Deux ou trois choses que je sais d’eux…

Francis CURTET,

Point de vue

LE débat sur la légalisation de la drogue se durcit. Après des juristes et des économistes, ce sont des médecins qui souhaitent que les généralistes puissent soigner les toxicomanes par la prescription de stupéfiants (le Monde du 9 septembre). Et, peu à peu, le doute s’installe dans le public… Et si la prescription de stupéfiants permettait d’établir un contact préalable à la guérison? Et si la distribution d’héroïne limitait les risques de sida ? Ainsi on s’achemine insidieusement vers un modèle espagnol, suisse ou hollandais… Le projet européen n’impliquant pas de se couler forcément dans le moule d’un mauvais gâteau, j’aimerais bien dire deux ou trois choses que j’ai appris des toxicomanes.

Contrairement à une idée reçue, plus de la moitié des toxicomanes aidés par les institutions spécialisées se tirent d’affaire. Leur réussite est telle que vous ne pourriez, en les croisant dans la rue, soupçonner qu’ils ont galéré des années au travers de la drogue et des prisons. L’efficacité du réseau de soins français et le parti pris de ne considérer la drogue que comme le symptôme d’une souffrance plus profonde qu’il importe de résoudre ont abouti à ces résultats qui nous permettent d’être proportionnellement le pays européen le moins touché par la drogue. Certes, la  » guerre  » n’est pas gagnée, mais elle est loin d’être perdue, et nous n’avons pas encore joué tous nos atouts : une prévention plus diversifiée et plus constante et l’accroissement du réseau de soins viendront compléter la création du numéro national (05-23-13-13) offrant à chacun la possibilité d’être conseillé anonymement et gratuitement. Stopper nos efforts en organisant une distribution légale de drogue serait donc une énorme erreur stratégique.

Quand un toxicomane va voir un médecin, il lui demande avant tout des substances pour calmer les douleurs, l’angoisse et l’insomnie consécutives au manque de drogue. Certes, il va tester le médecin en tâchant de le convaincre de prescrire des stupéfiants, ne serait-ce que parce qu’il est plus pratique de se

droguer légalement. Si le médecin cède, il n’y aura pas de sevrage, mais passage d’une dépendance à une autre. Quant à l’instauration d’un dialogue permettant la mise à plat des problèmes qui ont entraîné la toxicomanie, elle est illusoire. Comment faire confiance à un prétendu  » soignant  » qui entretient sciemment une toxicomanie ?

C’est en ce sens que les sollicitations du consultant ont valeur de test. Si le praticien propose de traiter les symptômes avec des médicaments qui n’ont rien à voir avec la drogue, et ces médicaments existent, il devient alors un interlocuteur possible. D’ailleurs, 70 % des toxicomanes consultants du Trait d’union étaient contre la légalisation de la drogue, un chiffre qui en dit long sur ce que les toxicomanes attendent véritablement d’un médecin. Les Hollandais font état d’un nombre minime de cas de sida parmi leurs toxicomanes. Je ne remets pas en cause ce résultat, je constate seulement qu’ils ne nous fournissent jamais un autre chiffre : celui du pourcentage de toxicomanes parvenant à quitter définitivement la drogue. Ils ont choisi de sacrifier la lutte contre la toxicomanie à la lutte contre le sida. Peut-on se satisfaire de cette amère victoire ? Je crois que, pour notre part, nous avons le devoir de nous battre sur les deux fronts _ de la drogue et du sida _ même si c’est plus difficile.

Quant à ceux qui proposent de distribuer des stupéfiants aux toxicomanes  » irrécupérables « , je leur dirai qu’il n’existe pas de toxicomane irrécupérable. Contrairement à un cancéreux au stade ultime, devant lequel nous sommes impuissants, le toxicomane, quelle que soit son histoire, quelle que soit la durée de son intoxication, peut toujours se décider enfin à vivre. Il suffit pour cela d’un déclic, d’une étincelle de confiance, qu’il ira chercher dans le regard du thérapeute. Je crains fort que cette étincelle ne luise pas dans les yeux de ceux qui, en blouse blanche, se proposent de relayer les trafiquants.

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