De quelques manques qui résistent à la méthadone

 

Asud Journal, n°38, best-of

La méthadone ne fait pas le lit de la coke, elle n’empêche pas de replonger, elle ne vaccine pas contre le désir d’ivresse. Elle permet de reprendre contrôle. C’est déjà ça.

 

L’ouverture de la clinique Liberté à Bagneux, en 1993, s’est accompagnée d’une rumeur persistante : une vague de cocaïne allait submerger la banlieue parisienne. La rumeur venait de loin. Aux USA, la méthadone n’avait-elle pas fait le lit de l’épidémie de crack qui sévit dans les ghettos ? Tel l’apprenti sorcier, nous allions, avec la méthadone, engendrer un monstre plus incontrôlable encore que l’héroïne. À peine une vingtaine de patients étaient-ils en traitement que déjà la méthadone était incriminée d’une déferlante sans précédent. À cette époque, la rumeur s’alimentait clairement de l’hostilité contre les traitements de substitution. Il est certain que l’extension des traitements de substitution produit un changement de la demande et par conséquent de l’offre. Encore faut-il rester mesuré : la méthadone ne peut pas plus prétendre modeler le marché de la drogue que contrôler les toxicomanes. Dans la demande de cocaïne, la méthadone joue tout au plus un rôle de comparse. Les usagers de drogue de la banlieue parisienne n’ont pas attendu la méthadone pour user et abuser de la cocaïne. Les épidémies de drogue ont leur vie propre.

L’héroïne a dominé les années 80 dans les usages durs au point de devenir la drogue par excellence. Un mouvement se dessine aujourd’hui vers les drogues stimulantes dans leurs usages récréatifs comme dans leurs usages durs. Pour le soignant, ce n’est pas une bonne nouvelle car les usages durs des drogues stimulantes sont durs, peut-être même plus durs que l’alcool, qui est bien terrifiant aussi. Les héroïnomanes qui souhaitent entrer en traitement méthadone protestent souvent que jamais –

ou plutôt jamais plus – ils n’approcheront la cocaïne ou le crack, dont ils ont souvent éprouvé la violence. Certains d’entre eux y renoncent effectivement et à tout jamais, mais il arrive aussi que les peurs anciennes s’oublient brusquement. Il y a bien sûr des patients, d’abord stabilisés sous méthadone, qui brusquement plongent ou replongent dans les drogues stimulantes, comme il en est d’autres qui plongent dans l’alcool, par crise ou, plus gravement, sans discontinuer.

Croire qu’il s’agit d’une règle générale, c’est croire que la toxicomanie – ou plus précisément ici la recherche de l’ivresse – est un mal incurable. Il est parfois incurable pour quelques-uns, pour toujours, ou sur des périodes plus ou moins longues. Mais ce pessimisme, dont les toxicomanes se servent pour se justifier à leurs propres yeux ou à ceux de leur entourage, est démenti par l’expérience. La méthadone soutient ceux qui veulent renoncer à l’excès systématique, et c’est le cas de la majorité des usagers de drogues que j’ai rencontrés, à la longue du moins. À l’exception de ceux qui sont morts. La méthadone n’est pas pour autant un vaccin contre

le désir d’ivresse, l’oubli de soi, ou la recherche d’intensité. Dans ces différents cas, ne vaudrait-il pas mieux renoncer à la méthadone ne serait-ce que momentanément ? Je le dis quelques fois aux patients – ne serait-ce que parce qu’il n’est rien de plus désagréable que d’être mis devant ses limites. Pour le soignant, comme du reste pour l’usager de drogues. Et sans doute pour tout être humain. Mais je sais aussi que l’abandon du traitement de substitution n’est pas nécessairement une bon- ne idée, y compris pour les toxicomanes qui ne sont pas déterminés à abandonner l’abus de toute autre drogue.

Dans le régime de prohibition des drogues, la méthadone offre a minima un confort : se réveiller sans être en manque. Or, la violence du réveil en manque est peut-être une punition, mais ce n’est en aucun cas un soin. Cette violence a plutôt tendance à alimenter le désir de l’excès qu’à le réduire. Il vaut mieux se résigner à aider un tout petit peu, plutôt que d’alimenter le désir de drogue ou d’augmenter encore le chaos de la vie. C’est la logique des traitements dits à « bas niveau d’exigence », c’est-à-dire qui n’exigent pas du toxicomane qu’il renonce à toute consommation. Diderot disait que la raison est une toute petite flamme qui n’éclaire qu’une part infime de l’univers, mais qu’il serait stupide de l’éteindre sous prétexte des espaces infinis qui restent obscurs. Je dirais de même des traitements de substitution : ils ne peu- vent prétendre résoudre le problème de la toxicomanie et encore moins le problème de la drogue, mais ils peuvent aider les héroïnomanes qui le souhaitent, et seulement eux, à reprendre le contrôle de leur consommation. Ce n’est pas tout, mais ce n’est pas rien.

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