ceux qui lui ont servi de guide. Car, comme dans tout voyage en terre étrangère, il faut un guide, il est même souhaitable d’en avoir plusieurs, lorsque les réseaux relationnels sont multiples et que les positions tenues au regard de ces réseaux sont tout aussi diverses. Les ethnographes américains et, à leur suite, les chercheurs européens ont associé ces guides à la recherche, avec différentes modalités, bénévoles ou salariées (12)EMCDDA, Understanding and Responding to Drug Use: The Role of Qualitative Research, Scientific Monograph Series, n° 4 ; voir en particulier le chapitre ÉLANKEN P., Barendregt G. et Zuidmulder L, « Community Fieldwork : Bringing Drug Users into Research Action », 2000.. La relation avec le chercheur peut être purement amicale, les usagers peuvent aussi acquérir le statut de relais et être salariés à ce titre. Certains peuvent enfin, s’ils en ont le goût et les capacités, devenir des enquêteurs de terrain (field worker). Ces alliances ont souvent été construites dans le cadre d’actions de terrain ou, pour reprendre le terme anglo-saxon d’outreach, d’actions menées en direction de ceux qui ne sont pas en contact avec des services. L’alliance s’est formalisée dans la lutte contre le sida. Des méthodologies ont été élaborées ; elles sont mises en œuvre partout dans le monde aujourd’hui.
Pour impulser une action de prévention du sida auprès des usagers de drogues, les experts de l’OMS proposent une méthodologie d’enquête rapide (rapid assessment) qui hérite de ces nouveaux savoir-faire (13) RHODES T., Stimson G. et SITCH G., Rapid Assessment, Center for Research on Drugs and Health Behaviour, Department of Social Sciences on Medecine, Impérial College, University of London, OMS, ONU-Sida, UNESCO, 1998.. Cette méthodologie consiste à réunir toutes les informations, en les confrontant à l’expérience des acteurs. Parmi ces acteurs, les usagers de drogues eux-mêmes. La meilleure façon de savoir ce qui se passe dans une ville, c’est de vivre quelques soirées avec les bonnes personnes. Le chercheur en saura plus qu’avec une grande enquête épidémiologique en population générale qui aurait exigé des années de travail. Ce n’est pas dire qu’à ce stade le chercheur puisse prétendre connaître la réalité du terrain, mais il saura comment orienter son enquête, quelles informations il lui faut recueillir ou comment interpréter les statistiques des services.
À défaut de ces méthodologies d’observation, les consommations de drogues restent invisibles pendant des années. C’est ce qui s’est passé pour l’héroïne dans les années quatre-vingt. Celle-ci a acquis, dix ans plus tard, une telle visibilité que nous avons oublié les années de déni ; nous avons l’impression de l’avoir toujours su, rien n’est plus faux. Cependant, dans les années quatre-vingt-dix, alors que les héroïnomanes occupaient le devant de la scène, une autre vague de consommation restait dans l’ombre, au regard du moins des statistiques existantes, celle de l’ecstasy. Dans les services de police, ces usagers font une première apparition en 1990, où ils représentent 0,1 °/o des interpellations ; en 1999, ils atteignent 1,01 % des interpellations (14)Alors que le projet TREND observe un tableau de la consommation d’ecstasy en 2000, le nombre d’interpellations pour usage passe à 2% (1921) sur un total de 94 339 interpellations, témoins de l’augmentation de la pression des services répressifs (voir OFDT, Drogues et dépendances, op. cit., 2002).. Dans le système de soins, ils sont tout aussi invisibles (0,8% en 1997). Les usagers de drogues de synthèse n’en ont pas moins marqué les années quatre-vingt-dix ; par son ampleur et son influence, cette vague de consommation est sans commune mesure avec celles qui l’ont précédée. Elle s’accompagne d’une véritable révolution culturelle dont nous n’avons pas encore évalué l’impact ; d’un point de vue épidémiologique, la France à ce moment-là n’avait pas les outils qui lui auraient permis de l’observer. Depuis 1999, avec le dispositif TREND, elle peut désormais « détecter les phénomènes émergents » et « comprendre les contextes, les modalités d’usage (15)Observatoire français des drogues et des toxicomanies, Tendances récentes. Rapport TREND, mars 2000. Le projet TREND est associé au projet SINTES, Système d’iden tification nationale des toxiques et substances, qui analyse la composition des produits vendus sur le marché noir. ». L’observation qualitative a acquis une place officielle dans l’épidémiologie quelque quinze années après que les Américains ont constaté qu’on ne pouvait s’en passer. Il aura fallu l’existence d’équipes de terrain ou outreach pour que cette observation soit possible. Pour observer les consommations de drogues, il faut connaître les lieux où l’action se passe, il faut y être accepté, il faut enfin comprendre ce qui se passe. C’est seulement dans les lieux où les équipes de réduction des risques interviennent, en milieu urbain dans la rue ou encore dans les événements festifs, que ces consommations peuvent être observées. Ailleurs, c’est toujours l’inconnu.
Références :