Produits de substitution : des indications médicales précises

Dr Didier Touzeau, psychiatre des hôpitaux,
Le Généraliste, n°1377, mardi 6 octobre 1992, pp. 34-35.

 

L’épidémie de sida est venue bouleverser l’idée que l’on se faisait des soins délivrés aux toxicomanes. À côté de « l’idéal d’abstinence » est apparue la nécessité de réduire les risques (distribution de seringues) plaçant le médecin praticien dans une situation délicate. D’où les débats qui animent la profession médicale et en particulier les intervenants en toxicomanie. Ceux-ci viennent de tenir leur journée annuelle d’épidémiologie.

Isolé dans son « colloque singulier », bien démuni, le médecin est tenté de prescrire un traitement de substitution, surtout si celui-ci a été débuté à l’hôpital, pour des malades souffrant de complications somatiques du sida. La large distribution de dérivés codéinés ainsi que les rechutes fréquentes des toxicomanes l’encouragent à tenter d’aider de cette façon le toxicomane. Il est aujourd’hui conforté dans cette voie par l’exemple que lui donnent les praticiens de nombreux pays étrangers.

La méthadone et son utilisation en France

Cet analgésique a été synthétisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Le chlorhydrate de méthadone se fixe sur les récepteurs opiacés et entraîne une tolérance croisée.

Trois expériences ont été conduites en France dans le cadre d’un programme expérimental.

• Le programme du dispensaire Moreau de Tours (à l’hôpital Sainte-Anne), mis en place en 1973, réalise deux types de cures réservées à des toxicomanes « lourds », soit en maintenance, soit en usage intermittent ; la prise est quotidienne à dose comprise entre 20 et 40 mg. L’analyse de cinquante dossiers (Olié, 1991) – quatorze femmes et trente-six hommes, moyenne d’âge : 30 ans – fait état de vingt-neuf succès (absence de substance illicite dans les urines) ; les échecs (urines positives, interruptions de cure) sont attribués à une absence de travail et à une histoire personnelle traumatique et douloureuse.

• Le rapport de dix ans d’une expérience (1973-1984) réalisée à l’Espace Murger de l’hôpital Fernand-Widal (Tabouada, 1989) porte sur deux cent soixante-treize patients de 30 ans en moyenne (70% d’hommes) qui ont suivi trois types de cures (brève, moyenne, maintenance) aux doses moyennes de 40 mg. Bilan : 46% de résultats satisfaisants. On a étudié soixante-dix-neuf dossiers, répartis en trois groupes : trente et un patients vont bien, vingt sont revenus sans changement, vingt-huit se dégradent (dix s’alcoolisent ou présentent des troubles psychiatriques ou physiques).

Comment ne pas être un droguiste ou une autruche ?

• L’Action Méthadone Insertion (Anne Coppel, Dr Didier Touzeau, 1992) est complémentaire des programmes précédents. Elle a été conçue pour des toxicomanes dont le travail de restructuration psychique est encore insuffisant pour pouvoir affronter la vie sans drogue et pour lesquels l’inscription au programme doit permettre une première stabilisation sociale ainsi que l’amorce d’un travail « intrapsychique », nécessaire mais qui nous a conduits à proposer des « petits programmes » en lien étroit avec les équipes spécialisées qui acceptaient cette modalité thérapeutique de prise en charge.

Le médecin de ville est confronté tout à la fois à la demande de soins médicaux et à celle d’une prise en charge pour « décrocher » de la drogue. Mettant de côté toute moralisation, il doit dans les deux cas soulager la souffrance de son patient, le plus souvent ambivalent dans son désir d’abandonner la drogue. Comment sortir du dilemme idéologique « droguiste » ou « autruche » ? À situation clinique bien évaluée, réponse précise.

Lorsqu’il a affaire au toxicomane séronégatif ou ignorant de son statut sérologique, le médecin doit apprécier l’appétence pour le toxique, fournir ou compléter les informations préventives (sida, hépatites virales, maladies sexuellement transmissibles, contraception … ). C’est cette préoccupation de santé publique qui montre son attachement et sa confiance dans le devenir de son malade, ses possibilités de changer : le monde ne se résume pas à l’alternative prison/dealer. Il peut négocier avec lui une cure de sevrage, et devra, si nécessaire, soulager l’état de manque en remettant en main propre un traitement comportant des antalgiques (par exemple, Viscéralgine®, Antalvic®), la prescription d’anxiolytiques étant réservée à une durée limitée.

Si la prescription d’emblée d’opiacés peut susciter un sentiment de rejet (« Il se débarrasse de moi ») ou de complicité, l’indication du traitement de substitution doit pouvoir être posée par le médecin suivant des critères médicaux (échecs des traitements habituels, complications somatiques, maintenance aux dérivés codéinés difficilement maîtrisée par certains toxicomanes … ). Cela conduit à modifier l’exercice médical et amène le médecin à se former aux techniques de réseau (réseau ville-hopital) où peut se définir un projet medico-social propre a chaque patient, la prescription n’étant pas – rappelons-le – un objectif thérapeutique en soi.

Les principaux spécialistes s’accordent sur l’utilité d’une telle démarche. « Nous devons abandonner la ligne Maginot de nos anciennes positions, déclarait le Dr C. Olievenstein en 1988 au colloque « Sida et toxicomanie, répondre », organisé par l’association First, et nous n’arriverons à rien si nous ne donnons pas des toxicomanies de substitution à des personnes incapables de s’arrêter. » Et le Dr Charles Nicolas de compléter : « Si des réticences s’expriment, il convient de les respecter, un thérapeute qui est persuadé qu’il donne à son patient un traitement nuisible se place en position antithérapeutique. »

Laissant de côté les préventions morales, le médecin privilégie une position éthique : soigner le mieux possible suivant ses connaissances et ses convictions. C’est dans ce cadre que des protocoles de substitution et surtout des programmes de délivrance de méthadone, d’utilisation plus aisée, devraient être mis à la disposition des praticiens, ils permettraient de concilier éthique médicale et efficacité thérapeutique.

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