Article de Mouvements sur : Peut-on civiliser les drogues ?

Revue MOUVEMENTS, rubrique Livres, n°25, janvier-février 2003.

 

Un toxicomane doit-il pouvoir protéger sa santé, a-t-il le droit de se soigner, même s’il est toxicomane ? Jusque vers 1995, cette question est restée totalement irrecevable. La figure du toxicomane qui se défonçait, s’attaquait à son corps et se détruisait lui-même, faisait écran à cette question de santé publique qui consiste à penser que, quelle que soit son usure ou sa folie, le corps doit pouvoir se soigner sans condition. Entamé, ébréché, incisé, démoli, même de sa propre faute, le corps en détresse doit pouvoir accéder à la santé publique, ou plus exactement, celle-ci doit accéder aux détresses les plus sévères, même jusque sous les plaintes de ceux « qui n’en valent pas la peine ».

La catastrophe a commencé avec deux mots : toxicomanie pour la loi, dépendance pour la médecine. Pour le magistrat, le toxicomane est celui qui consomme une drogue illicite. Pour le médecin, seul l’usager dépendant (pharmaco-dépendant) relève d’un traitement. La guerre a ainsi commencé : c’était pour le toxicomane la prison ou la cure, et la médecine en laissant « pisser le mérinos » sur ses conceptions a perdu. À cela rien d’étonnant.

« La santé publique s’est longtemps inclinée devant la loi, elle a accepté que la loi lui attribue des catégories qui ne relevaient pas de son champ, ce silence l’a condamnée », précise l’auteur. La santé publique ne s’est jamais réveillée de ce cauchemar, la mauvaise conscience fondue sous la langue, son acquiescement à l’injonction thérapeutique pour les alcoolémies sur la route. Une débâcle qui se joue chaque mois dans les séances des tribunaux correctionnels.

Ce livre a la couleur du sang, de la chair brûlée et de l’effroi. Des centaines de morts renvoyées dans le silence sous le soleil du jugement : on ne peut pas s’occuper de la santé d’un toxicomane qui se détruit lui-même et « vous ne voudriez quand même pas qu’on les soigne contre leur gré ! » brandissent les médecins libertaires qui n’ont pas pris garde que ce toxicomane dont ils défendent jalousement la liberté est en prison. Et la psychanalyse qui s’en mêle, « la pulsion de mort ici est irrépressible, le désir est inaccessible ! ». Les gardiens du corps, des âmes et des poisons sont unanimes, la cure est une impasse, il n’y a pas de guérison possible. Combien d’hommes cette attitude morale a-t-elle jeté en prison ? La détention, la mortalité et les quartiers mouroirs sont la conséquence directe de la façon dont ils sont traités : sous les plinthes, des cafards que l’on ne peut jamais attraper. Anne Coppel retrace cette histoire terrifiante, la peur sociale écrasante des années soixante-dix et quatre-vingt, chaque année pire que la précédente : la consommation, les saisies, le nombre d’incriminations, les morts, tout progresse continûment. Inondés de terreur, les paumés sont coupables, ils payent submergés par la faute et dans le silence, les uns parce qu’ils mourront trop vite, les autres parce qu’ils se découvriront récidivistes, d’autres encore parce qu’ils auront « rechuté » dix fois encore. Mais au fil des pages, l’auteur montre que oui, bien sur, on peut les attraper. Non, la vente libre des seringues n’augmente pas le nombre d’injecteurs ; non, les usagers en traitement ne sont pas prosélytes auprès des autres jeunes ; non, on ne sort pas en deux ans d’une dépendance de quinze longues années. Des dizaines d’expériences en Angleterre, en Belgique, en Suisse et au Canada confirment que la réduction des risques est une voie pertinente ; sauf en France où le cadre moral reste le péril national, un tabou qui paralyse, qui exaspère.

Dans cette tourmente, l’énonciation des soins surgit d’un tout autre espace. En 1986 la mobilisation contre le sida entrouvre une porte : comment favoriser les comportements de prévention? Et voilà que cette question rejaillit sur les usagers de drogues : comment consomment-ils, quels risques prennent-ils, quels obstacles doivent-ils affronter s’ils veulent protéger leur santé ? Pour la première fois, l’usager devient officiellement acteur de santé, Changement de perspective. Il lui appartient de choisir la façon de se protéger. La position reste certes modeste, mais avec les risques de contamination sexuelle et les seringues, protéger les toxicomanes, c’était protéger la santé de tous. Or, en 1990, le sida des toxicomanes, à leurs yeux même, c’est la maladie honteuse. « Je sais que je vais crever, mais je m’en fous », dit l’un. « De toute manière, si tu l’as, mieux vaut pas le savoir », dit l’autre. Cœurs et corps sont très loin des soins. Trop d’entre eux deviendront séropositifs sans le savoir ou l’apprendront un jour par hasard, à l’hôpital, lors d’une déglingue. Trop encore mourront, le corps usé et sans recours.

Seule lueur qui scintille dans cette histoire, l’accueil favorable du Subutex en 1996 avec ses 90 000 patients, qui permet d’éviter la souffrance du manque et de sortir du marché noir, une diminution sans précédent des overdoses ; les patients meurent moins et vont moins en prison. Telle est la posture pragmatique de l’auteur : au lieu de viser une guérison finale qui redouble la désertion, mieux vaut faire que les usages soient les moins dangereux possibles. Il ne s’agit plus de se poser la question combien de toxicomanes sont guéris ? Mais plus sobrement combien de morts peut-on éviter ? Anne Coppel en appelle à une « contrainte généreuse », adaptée à la situation, pour instaurer une dynamique et non une soumission. Ce livre est un plaidoyer pour les équipes d’outreach qui incitent les usagers à utiliser tous les services disponibles, pour les actions de self-help qui encouragent l’auto-organisation des milieux, et d’arrêter les rêves qui se fracassent contre l’épouvante. La posture est profonde, déterminée. Elle impressionne.

 

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