Entre droit, morale et politique

 EHRENBERG ALAIN

Débats « Débats Drogue »

 

DANS un domaine aussi surchargé de peurs et de confusion que celui des drogues, le plan proposé par Paul Quilès et le préfet Broussard est absurde et n’aura que des conséquences négatives. Il pousse jusqu’à la caricature l’indigence de la réflexion et de l’action politique en France. De plus, la rhétorique employée laisse croire que ceux qui sont en désaccord avec cette prétendue politique font preuve de laxisme, à moins qu’ils ne fassent partie d’un lobby pro-drogue. Le problème ne se pose évidemment pas dans ces termes (peu démocratiques au demeurant, de la part d’un ministre de la République) : il s’agit de savoir quels sont les objectifs et les moyens d’une politique de lutte contre les drogues, à quels niveaux et comment elle doit intervenir pour limiter les dangers des usages de drogues ; il s’agit de fonder une efficacité sur des critères précis. Tout cela est absent du plan qui vient de nous être proposé, obnubilé qu’il est par une politique exclusivement sécuritaire et une totale ignorance de la complexité et de l’hétérogénéité des usages de drogues.

1. Nous sommes dans un contexte où, quelle que soit l’efficacité des politiques répressives, l’offre de drogues restera longtemps abondante parce que le nouveau désordre mondial laisse sans contrôle étatique de nombreuses régions (sous la coupe d’organisations mi-criminelles, mi- politiques), que le sous-développement et l’absence de démocratie politique rendent irréaliste l’arrêt de la production d’opium, de coca et de cannabis. Il est donc indispensable de mettre entre parenthèses, comme le fait d’ailleurs Claude Olievenstein (le Monde daté 22-23 novembre 1992), le rêve d’une société sans drogues. Nous sommes sans doute condamnés à vivre avec les drogues, comme l’indiquait déjà en 1978 le rapport de Monique Pelletier (thème que reprend en 1990 l’excellent rapport de Catherine Trautmann), mais cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes démunis pour en limiter les usages et leurs effets pour la santé de chacun comme pour l’ordre public. En conséquence, il est nécessaire de penser une politique concernant la demande en fonction de ce contexte lourd.

2. Cette politique ne peut être que pragmatique, c’est-à-dire qu’elle doit soupeser l’ensemble des risques (le risque VIH est sans commune mesure avec celui des overdoses), les hiérarchiser et adopter des stratégies qui permettent de réduire les plus importants : désocialisation, infections par le VIH, problèmes psychiatriques produits par l’abus de cocaïne, hépatites et autres graves problèmes qui sont la conséquence de l’abus d’héroïne, etc. Les problèmes de santé, et particulièrement ceux des consommateurs par voie intraveineuse, ne se réduisent pas à la désintoxication. La politique doit s’intéresser aux faits (au lieu de se cantonner aux peurs), produire des arguments appuyés sur des enquêtes (elles existent) afin de rendre lisible et visible pour l’opinion comme pour l’Etat une extrême hétérogénéité des usages, des degrés d’engagement et des voies de sortie des drogues.

Nous sommes encore loin de cette politique en France, parce que la drogue y est l’un des seuls espaces symboliques où s’exprime encore publiquement et avec force une culture de l’interdit- dont le plan Quilès-Broussard est le dernier avatar. Celle-ci s’ancre d’abord dans une figure : le toxicomane, addict et asocial. Elle se déploie ensuite dans une politique : l’abstinence comme fondement et la désintoxication comme objectif. Elle s’exerce enfin à travers des stratégies institutionnelles de contrôle : la justice pénale et la psychiatrie. D’où le cercle vicieux du débat français, qui balance en permanence entre morale et droit, et s’essouffle à penser politiquement les drogues en échappant au double écueil de leur diabolisation (la drogue, c’est le mal absolu et il faut lui déclarer la guerre) et de leur banalisation (libéralisons, et les problèmes seront résolus). Ces trois caractéristiques ne sont certes pas illégitimes, elles sont partielles et limitées : les consommations s’opèrent dans des contextes où jouent de fortes régulations sociales que la diabolisation du problème ne permet pas de voir, alors qu’elles devraient commander l’action publique. Contrairement à l’opinion courante, deux faits sont établis : la majorité des consommateurs contrôlent leurs consommations et la majorité de ceux qui sont dépendants s’en sortent.

Exemple 1. Une enquête américaine (1) extrêmement sérieuse et documentée sur 260 gros consommateurs de cocaïne appartenant aux classes moyennnes montre que le lien social est un facteur essentiel du contrôle que les consommateurs exercent sur eux-mêmes et des voies de sorties de la dépendance :  » Ce qui évite à de nombreux gros consommateurs de tomber dans les abîmes de l’abus et ce qui aide à revenir en arrière ceux qui ont chuté, est le soutien offert par la vie conventionnelle. Du travail, une famille, des amis – les ingrédients d’une identité sociale normale –

deviennent le filet permettant à de nombreux utilisateurs de contrôler leur usage ou de passer de l’abus à l’usage occasionnel et contrôlé.  »

Exemple 2. 25 % du corps expéditionnaire américain a été intoxiqué à l’héroïne durant son séjour au Vietnam : une recherche, publiée en 1973, sur une cohorte représentative, a montré qu’en deux ans environ 90 % d’entre eux avaient abandonné l’héroïne après être rentrés chez eux, et pour la plupart sans être passés par le système de soins (2). Le changement de contexte avait suffi. C’est ce que les spécialistes appellent les processus de sortie naturelle.

La culture de l’interdit (qui est aussi interdit de savoir) conduit à des impasses : la drogue est le thème passionnel par excellence dans lequel s’engouffrent les peurs sécuritaires. Les Français qui vivent loin de la drogue sont rassurés par le discours officiel (du moins, le croit-on en haut lieu), tandis que ceux qui résident dans son voisinage (7 à 8 millions de personnes) constatent l’impuissance des pouvoirs publics – le sentiment d’insécurité s’en trouve renforcé : quant aux consommateurs, ils sont stigmatisés, ce qui contribue à la non-intégration des plus exclus, réduit l’efficacité de la lutte contre le VIH et renforce la fascination pour la drogue. On cumule ainsi tous les inconvénients.

Gouverner, c’est choisir : si la politique est guidée par une morale, celle-ci ne peut être un absolu parce qu’il y a conflit entre des impératifs de niveau égal. Exemples : le système de soins spécialisés n’accueille que des usagers (essentiellement des héroïnomanes) décidés à arrêter : faut-il laisser les autres à l’abandon alors qu’ils ont des problèmes de santé qui sont peu traités parce que mal perçus ? Quand la police arrête un héroïnomane porteur de sa seringue, elle applique la loi, mais, en faisant son travail, elle accroît les risques qu’il revienne au partage de seringues, soit atteint par le VIH et – c’est l’une des voies majeures de diffusion du virus – qu’il le transmette par voie sexuelle à un non- toxicomane. Quand le préfet Broussard dirige la lutte contre le trafic et l’usage quasiment dans le même temps où Bernard Kouchner déclare que le sida est irréversible et que la toxicomanie ne l’est pas, comment le public peut-il y comprendre quelque chose ? Quand la politique de lutte contre les drogues relève simultanément des ministères de l’intérieur, de la santé et de la délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie, cela multiplie les centres de décisions et rend l’action politique incohérente et illisible. Bref, dans cette situation, il n’y a tout simplement pas de politique, les décisions étant prises en fonction du rapport de forces entre les différents corps professionnels intervenant dans ce domaine ou de conjonctures (l’Intérieur est plus important en période pré-électorale).

Des compromis acceptables

En conséquence, penser politiquement le problème des drogues suppose une réflexion plus générale que le débat juridique prohibition/ légalisation parce que le droit n’est qu’un aspect de la politique. Exemple : l’héroïne est prohibée partout en Europe, mais l’action publique et les stratégies thérapeutiques développées par les corps spécialisés sont fort différentes en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Faisons-nous les meilleurs choix ? Quand la prescription de produits de substitution est faite essentiellement par la médecine de ville, sommes-nous sûrs que les garanties d’un protocole thérapeutique soient assurées ? Je rappelle que cinquante personnes sont actuellement dans des programmes méthadone, expérimentés (sic) depuis plus de quinze ans, programmes que Bernard Kouchner voudrait accroître modestement et qui a apparemment suscité l’ire de l’Intérieur. Quand les Britanniques et les Néerlandais prescrivent ces produits, sont-ils dénués de raison politique, complices des fournisseurs de drogues ou témoignent-ils que les dangers de l’héroïne sont pris au sérieux ? Cette politique favorise-t-elle l’addiction à vie ou permet-elle l’élaboration d’une demande de sortie de drogues à forte puissance pharmacogène ? La réflexion politique doit répondre à de telles questions : il suffit, par exemple, d’aller voir les pays étrangers qui ont d’autres politiques, de les étudier et de les évaluer, au lieu de se contenter d’affirmer (sans preuve) que nous avons le meilleur système de soins et la meilleure politique au monde. Est-ce trop demander ? L’avantage d’une démarche politique pragmatique est de permettre de produire des compromis acceptables par la société française au lieu de supposer un consensus moins qu’évident.

Nombre de soignants spécialisés dans ce qu’on appelle de façon floue la toxicomanie refusent les programmes méthadone et à plus forte raison la prescription d’héroïne : c’est une conception thérapeutique des plus légitimes, mais cela ne fait pas une politique, sauf à supposer qu’une politique repose sur un seul corps professionnel, un seul type d’expertise. Quelle vision politique de la condition humaine à l’Intérieur quand le préfet Broussard estime qu' » une véritable politique de prise en charge des toxicomanes doit être en priorité dirigée vers ceux qui veulent s’en sortir  » (le Monde du 23 décembre 1992) ? Les autres sont-ils des déchets humains bons pour la prison ou les mouroirs ? Cela est indigne de la part d’hommes politiques dans une démocratie quand même avancée.

La politique ne peut se limiter à la morale, au droit et aux stratégies thérapeutiques, elle doit articuler les moyens les plus efficaces et les plus justes de diminuer la quantité de souffrance dans la société.

 

 

(1) D. Waldorf, C. Reinarman, S. Murphy, Cocaïne Changes – The Experience of Using and Quitting, Temple University Press, Philadelphie, 1991.

(2) Voir F. Lert et E. Fombonne, La toxicomanie – Vers une évaluation de ses traitements, INSERM, La Documentation française, 1989.

Alain Ehrenberg est sociologue, responsable scientifique du programme « Drogues et substances psychoactives» à l’Association Descartes. Il a coordonné Penser la drogue/Penser les drogues, 3 volumes, Éditions Descartes, 1992.

Posté dans Autres Auteurs.