- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
Le cannabis est-il dangereux ? L’usage doit-il être sanctionné ? On peut considérer qu’au cours des dix dernières années la question de la dangerosité a été tranchée par l’expertise scientifique. Encore a-t-il fallu en faire la démonstration devant les tribunaux. En 1992, un premier rapport français a été publié sur L’Etat des connaissances neuro-bwlosiques sur les produits de consommation illicite. Ses conclusions en étaient mesurées ; rien ne permet de conclure à la neurotoxicité du cannabis. La même année cependant, le Pr Nahas, ancien directeur de recherche à l’INSERM, ancien conseiller de la commission des drogues de l’OMS pour l’ONU, fait état des résultats des recherches qu’il a menées personnellement sur des animaux : le cannabis, aurait-il démontré, engendre dégénérescence du cerveau, stérilité et cancer. On pouvait penser que les scientifiques n’étaient pas d’accord entre eux mais, en 1992, deux chercheurs australiens, intrigués par des résultats en contradiction avec les recherches internationales, découvrent que les singes du Pr Nahas avaient été asphyxiés par une fumée équivalente à soixante-trois joints tandis que les rats avaient été bombardés par des doses mille fois supérieures à celles que les hommes peuvent absorber. Ces résultats sont diffusés par une association, le CIRC, Collectif d’information et des recherches cannabiques, créée en 1991 à la suite de la publication de Fumée clandestine, de J.-P. Galland, mais chaque fois qu’un article fait état dans la presse de ces informations, le Pr Nahas intente des procès en diffamation. Il gagne un premier procès contre la journaliste M. A. Adler de L’Evénement du jeudi (3 mars 1994) mais, en 1996, la supercherie, dénoncée dans un article publié par le journal Maintenant en octobre 1993, est démontrée devant les tribunaux. Entre-temps, le Comité consultatif national d’éthique, sollicité par le débat public, avait procédé à une nouvelle revue des recherches scientifiques : leur conclusion, rendue publique le 30 novembre 1994, remet en cause la distinction licite-illicite, qui n’a pas de justification scientifique. C’est aussi la conclusion qu’on peut tirer du rapport Roques publié en 1998 sur la dangerosité des drogues : le cannabis est la moins dangereuse de toutes les drogues, qu’elles soient licites ou illicites. «Moins dangereuse» ne signifie pas sans danger : le rapport de l’INSERM publié en 2001 conclut que les effets immédiats sont réversibles ; en revanche, la consommation régulière et prolongée exigerait des études complémentaires, en particulier sur les goudrons. Il conviendrait de mieux cerner les facteurs de risques individuels et de tenir compte des situations particulières (conduite automobile, grossesse, troubles mentaux).
Le débat sur l’interdit toutefois reste entier. Le 18 juin 1993, le CIRC organise une première journée anniversaire de l’« Appel de 18 joints» qui avait été publié dans Libération en 1976. Entre 1993 et 1994, le débat s’ouvre: tous les hebdomadaires ont consacré au moins une couverture à la dépénalisation du cannabis, le débat accompagne les travaux de la commission Henrion sur la loi de 1970. Celle-ci ne parvient pas à un consensus sur la dépénalisation mais propose a minima des alternatives à l’incarcération des usagers de drogues. Les professionnels spécialisés ont tous pris position contre la pénalisation de l’usage, obstacle aux soins et à la prévention parce qu’elle contraint les usagers à la clandestinité. Elle entre en contradiction avec la santé publique, telle est la conclusion du Conseil national du sida, d’autant qu’elle ne peut ni empêcher ni même freiner les consommations, ce qui est en principe son objectif. Chaque année, le CIRC mobilise ses militants ; en 1998, il envoie par la poste une cigarette de cannabis à tous les députés ; la même année, Act Up distribue un tract, «J’aime l’ecstasy », dont l’objectif est d’ouvrir le débat sur la dépénalisation de toutes les drogues, tandis qu’un collectif interassociatif se constitue pour demander l’abrogation de la loi de 1970. Toutes ces actions se soldent par des condamnations pour « incitation à l’usage ». En 2002, Jean-Pierre Galland, président du CIRC, a été condamné à sept reprises et il inaugure, avec la dernière condamnation, un nouveau type de peine : il doit payer 300 francs d’amende par jour pour un montant total de 90 000 francs.
Au cours des années quatre-vingt-dix, les pays européens ont les uns après les autres dépénalisé de droit ou de fait, non seulement la consommation mais également la détention d’une petite quantité : l’Italie en 1992, l’Allemagne en 1995, le Portugal en 2000, la Belgique en 2001, la Grande-Bretagne et la Suisse travaillant à un projet de loi. Avec 94 300 interpellations pour usage, dont 90 °/o pour cannabis, 400 usagers incarcérés en 2000 pour usage simple, auxquels il faut ajouter quelques milliers déjeunes incarcérés par an pour usage et détention, transport ou acquisition, la France reste le pays le plus répressif d’Europe en ce qui concerne le cannabis.