Introduction au témoignage d’Anna

Préface d’Anne Coppel


Livre écrit par Anna Fradet, L’esprit frappeur, 2004

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  J’ai posé le manuscrit d’Anna sur la table, bouleversée. Anna, je ne me souviens pas de l’avoir rencontrée, j’ai plutôt le sentiment que je la connais depuis toujours; sa présence a toujours été familière ; elle fait partie de mon histoire – comment cette partie-là peut-elle faire si mal aujourd’hui ? Anna, une bonne bouille toute ronde, une petite brune aux yeux profonds qui riait tout le temps, qui ne savait pas se tenir tranquille – et on voyait bien que déjà, à l’école, on avait dû le lui dire. Anna malade, sur un fauteuil roulant, c’était à peine tolérable, et, pourtant, elle a su longtemps nous le faire oublier. Sur un fauteuil ou non, on avait besoin d’elle et elle était là. Jusqu’à ce qu’on n’ait plus voulu d’elle. Anna a été mise de côté, mise au rancart, alors qu’on avait encore besoin d’elle. La souffrance est toujours injuste ; elle devient intolérable lorsqu’elle a pour origine la bêtise, la méchanceté, l’indifférence des hommes ; lorsqu’il suffirait d’un rien pour l’épargner ; d’un peu d’humanité. La terrible maladie d’Anna suit un cours inéluctable mais Anna n’a pas baissé les bras. En fauteuil roulant, elle a poursuivi son chemin sans se raconter d’histoire ; elle savait très bien qu’en aidant les autres elle s’aidait elle-même ; elle ne demandait qu’une chose : continuer à aider ceux qu’elle pouvait aussi longtemps que ses forces le lui permettraient ; pour elle, c’était simplement continuer à vivre. Anna en fauteuil roulant nous rappelait l’essentiel : nous sommes des êtres humains et nous avons besoin les uns des autres. Et c’est là très certainement où sa présence même est devenue gênante. Nous avons préféré ne pas voir, la mettre de côté, elle et ceux qu’elle aidait.

Au fil de la fraternité

Anna est une éducatrice ; elle aime son métier, et elle le fait simplement. Elle pense qu’elle a eu une chance inouïe : son travail, c’est d’aider les gens. Voilà qui se fait mieux sans dire. Nous avons appris à nous méfier des bons sentiments ; la compassion est devenue suspecte ; a fortiori la compassion pour les drogués qui sont allés chercher eux-mêmes le mal dont ils souffrent – si toutefois ils souffrent. Est-ce qu’ils veulent vraiment s’en sortir, ces toxicomanes qui repoussent si souvent la main qu’on leur tend ? Sont-ils réellement motivés ? Telles étaient les premières questions que se posaient les professionnels de l’aide. Anna voyait les choses autrement : « Est-ce que c’est vraiment utile, ce que nous faisons ? se demandait-elle, est-ce que nous les aidons vraiment ? » Anna trouvait tout naturel de se mettre à la place de l’autre : « De quoi aurais-je besoin, si je devais, comme lui ou comme elle, dormir dans ce squat ? » Il faut un lit pour dormir ; il faut un toit qui soit une protection, pour Anna c’était là une évidence mais tout au long des années 80, cette évidence-là était invisible ; elle était même scandaleuse. Les professionnels prônaient la distance thérapeutique ; il n’était pas question de parler de «besoin» : si le toxicomane dort dehors, c’est qu’il l’a choisi ; s’il veut s’en sortir, il faut qu’il accepte de comprendre les raisons de son choix ; « la réalité de ce qu’il vit importe peu. Il faut se souvenir qu’après toutes les années de croissance, après les trente glorieuses, nous avions oublié qu’il y avait encore des gens qui « ont faim ou qui ont soif ».

Aujourd’hui, personne ne peut l’ignorer mais au tout début des années 80, Coluche fait scandale ; avec les restaurants du cœur, il met les pieds dans le plat : il ne devait plus être question de charité mais de droit ; or, les services sociaux n’avaient pas vu l’urgence où vivent les exclus de la société de consommation ; ils n’avaient pas su y répondre. Faut-il répondre à l’urgence ? En toxicomanie, c’est là une des premières question ; les toxicomanes se présentent toujours en urgence – et les professionnels du soin étaient unanimes : il n’y a pas d’urgence en toxicomanie. Ce précepte repose sur l’expérience : le toxicomane qui exige un lit d’hospitalisation en urgence tout de suite maintenant abandonnera son lit aussi vite qu’il y est entré. Il repose aussi sur la clinique : sortir de la toxicomanie exige un long travail psychothérapeutique qui ne se compte ni en heures ni en jours. Il n’y a pas d’urgence à la psychothérapie. Le toxicomane doit être motivé et c’est la motivation qui est testée au travers des prises de rendez-vous. Conséquence de cette doctrine, ceux qui sont le plus en difficulté sont quasi invisibles dans les services de soin ; s’ils viennent en urgence, les professionnels refusent de les recevoir mais, le plus souvent, ces toxicomanes ne prennent même pas la peine de venir. La réponse purement psychologique peut suffire à ceux qui ont un toit ; les autres n’ont pas le temps. Les autres, « les loqueteux, les souillés, les faibles », on pouvait les voir errer la nuit ou se battre pour un lit dans la queue de la « Mie de pain », un des rares lieux qui, à Paris, accueillait les errants. Eux avaient besoin d’aide et Anna est partie à leur recherche, comme bénévole à Espoir-Goutte d’Or, une association de quartier du XVIIIe arrondissement à Paris ; ou encore à Fresnes, en prison. Pas à pas, elle s’est frayé un chemin. Elle tenait en main un fil directeur et elle ne l’a pas lâché. Elle avait décidé d’ouvrir un lieu où dormir, un refuge où « on n’emmerde pas les gens ni avec ce qu’ils font ni avec ce qu’ils devraient faire ». Ce projet-là, Anna l’avait forgé au cours de ses pérégrinations ; il répondait à une question précise « Qu’est-ce qui peut être vraiment utile à quelqu’un qui est dans la merde? » Le fil directeur d’Anna, c’est un de ces fils qui relient entre eux les humains, c’est celui de la fraternité.

Au hasard de la vie, elle avait rencontré très jeune ceux qu’on appelait alors les « tox » et ça s’était bien passé ; Anna a senti qu’il lui suffisait d’être elle-même ; qu’en allant à l’essentiel, elle rencontrait un semblable, un être humain avec toutes ses ambiguïtés, ses joies et ses peines, ses forces et ses impuissances. C’est en suivant son fil directeur qu’elle s’est retrouvée directrice du Sleep-in, à accueillir et héberger ceux qui, parmi les tox, sont les plus terrifiants de tous, les crackers de Stalingrad, ces esclaves d’une drogue toute-puissante, exclus parmi les exclus, ceux pour lesquels, dit-on, personne ne peut rien …
 

Héberger des usagers de drogues qui se droguent

Un sleep-in, c’est un nom anglais pour une action qui avant Anna n’avait jamais été menée en France : elle consiste à héberger des usagers de drogues. Bien sûr, il existe depuis longtemps des « hébergements pour toxicomanes », mais les toxicomanes doivent être sevrés pour y accéder; autrement dit, ils doivent être guéris pour être aidés. C’est évidemment absurde : ceux qui ont le plus besoin d’hébergement sont précisément ceux qui se droguent et non pas ceux qui sont guéris, mais cette évidence-là était masquée par une autre évidence : héberger des toxicomanes sans exiger au préalable un sevrage, c’est héberger des drogués qui se droguent. Les professionnels de l’aide s ‘y refusent au nom de la clinique : ce serait «encourager la toxicomanie». La morale dit ça autrement : ce serait donner une prime au vice. Heureuses coïncidences, la clinique et la morale se rejoignent sous l’hospice de la loi qui interdit l’usage de drogues. Ce serait une erreur de croire qu’Anna avec son Sleep- in serait une de ces naïves humanitaires – version moderne des dames de charité – qui n’obéissent qu’à leur bon cœur.

Le cheminement d’Anna a été long ; dix années d’expérience professionnelle ont été nécessaires ; car Anna ne s’est pas seulement affrontée aux tenants de la répression; elle s’est d’abord affrontée à des croyances qu’elle partageait ou que, du moins, elle ne songeait pas à remettre en cause et c’est autrement difficile. Ce trajet, elle le raconte en renouant les fils de son histoire, dans la fidélité à elle-même. Le changement de croyances est quelque chose de bien mystérieux ; il se fait de façon souterraine et il n’est pas toujours facile de distinguer ce que nous avons toujours cru de ce qui a changé. Pour une part, c’est un trajet que nous avons parcouru ensemble ; nous avons connu ensemble des moments d’exaltation, des moments privilégiés où brusquement l’éclairage change et ce que nous devions taire pouvait enfin être dit ; ces nouvelles façons de faire n’étaient pas si nouvelles que ça, au contraire, nous pouvions enfin être fidèles à nous-mêmes. « Sortir les toxicomanes de leur toxicomanie » : telle est la fonction assignée aux soignants par la loi ; Anna faisait partie de ces soignants et elle n’a pas remis en cause cette fonction ; mais, dans la pratique, les soignants se heurtaient à des contradictions que le sida a mis à nu. Impossible d’accepter qu’un toxicomane consomme une drogue dans un post-cure ou dans un hébergement ; selon la règle établie, toute rechute était sanctionnée d’une exclusion. Au début des années quatre-vingt, les soignants se soumettent à la règle, quelquefois avec des états d’âme mais il fallait bien reconnaître qu’accepter qu’un toxicomane consomme des drogues c’était mettre tous les autres en danger – très vite, le post-cure pouvait se transformer en squat. C’est une chose de mettre à la rue un garçon de 20 ans en pleine santé dont on peut penser que la rue, il l’a en quelque sorte choisie, mais que devait-on faire avec un malade du sida ou avec une femme enceinte ? « On ne peut pas tout dire en toxicomanie », m’a répondu un jour un psychiatre, directeur d’un centre à qui je faisais part de mes interrogations. J’ai cru comprendre que ce médecin que je respectais m’incitait à fermer les yeux ou du moins à «prendre mes responsabilités » à faire des choix qui devaient rester secrets. C’était en 1987, en pleine montée épidémique du sida, et, à cette date, la Grande-Bretagne avait entrepris de réformer sa politique de soins aux usagers de drogue pour faire face au sida. En France, il n’en était pas question. Le débat public, cette année-là, portait sur l’enfermement des toxicomanes et les traitements obligatoires. Face aux tenants de la répression, le système de soin se crispait ; il ne fallait pas, disait-on, « baisser les bras et s’abandonner à la peur » ; il ne fallait pas « chroniciser les toxicomanes » comme le faisaient Narcotic Anomymes ; il ne fallait pas « enfermer les toxicomanes dans des ghettos » comme à Zurich. Il ne fallait pas non plus « médicaliser la toxicomanie comme le faisaient les Anglais ou les Américains avec la méthadone. Tel était le discours collectif et ces convictions-là devaient être en grande part celles d’Anna.
Anna n’est pas une acharnée du traitement médical et elle ne l’a jamais été ; comme la plupart des intervenants, elle ne considérait pas les toxicomanes comme des malades ; sur ce point, elle n’a pas changé d’opinion et elle le redit à plusieurs reprises mais dans les années 80, accueillir des toxicomanes qui se droguent n’est pas acceptable ; ce serait « baisser les bras » disent les uns, « faire du toxicomane un malade chronique », disent les autres. Anna se pose les mêmes questions que ses collègues : l’aide sociale ne risque- telle-pas d’entretenir ou d’engendrer une dépendance chronique ? Les réponses spécifiques aux toxicomanes ne risquent-elles pas d’enfermer les toxicomanes dans leur ghetto ? Anna ne cherche pas à esquiver ces débats mais elle les mène à sa façon, à l’épreuve de leurs conséquences sur le terrain. Et ce qu’elle voit sur le terrain, c’est l’exclusion de ceux qu’on refuse dans les institutions. Aujourd’hui, personne ne songerait à nier qu’il y a des usagers de drogues en grand danger. Mais il n’en va pas de même au milieu des années 80. Pour les spécialistes comme pour l’opinion éclairée, « le fléau de la drogue » est un pur fantasme. En 1978, un rapport officiel, le rapport Pelletier, soulève très sérieusement cette question : le fléau de la drogue est-il une menace qu’il faut prendre au sérieux ? Menace-t-il la santé publique ? Le traitement doit-il être obligatoire? Les réponses sont sans équivoque : c’est non. Il n’y a pas « fléau » de la drogue ; il y a bien un piège dans lequel se prennent quelques malheureux mais en termes de santé publique, la menace est quasi insignifiante. Deux chiffres suffisent à la démonstration : quelques centaines d’overdoses mortelles contre quelque 40 000 morts dues à l’alcool.
 

Une catastrophe invisible

Lorsque Monique Pelletier mène son enquête en 1978, le seul problème visible est la consommation de cannabis ; si la drogue fait peur, explique Monique Pelletier, c’est que le toxicomane remet en cause les valeurs de travail et d’autorité. Celui qui consomme du cannabis n’est ni un malade ni un délinquant ; ce serait plutôt un déviant. Il appartient donc à la société de savoir ce qu’elle tolère ou ce qu’elle refuse. Il s’agit là d’un débat de société. Tel est le raisonnement qui a conduit à refuser « la médicalisation des toxicomanes ». La toxicomanie étant considérée comme le symptôme d’une souffrance psychique, psychiatres et psychologues sont nombreux ; par contre, il n’y avait pas de médecins généralistes. Aussi les toxicomanes ne sont-ils pas examinés et personne ne se soucie de leur état de santé ; les overdoses sont quasi invisibles : comment savoir pour celui qui a été exclu du post-cure, de l’hébergement et même du service hospitalier qui fonctionne sur les mêmes règles ? En pleine montée de l’épidémie de sida, les professionnels du soin se contentent de réaffirmer « qu’il n’y a pas de problème de santé publique ». Comment expliquer cet aveuglement ? Pour poser un diagnostic, il faut voir le patient ; or les toxicomanes sont invisibles dans les hôpitaux comme dans les services sociaux. Quelle est la réalité de l’exclusion sociale ? Quelle est la réalité des pathologies ? Durant les années 80, ces questions-là sont par excellence les questions taboues. Il faudra attendre le rapport Henrion en 1994 pour que la gravité de la situation des usagers de drogues soit reconnue dans un rapport officiel. Et cependant, c’est bien, selon le diagnostic du rapport Henrion, « une catastrophe sanitaire et sociale » qui se joue ces années- là. Overdoses, sida mais aussi accident, suicides, septicémies, les héroïnomanes des années 80 tombent les uns après les autres ; au début des années 90, ceux qui sont encore en vie sont des survivants. Dans certaines cités d’ile-de-France, une famille sur deux est touchée ; c’est le cas dans la ville d’Orly où j’ai travaillé dans les années 80 ; c’est aussi le cas dans le sud de la France. La prison, la maladie, la mort frappent les usagers de drogues et leur famille mais la souffrance est d’autant plus invisible qu’elle est honteuse. Au reste, pourquoi faudrait-il- en parler? Dans les années 80, le silence domine ; à quoi sert d’en parler puisqu’on n’imagine pas d’alternative? « Il ne faut pas dramatiser » disait-on, car la dramatisation a toujours les mêmes conséquences avec les questions des drogues : la peur conduit à renforcer la répression. Aussi, ceux qui, comme Anna, voient bien que la répression n’est pas une aide, qu’elle aggrave l’exclusion, ceux-là préfèrent garder le silence.

Anna parle peu de la lutte contre le sida ; elle sait parfaitement qu’il n’y aurait pas eu de Sleep-in sans la menace du sida. Le corps malade, exige des réponses immédiates ; et cette nouvelle exigence a bouleversé à la fois nos croyances et les façons de faire. Le Sleep-in qui héberge des usagers de drogues, les boutiques qui les accueillent dans la journée, les programmes d’échange de seringues et même les traitements de substitution comme la méthadone font officiellement partie de la lutte contre le sida. Anna, elle, partage avec les militants de la lutte contre le sida l’exigence de réponses immédiates ; au- delà de la maladie, elle exige comme eux que les toxicomanes soient traités comme des êtres humains. Anna n’a pas eu besoin de la menace d’une maladie mortelle pour considérer , que « les usagers de drogues sont des citoyens comme les autres ». Son engagement est passé par l’exclusion sociale et non pas par, le risque sanitaire – et cependant, c’est bien le risque sanitaire et non l’exclusion sociale qui a pu être pris en compte. La maladie a un gros avantage sur l’exclusion sociale : elle peut imposer ses exigences et elle le peut d’autant mieux que les réponses sont plus précises et plus aisées à mettre en œuvre. Il est plus facile de mettre les seringues en vente libre que de lutter contre l’exclusion avec de l’hébergement ou de l’insertion sociale. Il aura fallu la menace du sida pour que la société accepte ce qui pour, Anna relève de son expérience de l’accompagnement. « Les toxicomanes doivent pouvoir se soigner; ils doivent pouvoir protéger leur santé, même s’ils continuent de consommer des drogues. » Que les toxicomanes puissent se soigner, voilà qui ressemble à une évidence, mais il aura fallu presque dix années d’épidémie de sida pour qu’une telle évidence puisse être dite. Le sida n’a pas été seulement «un prétexte » ; il a aussi profondément modifié la conception que nous avons du soin aux toxicomanes et de la prévention. Ce changement est passé par une prise de conscience de l’exclusion des soins; il est passé aussi par de nouvelles relations avec les usagers de drogues. En 1985, la contamination par le sang pour le virus du sida est connue et cette année-là un premier test permet d’identifier la maladie. À l’époque, seule la prévention est efficace ; le préservatif est préconisé ; il est adopté par les homosexuels qui se responsabilisent, mais comment imaginer que les toxicomanes puissent se responsabiliser ? Il semblait évident que les toxicomanes, irresponsables et suicidaires, étaient incapables de protéger leur santé aussi longtemps qu’ils restaient esclaves de leur produit ; la cure de désintoxication apparaissait comme la seule réponse possible ; or aucune politique, si répressive soit-elle » n’avait réussi à contraindre les toxicomanes à se désintoxiquer ; plus inquiétant encore, des études montraient que les cures de sevrage, qu’elles soient imposées ou volontaires, aboutissaient à environ 90 % d’échec. Ce n’est pas dire qu’on ne peut sortir de la toxicomanie mais la sortie se fait progressivement, quelquefois sur plus de dix ans ; chaque année, on peut considérer que 5 à 10 % des usagers renoncent à consommer de l’héroïne. Même s’ils continuent de consommer des drogues, les 90 % restants devaient pouvoir se soigner s’ils étaient malades ; ils devaient aussi pouvoir « protéger leur santé ». Pour ne pas être contaminé par le, sida, le plus efficace était bien sûr d’arrêter de consommer des drogues; mais ils pouvaient aussi arrêter de s’injecter; ils pouvaient aussi utiliser des seringues stériles. C’est le principe de la politique dite de « réduction des risques ». Il aura fallu la menace du sida pour qu’elle soit adoptée, mais, à dire vrai, ce principe de « réduction des risques » est un principe général, qui vaut pour toutes les préventions : bien sûr, il vaut mieux ne pas consommer d’alcool, mais si on veut en consommer, il vaut mieux ne pas en abuser. Il vaut mieux aussi ne pas faire de moto, mais si on le fait il vaut mieux mettre un casque ...
 

Entre 1992 et 1993, le projet d’Anna prend forme.

Ces années-là sont celles des premières actions de réduction des risques ; Anna y fait peu de référence comme, presque tous les pionniers de ces actions, elle a fait de la réduction des risques sans le savoir, comme monsieur Jourdain de la prose : il vaut mieux ne pas consommer des drogues mais si on en consomme, il vaut mieux consommer les moins dangereuses et de la façon moins dangereuse ; il vaut mieux ne pas s’injecter de drogues mais si on s’en injecte, il faut le faire avec une seringue stérile ; ce raisonnement est naturel pour Anna Anna se reconnaît dans les actions de prévention du sida qui vont au-devant des usagers, avec eux sur le terrain ; elle se reconnaît dans la distribution de seringues parce que l’action doit être immédiatement utile ; elle se reconnaît dans la démarche des médecins qui dialoguent avec leurs patients et font, à leur demande, l’expérimentation de prescriptions médicales; elle est, comme eux dans une démarche d’alliance avec les usa- , gers et elle soutient la première association dite « d’auto- support» ASUD qui regroupe des usagers de drogues qui se droguent.

En 1993, militants de la lutte contre le, sida, médecins et usagers de drogues se regroupent dans un collectif « Limiter la Casse » ; Anna rejoint ce collectif ; elle s’engage passionnément ; entre les fous rires et les engueulades, elle s’empare de tout ce qui peut contribuer à son action; de la co-existence, elle continue d’apprendre ce qui fonde son métier ; à dire « lui» et à dire «non ». Comme nombre de ces premiers pionniers, elle a sans doute quelques difficultés à se réclamer d’une « politique de santé publique » ; la politique n’est pas sa tasse de thé et son action ne se limite pas à la santé. Peu importe ; Anna se reconnaît comme militante de la réduction des risques parce qu’elle se reconnaît sur ce qui est l’essentiel pour elle ; mais il ne faut pas attendre d’elle qu’elle récite la doctrine. Elle se défie du « pourquoi ? » pour se consacrer, à une question : « comment faire ? »
 

L’invention du Sleep-in

Comment héberger des toxicomanes même s’ils continuent de consommer des drogues ? Cette question-là, je me suis bien gardée de me la poser moi-même. En 1993, année où Anna a formulé le projet du Sleep-in, j’ai ouvert à la clinique Liberté le· premier programme méthadone avec un objectif de réduction des risques. Pour la France, il s’agissait là d’une démarche expérimentale mais j’avais une expérience antérieure ; je connaissais aussi les expériences étrangères ; bref je savais où j’allais. Je ne me serais pas lancée, comme Anna, dans l’expérience autrement périlleuse d’un hébergement de nuit d’usagers de crack : l’usage de drogues devait-il être interdit pendant le temps de l’hébergement ? et auquel cas, comment faire respecter cet interdit avec des usagers de crack, dont on disait qu’ils étaient devenus les esclaves de leur produit ? Devait-on fermer les yeux ? Comment éviter alors que le lieu ne se transforme en squat, investi par des dealers ? Je pensais qu’avec des gens qui ont pour habitude de consommer leurs drogues de nuit, il n’était pas vraiment question que l’équipe s’endorme. J’imaginais aussi qu’il pouvait y avoir la violence. Je savais pourtant quel devait être le principe de l’action – comme de toute autre-: il fallait tout simplement considérer que ces usagers de crack étaient des êtres humains ; il fallait les respecter pour obtenir le respect. Encore fallait-il savoir entendre et se faire entendre. Anna est allée droit devant elle. Maintenir de 7 heures du soir à 9 heures du matin des usagers de drogues qui se droguent, c’est pouvoir faire face à toute éventualité, de l’overdose au coup de couteau. Il faut savoir comment rassurer et quand s’inquiéter. C’est aussi dire qu’il faut des compétences très précises : d’une façon générale, il faut connaître les hommes et savoir s’en faire respecter ; de façon plus précise, il faut connaître le milieu, le mode de vie et les effets des produits ; en 1993, il n’y avait pas de professionnels diplômés Travailleur social ou psychologues qui pouvaient se prévaloir d’une expérience ; si quelques très rares professionnels avaient commencé à recevoir ces nouveaux toxicomanes dans leur bureau, aucun n’avait passé une nuit entière avec trente d’entre eux. C’est une chose de recevoir quelqu’un dans un service, lors d’une consultation et, c’en est une autre de passer une nuit entière avec eux. Aussi Anna a-t-elle choisi de former une équipe avec des gens qui savaient de quoi il retournait; qui connaissaient les usagers et les usages : autrement dit, qui avaient été consommateurs eux-mêmes, ou en tout cas suffisamment proches pour savoir comment les choses se passent, comment elles se disent. C’est un pari difficile. Faire fonctionner un hébergement ne s’improvise pas ; c’est un métier qu’il faut apprendre. Il faut une éthique professionnelle, il faut apprendre à fonctionner en équipe sur place et en partenariat avec les autres services socio- sanitaires, toutes choses qu’un non-diplômé ne connaît pas. L’équipe d’Anna a dû vivre bien des bouleversements, et cependant, Anna le rappelle avec force, il y a eu très peu de problème avec les usagers de drogues hébergés durant le temps où elle a été directrice de ce service. Sur son fauteuil, Anna s’est certainement permis des rappels à l’ordre qui n’auraient été acceptés de nul autre ; parce qu’elle avait érigé le respect en principe de son action. Respect, il n’y a rien à ajouter.

 

Des résultats remarquables

Entre 1994, date où s’ouvre le Sleep-in, et 1999, la démarche de la réduction des risques a fait la preuve de son extraordinaire efficacité. En cinq ans, les overdoses mortelles ont été réduites de 80 %, passant de quelque cinq cents à moins de cent. Une évaluation officielle démontre que ces résultats étonnants doivent être mis en relation avec l’accès aux traitements de substitution. Ce n’est pas ce que faisait Anna ; bien au contraire, d’ailleurs, à partir de ce qu’elle voit sur le terrain, elle se montre quelque peu sceptique quant à l’efficacité de ces traitements. C’est aussi qu’elle a affaire précisément à ceux pour lesquels les traitements de substitution n’ont aucune efficacité ; ils ne sont pas consommateurs d’héroïne. Et cependant Anna a certainement été un des acteurs de terrain grâce auxquels ces résultats ont pu être obtenus. Car ces résultats ne sont pas dus au médicament, ils sont dus à la façon dont les soignants et les soignés, c’est- à-dire les usagers de drogues, s’en sont servis. Les uns et les autres ont accepté de changer de relation ; ils ont accepté de changer de comportement. Les usagers d’héroïne ont renoncé majoritairement aux « pratiques à risque », du partage des seringues à l’injection ; les soignants de leur côté ont accepté de considérer les toxicomanes « comme des patients », c’est- à-dire comme des êtres humains. Bien sûr, le médicament a joué un rôle clé dans ce changement de comportement qui concerne d’abord les usagers d’héroïne mais les usagers de crack ont aussi bénéficié indirectement de ces nouvelles pratiques ; ils ont été accueillis dans quelques boutiques; quelques-uns ont pu avoir accès à des services dont ils avaient besoin grâce à l’action de quelques « acteurs de la réduction des risques » qui ont joué un rôle de médiateurs Anna a été de ceux-ci.

 

Le respect comme principe de l’action

Lorsque le Sleep-in s’est ouvert, nous pensions tous que l’action ne manquerait pas de se développer – trente lits pour la région parisienne, c’était manifestement insuffisant. Il y a bien eu ouverture d’un Sleep-in à Marseille, mais le développement de ces structures ne semble plus d’actualité. Considère-t-on que le problème est résolu ? Il est vrai qu’entre 1997 et 1999, date où le Sleep-in a développé son action, il y a eu moins de protestation dans le quartier de Stalingrad ; le problème n’était pas « résolu » mais la pression se faisait moins forte au fur et à mesure que les actions se développaient. Personne n’a mis en relation cet apaisement, pour relatif qu’il soit, avec la mobilisation des acteurs de terrain, et pourtant cette mobilisation a eu un effet certain ; le Sleep- in y a joué un rôle moteur non seulement parce qu’il a hébergé trente usagers par nuit mais aussi parce que son action ne s’est pas limitée à ces trente hébergements ; une consultation ouverte le matin a permis d’orienter nombre de ces usagers vers d’autres services sociaux ou sanitaires ; le Sleep-in a en particulier donné accès à quelque quatre cents hébergements à long terme dans le cadre d’appartements de transition vers le logement (appartements dits Perissol). Cette action d’orientation s’est faite presque souterrainement ; elle n’a pas été revendiquée et elle est restée ignorée du public. La réduction des risques, officiellement justifiée par le sida, s’est refermée sur cet objectif unique – comme si la prise en compte des besoins urgents s’opposait aux réponses à plus long terme, de l’accès au logement au traitement de la toxicomanie. Pour Anna, c’est au contraire un enchaînement logique. Encore faut-il donner les moyens nécessaires aux équipes ; or ce sont précisément ces moyens qui ont été contestés.

En 2000, Anna a dû prendre un congé maladie. Elle a dû renoncer à ses fonctions de direction. Le congé est officiellement justifié par l’évolution de sa maladie mais il s’est accompagné de bruits et de rumeurs qui ont fini par déstabiliser son action. Anna raconte comment, avec de plus en plus d’insistance, certains suggéraient que, peut- être, il était temps pour elle de se « reposer ». Anna ne gênait pas seulement parce qu’on pouvait voir ses fesses ; elle gênait parce qu’elle ne se protège pas derrière un règlement, elle était là pour aider les gens. Sans relâche, elle rappelait à son équipe la seule règle à laquelle nul ne doit déroger dans son travail : se rendre utile ; c’est la seule protection qu’elle connaisse et elle a fait la preuve que même les crackers savaient respecter le respect. C’est une règle impitoyable qui ne souffre pas d’exception; dans un lieu collectif, tout se sait ; l’indifférence ou le mépris se payent cher.

Or son équipe commençait à s’épuiser : gérer un hébergement est une chose, accompagner les usagers dans une trajectoire de soins et d’insertion en est une autre ; avec Anna, le Sleep-in s’est efforcé de suppléer à des relais qui n’étaient pas mis en place ; autrement dit, ce travail, essentiel, se faisait d’une façon souterraine qui exacerbait les tensions. L’équipe aurait exigé un redoublement de soutien et de formation ou bien il aurait fallu mettre en place les relais manquants, mais dans un contexte où le travail était sans cesse remis en cause, le Sleep-in a dû « se centrer sur ses missions » : la consultation du matin a été fermée et l’hébergement à moyen terme qui permettait une sortie de la galère a été abandonné. Croit-on désormais que la prison sera une réponse plus efficace ou meilleur marché ? Je ne le crois pas et je ne veux pas non plus d’une telle société. Anna non plus ; c’est pourquoi elle a pris la peine de raconter l’histoire du Sleep-in, ce qu’elle y a mis, ce qu’il lui a donné. Puisse-t-on ne pas l’oublier.  

 

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