Toxicomanie : les médecins, docteurs ou fournisseurs ?

Docteurs
 Alain Morel (président de l’ANIT);
Michel Hautefeuille (centre Imagine, Val d’Oise) ;
Philippe Binder (président de l’Association nationale généraliste et toxicomanies) ;
Jacques Afchain (généraliste).

Rubrique Points de vue, Le Monde

Le Monde du 9 septembre 1992 s’est fait l’écho des réflexions d’un groupe de personnes – dans un article intitulé : « Le repère du toxicomane » – lançant « un appel à la mobilisation des généralistes ».

Cet appel laisse à penser que les généralistes sont démobilisés face aux problèmes de toxicomanie. Il faut savoir que ceux-ci n’ont pas attendu cet article pour organiser des réflexions, des formations et des réseaux de prise en charge en cabinet depuis des années. Écrire qu’un « non à la drogue » signifie automatiquement « ne pas prescrire » traduit soit un mépris de la profession, soit une méconnaissance du travail du médecin.

Mais il y a plus grave selon les auteurs de cet article, la seule conduite à tenir serait de prescrire ce que le toxicomane demande, à savoir des opiacés. Bien sûr, des opiacés légaux, estampillés, propres, moralement acceptables, en un mot, de « bonnes drogues », que nos médecins devraient, paraît-il, prescrire, comme le Temgésic ou la méthadone.

Une telle attitude, à les en croire, permettrait d’instituer une relation de confiance, de sceller une alliance avec le toxicomane.

Nous savons tous qu’un toxicomane est dérangeant, et particulièrement au cabinet médical. Mais l’alliance qui se forge à travers l’ordonnance de drogue, si elle satisfait provisoirement le corps, n’est qu’un jeu de dupe.

Nous ne pensons pas que les médecins doivent être aux ordres, ni de la société ni des toxicomanes, pour renoncer à leur mission première qui est celle de soigner. Prescrire des opiacés est une décision lourde de conséquences, et combien de médecins qui se sont engagés dans cette voie ont très rapidement perdu la maîtrise de leur bonne intention naïve initiale. Comme le disait un toxicomane : « Quand je vais voir un médecin, je sais très vite à qui j’ai affaire : un voyeur, un fournisseur ou un ‘docteur. »

Prescrire des opiacés à un toxicomane, ce n’est pas l’écouter, ce n’est même pas entendre son symptôme, mais c’est le conforter dans la toute puissance du produit puisque ce dernier parvient, par exemple, à transformer le médecin en dealer légal.

Prescrire des opiacés à un toxicomane, c’est le conforter également dans le fait qu’il n’y a rien à faire, que l’espoir est un luxe qu’il ne pourrait même plus se payer.

Prescrire des opiacés à un toxicomane, c’est chercher à anesthésier, comme il le faisait lui- même, une souffrance qui ne cesse pour autant de l’envahir.

Prescrire des opiacés à un toxicomane, c’est anesthésier son cri.

Envisagerait-on dans cette même logique de prescrire de l’alcool aux alcooliques, des hallucinogènes aux psychotiques délirants ou d’inciter à la violence des psychopathes dangereux ?

Sous prétexte qu’il s’agit de toxicomanes, tous les moyens seraient-ils bons, mêmes s’ils vont à l’encontre du but thérapeutique ?

Actuellement, en France, la prescription de méthadone est réservée à des cas spécifiques, dans le cadre d’un protocole strict. Il nous paraît particulièrement dangereux, aventureux, d’abandonner ces limites, comme le suggèrent les auteurs de l’article.

Plusieurs enquêtes, dont celle réalisée par Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT), sur les prescriptions de Temgésic, ont montré que, dans 70 % des cas, ce médicament avait été prescrit pour sevrer des toxicomanes aux opiacés (indication d’ailleurs en opposition totale avec les recommandations du ministère de la santé, qui vient de décider sa prescription sur carnet à souche).

Dans 85 %de ces « indications », on constate que les posologies prescrites dans les mois suivants ne diminuent pas et que l’on est passé d’une intention de sevrage à une réalité de maintenance.

L’histoire montre que prescrire des opiacés à un toxicomane pour l’en sevrer conduit presque toujours à un échec. S’engager malgré tout sur un tel chemin amène le plus souvent à en prescrire toujours plus, et de plus en plus longtemps.

Les généralistes et les centres spécialisés voient d’ailleurs arriver de plus en plus de toxicomanes qui demandent à se sevrer du Temgésic. Non, la maintenance ne permet pas que le toxicomane soit prêt à trouver par lui- même un chemin qui l’invite à vivre. Elle enkyste l’évolution possible du sujet et masque par la présence du produit la nécessité de la démarche et la possibilité même d’y parvenir.

C’est parce que nous sommes médecins et persuadés que la guérison du toxicomane est toujours possible que nous considérons la maintenance et l’idée qu’elle permettrait d’attendre « des jours meilleurs » comme une grave erreur thérapeutique.

La prescription de produits de substitution est aussi présentée comme un élément de réduction des risques de transmission du sida. C’est une illusion du même type que les précédentes. Une étude américaine présentée par E. Drucker au congrès d’Amsterdam sur le sida, en juillet dernier, a montré que plus de 50 % des toxicomanes inscrits dans les programmes méthadone utilisaient en même temps l’héroïne en intraveineuse.

Nous constatons en France que 70 % des comprimés de Temgésic utilisés par les toxicomanes sont dissous puis injectés dans les mêmes conditions d’insalubrité. Il est donc illusoire de penser que la prescription de ces produits évite les pathologies liées à l’usage de la seringue. La réalité montre que la réduction des risques ne passe pas par l’utilisation de ces substances, mais bien plus par une véritable politique d’information et d’accès à des seringues stériles, par exemple.

Lorsque le toxicomane frappe à la porte d’un cabinet médical, il faut effectivement lui répondre. Mais il est malhonnête de laisser penser que l’alternative réside entre prescrire des stupéfiants ou ne rien faire. Les médecins généralistes, de mieux en mieux formés sur les problèmes de toxicomanie, savent que l’état de manque doit être considéré comme une authentique souffrance. Mais ils ont compris que l’on ne répond pas à un syndrome de manque en prescrivant de la drogue. Nous avons à notre disposition un arsenal thérapeutique efficace sur ce syndrome, et qui présente l’intérêt de ne pas entraîner de dépendance.

Le médecin généraliste s’inscrit par définition au sein du réseau de prise en charge des toxicomanes, travaillant en relation avec les structures d’accueil spécialisé. De par sa situation, il joue un rôle pédagogique important vis-à-vis des jeunes et des familles pour permettre à ceux-ci de comprendre Que la démarche qu’implique la sortie d’une dépendance ne se limite pas à la prescription d’un produit.

Si le rôle du médecin n’est ni de condamner ni d’abandonner le toxicomane à son impuissance, il ne consiste pas non plus à participer à tout ce qui pourrait l’y enfermer. C’est pour cela que son cabinet n’est pas une droguerie, mais un lieu thérapeutique, un lieu d’espoir, de rencontre et de dialogue.

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