- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
« Il n’y a plus de consensus sur la guerre à la drogue » ont constaté les experts de l’ONU lors de l’assemblée extraordinaire d’avril 2016. Cette nouvelle remarquable est passée inaperçue en France : les Français ne savent pas que la guerre à la drogue est la politique officielle de l’ONU, et même si en France, les déclarations de guerre à la drogue ne manquent pas, le gouvernement se garde bien de s’y référer. Officiellement la politique française de lutte contre la drogue se prétend « équilibrée entre prévention, soins et répression ». L’objectif de cette politique : éradiquer les drogues, consommations, trafics et production. C’est précisément l’objectif de la guerre à la drogue. La prohibition peut avoir des objectifs plus modestes comme le contrôle des marchés et de la consommation – et ça change tout ! La guerre à la drogue a d’abord été le slogan de Nixon lors de sa campagne présidentielle puis à l’ONU en 1971, mais la guerre totale, avec des armes lourdes, avec l’union sacrée, a été engagée par Reagan contre les trafiquants de cocaïne en Amérique Latine, contre l’ennemi intérieur avec ses millions d’incarcérations aux États-Unis, un ennemi combattu avec la politique de tolérance zéro. Or comme le montre la très belle enquête de Michelle Alexander, ceux qui ont conçu, voté et mis en œuvre cette politique étaient très précisément ceux qui s’étaient opposés aux droits civiques des Noirs dans les années 60, et ils savaient ce qu’ils voulaient : tenir en main les Noirs des ghettos1. Depuis, l’escalade guerrière a été continue et presque tous les pays sont entrés dans la danse avec des cibles qui appartiennent le plus souvent à des minorités réprimées. En France même, le principe de tolérance zéro, importé des USA, a été adopté et appliqué à l’usage de drogues en 2008 sans susciter le moindre débat. Nous étions en pleine escalade guerrière lorsque les journalistes ont découvert, il y a trois ans, que quelques états américains avaient entrepris de légaliser le cannabis. Comme presque tous les Français, les journalistes ignorent les débats internationaux sur la politique des drogues comme ils ignorent la politique menée dans leur propre pays. Ils ont pensé que la logique marchande l’avait emporté d’autant que l’argument financier est bien invoqué par les partisans de la légalisation. Mais cette interprétation ne permet pas de comprendre ce qui s’est passé pour que les experts s’accordent à reconnaître pour la première fois que la guerre à la drogue ne faisait plus consensus. Pour comprendre cette bascule des experts de l’ONU, il faut remonter aux années 90 qui ont profondément bouleversé à la fois les façons d’agir et de penser les drogues dans le champ de la santé. J’ai choisi de consacrer les trois parties de cet article à ce que je considère comme les trois principaux moments de bascule.
L’expérimentation des actions de réduction des risques et la construction d’une expertise issue de l’usage
J’ai fait partie de ceux et celles qui ont expérimenté les actions dites de réduction des risques. Nous avons changé de façons de faire avant de changer de façons de penser. Plutôt que développer l’argumentaire de ce nouveau paradigme, je vais m’efforcer de rendre compte de ce que j’ai vécu : c’est une entreprise difficile, parce que lorsqu’on bascule dans un nouvel univers de pensée, on ne parle pas le même langage, les mots changent de sens avec l’expérience. En l’occurrence il s’agit d’une expérience collective. C’est d’ailleurs ce qui a en partie enfermé la réduction des risques dans un ghetto. En partie seulement, car il aurait été simple de se faire comprendre si le gouvernement avait dit clairement : « la réduction des risques est la nouvelle politique de santé pour les drogues illicites, nous avons pris conscience qu’il nous faut coexister avec les drogues et renoncer à l’objectif irréaliste d’éradication des drogues ». La réduction des risques a été une politique publique quasi clandestine pour masquer la contradiction entre la distribution de seringue et l’interdit de l’usage et pour ne pas être contraint de reconnaître que c’est la guerre à la drogue et non pas l’héroïne, qui a condamné à mort des dizaines de milliers d’usagers d’héroïne des années 80 au milieu des années 90. Avec quelques mesures de santé prises en urgence en 1994 grâce à Simone Veil, la mortalité a connu une baisse vertigineuse de 80 % des overdoses mortelles entre 1994 et 1999. Ceux qui ont consommé de l’héroïne ces années-là sont des survivants, et ils le savent. Les bons résultats comme l’amélioration de la santé ont été démontrés dans une évaluation officielle2. Ces résultats ont contraint les gouvernements successifs à maintenir cette politique de santé malgré les contradictions avec la politique des drogues. Dans cette évaluation, les bons résultats sont mis en relation avec l’accès aux médicaments de substitution. « La prescription de la drogue aux drogués » est ainsi devenue « le traitement de la dépendance aux opiacés ». Ce que l’évaluation passe sous silence, mais que savent tous les spécialistes, c’est que l’action des usagers de drogue a été déterminante : le sida dû à l’injection a été surmonté parce que les injecteurs ont très majoritairement renoncé à partager leurs seringues (entre autres changements), un changement d’autant plus remarquable que les injecteurs sont a priori les usagers les moins susceptibles de se responsabiliser. Et pourtant, ils se sont approprié la logique de la réduction des risques avec le soutien de leurs associations, subventionnées pour cette raison.
Au milieu des années 80, avec le Dr Touzeau avec lequel je travaillais, nous avions conscience que la grande majorité des nouveaux héroïnomanes étaient dans la panade, « exclus des soins » pour reprendre le diagnostic de Médecins du monde, qui avait fait scandale à l’époque. Pour comprendre ce qui se passait sur le terrain, nous avons commencé à mener des recherches-actions en banlieue parisienne ou à Paris dans le XVIIIe, des quartiers alors confrontés à la diffusion de l’héroïne. En ce qui me concerne, j’avais en tête un livre « Behind the Wall of respect3 » une action communautaire dans le ghetto de Chicago en 1969. Héritiers de Saul Alinsky, des travailleurs sociaux, des médecins et des chercheurs ont uni leurs forces, créé une équipe de rue avec des héroïnomanes de ce ghetto et construit une alliance avec la communauté au sens large jusqu’aux Black Panthers, eux aussi très affectés. Aller au-devant des usagers, c’est la démarche qu’avait adoptée le Dr Olievenstein à la rencontre des hippies sur les quais de la Seine. Olievenstein savait ce que vivaient ces marginaux, la signification que l’usage de drogue avait pour eux, l’alliance thérapeutique s’est nouée sur la base de son expérience. Or l’alliance thérapeutique n’est jamais nouée pour toujours. Vu de l’institution, « les nouveaux toxicomanes » n’avaient pas la cote, des galériens, des violents dont il avait fallu se protéger, avec leur idée fixe, leur « képa », leur dose… Des caricatures vivantes, qui n’avaient rien à dire. Les soignants considéraient pour la plupart qu’aller sur le terrain était parfaitement inutile, voire suspect d’un point de vue clinique, avec le risque de « relations trop fusionnelles » mais aussi de contrôle social. Personne n’imaginait alors qu’il soit possible de mener d’autres actions que de prêcher la cure de désintoxication. Dans le système de soin, la doctrine officielle était qu’il n’y avait pas d’exclus des soins, mais seulement des usagers qui n’avaient pas de demande de soin. Sur le terrain, le fossé ne cessait de se creuser entre les positions de principe du système de soins spécialisés que je partageais et les réalités du terrain. Il y avait des morts, on ne voulait pas savoir combien, ils disparaissaient dans un trou noir. « Il ne faut pas dramatiser », c’était une des doctrines, parce que « la dramatisation est une arme dans la main de nos ennemis » disait le Dr Olievenstein. « Il ne faut pas non plus associer « toxicomanie » et « sida », avait-il précisé, parce que sinon, les toxicomanes vont être enfermés dans des sidatorium ». Aucun pays occidental ne l’a fait mais ce n’était pas entièrement du délire : c’était bien ce que demandait le FN et en 1986, en pleine épidémie de sida, le gouvernement de Chirac avait voulu « appliquer la loi » : tous les toxicomanes devaient être ou bien soignés ou bien incarcérés. Cette année-là, les soignants sont entrés en résistance contre les traitements obligatoires et le gouvernement de Chirac a dû reculer, mais la résistance des soignants a eu un coût : il ne fallait rien changer au système de soins spécialisés « le meilleur au monde » selon les soignants, parce qu’il refusait la médicalisation. Cet immobilisme est une particularité française. En Grande-Bretagne, les spécialistes sont entrés en mouvement dès 1986 et les nouvelles priorités de santé ont abouti à la politique de « harm reduction for drug users » ou réduction des conséquences nocives liées à l’usage, risques et dommages. Voilà qui était inaudible en France où toute référence à la santé publique était bannie de la pratique clinique, en tant qu’« outil de contrôle social ».
Sur le terrain, on ne pouvait parler du sida que de personne à personne. J’avais commencé à militer à Aides et à vrai dire, j’enviais les gays : ils avaient réussi à s’organiser et agir ensemble, même si, en particulier à Aides, l’homosexualité ne s’affichait pas. « Nous » étions alors « des personnes concernées », formulation que Daniel Defert, président de Aides, avait adoptée pour éviter l’enfermement dans des identités stigmatisantes en appelant à la solidarité des soignants et des chercheurs, des amis et des familles. Nous, « les personnes directement concernées », nous nous sommes donc avancées masquées mais nous allions découvrir en chemin que l’action souterraine nous paralysait. « Silence = mort » ont scandé les militants d’Act-Up en 1990. La même année, quelques usagers d’héroïne ont commencé à se réunir avec le soutien des associations de lutte contre le sida. Je m’en suis réjouie, et nous nous sommes engouffrés dans la voie ouverte par la lutte contre le sida : désormais la santé publique reposait d’abord sur les personnes elles-mêmes et non comme précédemment sur l’autorité médicale. Les gays avaient fait la preuve qu’ils pouvaient changer de comportement et adopter le préservatif, mais des toxicomanes acteurs de leur santé ? Voilà ce qui était à proprement parler inimaginable, voire grotesque. En 1985, le Dr Francis Curtet s’était opposé à la vente libre des seringues en arguant que c’était une illusion de croire que les toxicomanes allaient changer de comportement, alors qu’ils prenaient tous les jours le risque de la prison, de la folie, du suicide et c’était alors une opinion partagée par la plus grande part des soignants. Or face au sida, les premiers à réagir ont été les injecteurs de drogues. Ne pas partager sa seringue a fait partie des informations que les usagers ont échangées entre eux, au même titre que la qualité du produit, la dose à ne pas dépasser, la façon de le consommer. Cette circulation souterraine de l’information avait été constatée dès 1985 dans les rues de New York, un constat à l’origine du soutien de l’administration aux associations d’auto-support4. En France deux recherches françaises menées en 1988 ont obtenu le même résultat : 1 sur 2 des injecteurs avait spontanément renoncé à partager leurs seringues un an après la mise en vente libre des seringues. Il n’y aurait pas eu de politique de réduction des risques possible si les usagers n’avaient démontré qu’ils pouvaient faire ce qu’il faut pour éviter de se contaminer et de contaminer les autres, sans pour autant exiger une désintoxication préalable – ce que la politique française a continué d’exiger à l’exception du dispositif de réduction des risques à partir de 1994.
Nous les premiers acteurs de la réduction des risques n’avons pas eu besoin de preuves. Usagers de drogue ou ayant eu l’expérience de l’usage, militants associatifs de la lutte contre le sida ou de l’humanitaire, médecins généralistes ou hospitaliers, mais aussi quelques spécialistes en toxicomanie, d’abord chacun de notre côté, nous avons commencé à rechercher comment faire face au sida et plus encore à l’aggravation de l’exclusion. Avant d’être conceptualisée dans une politique de santé, la réduction des risques a été un ensemble de pratiques élaborées en s’associant à ceux qui consommaient actuellement de l’héroïne. On ne peut pas distribuer des seringues sur le terrain, si on ne sait pas où rencontrer des usagers, quelles seringues ils utilisent, où et comment ils parviennent à s’injecter – et il n’y a pas de règle générale : chaque groupe, chaque réseau a ses pratiques, ce qui implique à chaque fois de nouer des alliances avec des usagers en mesure de jouer un rôle de relais dans leur groupe d’appartenance. De petites équipes « sac au dos » se sont formées à Aides, et il y a eu des initiatives de très rares soignants comme au Blanc-Mesnil. En 1990, le programme d’échange de seringues de Médecins du Monde a appris pas à pas comment procéder, mais les deux autres programmes expérimentés cette année-là ont échoué parce qu’ils n’ont pas su s’associer à des usagers. Toutes les actions de réduction des risques ont exigé le recours à l’expertise des usagers de drogue pour les messages ou les kits de prévention. Or l’expérience d’un usager ne suffit pas à construire une expertise. En réunissant des consommateurs actuels, Asud et autres associations d’usagers ont été amenés à confronter les expériences individuelles de l’usage – expériences également confrontées à l’expertise de chercheurs et de médecins. Ainsi Asud a pu produire un guide de « l’injection à moindre risque », largement diffusé, ce qui au-delà de la prévention du sida, a aussi modifié la relation à la consommation avec une autre construction de soi : le junky sans foi ni loi est devenu un usager de drogues, « un citoyen comme les autres », ce que les associations continuent de revendiquer en contradiction avec la loi qui fait d’eux des délinquants ou des malades.En France, les traitements de substitution eux-mêmes ont été réinventés dans l’alliance thérapeutique. Quelques médecins généralistes ont accepté de prescrire ponctuellement des médicaments morphiniques à leurs patients, hors d’un cadre légal. Le Dr Carpentier a fait partie de ces pionniers, il partageait l’opinion générale que le véritable traitement de la dépendance était la psychothérapie, mais comme il le raconte, il a pris conscience du dialogue de sourds avec ses patients : « Je voulais qu’ils parlent de ce qui les amenait à consommer, des vraies raisons de leurs rechutes, et eux n’arrêtaient pas de me demander des produits. Quand je suis en conflit avec un patient, je sors mon drapeau blanc : OK, je vais faire ce que vous me demandez et nous verrons ensemble le résultat la semaine prochaine ». Or les patients allaient mieux, et tout compte fait c’était bien la priorité commune des médecins et de leurs patients. En 1989, j’ai moi aussi accepté de contribuer à un petit programme méthadone dirigé par le Dr Aimé Charles-Nicolas parce que je savais d’expérience que les usagers dépendants de l‘héroïne utilisaient des produits de substitution comme la codéine. Plutôt que d’imposer des cures à répétition, mieux valait se sortir des galères du marché noir et a minima calmer le jeu. Je n’étais pas a priori favorable à la méthadone et j’étais hostile aux contraintes qui y étaient associées, mais avec les usagers, j’ai appris comment se servir de ce produit selon ce qu’on voulait en obtenir.
La conférence internationale de lutte contre le sida à Amsterdam en juillet 1992 a été un moment majeur de bascule : j’ai compris que nous faisions de la réduction des risques comme Monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir. Mais en le sachant, ce que nous faisions prenait une autre dimension. Cette prise de conscience s’est inscrite dans un mouvement collectif, elle est issue d’une confrontation d’expériences dont la circulation est internationale. À chaque fois, c’est comme si une nouvelle pièce du puzzle faisait soudain apparaître un paysage que l’on pouvait seulement soupçonner et où des pièces mises de côté trouvent soudain leur place. Nous avons pu nous approprier cette conceptualisation parce qu’elle repose sur la réalité des pratiques de consommation. Au-delà des drogues illicites, le principe de « harm reduction » est commun à toute stratégie de prévention : « un verre ça va, deux verres bonjour les dégâts », « si tu veux faire de la moto, mets un casque ! ». Le Dr Stimson, un des experts britanniques, a voulu contourner le caractère d’exception des drogues illicites. La politique hollandaise avait déjà adopté une démarche analogue mais contrairement aux Britanniques, il s’agissait d’une politique globale de drogues en contradiction avec la guerre à la drogue prônée par l’ONU. La politique de santé publique devait pouvoir construire un consensus large dans le corps médical et au-delà dans la société.
Entre santé publique et neurosciences, quand la politique des drogues se veut scientifique
Vivre avec les drogues avec le moins de conséquences nocives possibles, voilà qui relevait d’une nouvelle évidence pour l’anti-prohibitionniste que j’étais. Il n’en a pas été de même pour les experts de l’OMS dont la principale activité était de justifier et d’allonger la liste des interdits. La prohibition des drogues est comme le nucléaire, également interdits de recherche publique. Mais avec le sida, il a fallu prendre la question de la santé publique au sérieux. La réduction des risques a dû faire ses preuves sur le terrain. En 1988, les experts britanniques avaient démontré que plus large est l’accès aux seringues stériles, moins les usagers se contaminent, sans augmenter pour autant le nombre d’injecteurs. En 1991, le débat international sur la méthadone était clos du point de vue de l’expertise : il était désormais prouvé que ce traitement offre une réelle protection de la santé, avec une baisse de la délinquance et des incarcérations. Les mauvais résultats observés aux USA étaient dus aux mauvaises pratiques cliniques, aux doses insuffisantes, aux durées de traitement limitées et aux contraintes humiliantes imposées aux patients5. Comme il s’agissait d’une étude internationale répondant aux normes en vigueur, les évaluateurs n’ont pas dit clairement que les modalités du traitement devaient convenir à chacun des patients mais somme toute, c’est ce que leurs résultats indiquaient.Sous l’impulsion de l’ONU-Sida, les recherches évaluatives se sont multipliées. Dans la phase expérimentale, les recherches-actions faisaient appel à des méthodologies qualitatives, mais dans le débat public, il a fallu des chiffres avec des études qui fassent le consensus des experts. Tous ces outils ont été élaborés et systématisés au cours des années 90. À l’OMS, les experts se sont d’abord contentés de recommander les actions de réduction du « risque infectieux », ce qui les limite essentiellement à l’injection. En milieu festif, le risque infectieux n’est pas la priorité des usagers, plus soucieux de connaître la qualité des produits qu’ils consomment – ce qui en France a suscité de nombreux débats, jusqu’à un procès où l’association d’auto-support Techno-plus a été accusée d’incitation à l’usage en 2003. Le procès a été gagné par l’association, mais le gouvernement a maintenu une définition restrictive de la réduction des risques limitée au risque infectieux, comme en témoigne l’expertise collective de l’Inserm en 2010 chargée de trancher le débat sur les salles de consommation.
Aujourd’hui, la politique de santé prônée par l’OMS repose sur la responsabilité individuelle et collective des acteurs, sur la reconnaissance de tous les droits humains et elle a adopté le principe de réduction des risques et des dommages dans la prévention comme dans le soin. En 2012 les politiques de réduction des risques étaient officiellement recommandées aussi bien par l’OMS que par l’ONUDC l’instance chargée par l’ONU de la lutte contre la drogue et le crime6.En France, pharmacologie, santé publique, neurosciences ont fait irruption dans le débat sur les traitements de substitution. Jusqu’en 1992, aucun soignant n’avait lu les recherches internationales. Invoquer les résultats obtenus dans ce genre d’études était aussi absurde et scandaleux que de lire les écrits des psychiatres russes sur le traitement de la schizophrénie des opposants politiques. Le changement de paradigme du corps médical s’est fait avec la mise sur le marché du Subutex en janvier 1996 et en 1997. Il n’y avait déjà plus un seul médecin pour s’opposer publiquement à ce qui était devenu le traitement de la dépendance aux opiacés. Le consensus du corps médical s’était reconstruit avec un virage à 180°. Ce nouveau médicament était entré dans la logique habituelle des médicaments, avec une armada de nouveaux spécialistes, chimistes, pharmaco-cinétique, pharmaco-vigilence, psycho-pharmacologie, spécialistes de la galénique etc. Le laboratoire, au départ réticent, a mis en œuvre tous les outils habituels de la promotion des médicaments, guideline, visiteurs médicaux, formation des médecins et pharmaciens, conférences nationales et internationales. Les patients, dont la DGS avait évalué le nombre de 10 000 à 20 000 en 1994 ont atteint quelque 100 000 à la fin du XXe siècle. Aujourd’hui, un laboratoire se consacre aux médicaments de l’addiction, un domaine fort lucratif. En 1999, avec Nicole Matestracci, présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies, la santé publique a fait une entrée fracassante dans la santé, prévention, soin et réduction des risques. À l’exception de la santé, la politique des drogues ne s’est pas modifiée pour autant, le président Chirac et son premier ministre Jospin ayant tous les deux exigé que le cadre légal ne soit pas modifié. Mais Nicole Maestracci était optimiste : elle espérait construire un nouveau consensus sociétal et politique sur les acquis scientifiques et elle pensait que la loi de 1970, en contradiction avec la réduction des risques, finirait par tomber en désuétude. Au reste, il n’y avait pas d’urgence puisque la réduction des risques avait pu obtenir de bons résultats dans le cadre légal existant. Et d’ailleurs, comme on le répétait à satiété, « il n’y a pas d’incarcération pour usage ». Ce qui était aussi faux à l’époque qu’aujourd’hui.
Un mur s’est écroulé et les neurosciences ont emporté le morceau. L’addiction est devenue le concept de référence du corps médical, et il a fait florès dans la société. « Tous accros ? » interroge un dossier grand public des Sciences humaines en 2011. « Notre société serait-elle devenue addictive ? ». Drogues, vidéo, jeux de hasards, achats compulsifs, sexe, travail, l’addiction est devenue la grille d’interprétation de tous les comportements humains, de toutes les passions. Or si la compulsion fait agir les mêmes neurotransmetteurs, ces différents comportements n’ont pas le même statut dans la société, ne relèvent pas des mêmes politiques, et jusqu’à présent, les pratiques cliniques restent spécifiques à chacun de ces comportements.Il manque dans ce numéro un article qui s’attache à comprendre la réussite médicale et sociétale du concept d’addiction. La seule critique que j’ai lue a été écrite par Peter Cohen, un sociologue hollandais en 2009, qui démontre l’impossibilité d’une définition précise de la dépendance et dénonce l’enfermement dans la chronicité des patients en traitement par la méthadone7. Nombre d’usagers ont été en effet passagèrement dépendants d’un opiacé, mais être dépendant d’un opiacé ou de tout autre psychotrope peut aussi être préféré à une vie plus douloureuse ou moins intense.
La prise de conscience des conséquences catastrophiques de cette guerre internationale contre la drogue
La bascule des experts de l’ONU est en partie due aux bons résultats obtenus avec les politiques de santé, les pays les moins répressifs obtenant de meilleurs résultats. Comme le montre en 2011 une commission mondiale, il est possible de réorienter la politique des drogues au plan national comme au plan international en prenant acte de ces résultats, et ce changement est urgent8. Là aussi, il y a eu une bascule, changement de paradigme. Alors que depuis les années 70 la prohibition n’a cessé de se renforcer, l’abandon de cette politique se révèle aussi difficile à envisager que le changement de la financiarisation de l’économie, comme de toutes les politiques internationales liées aux paradis fiscaux. Les seuls changements acceptables par les experts, les gouvernements et même l’opinion sont ceux qui ont fait d’ores et déjà leurs preuves. La commission mondiale a démontré que les stratégies les moins répressives étaient aussi celles qui protégeaient le mieux la santé, avec le moins d’effets pervers. C’est la raison pour laquelle le Mexique, le Guatemala et la Colombie ont pu demander en 2012 une assemblée extraordinaire de l’ONU pour rechercher un nouveau consensus en renonçant à l’objectif d’éradication des drogues.
L’abandon de la guerre à la drogue est une urgence pour les pays qui s’y livrent. Le retournement du Mexique est exemplaire à cet égard. De 2006 à 2011, le gouvernement de Felipe Calderon avait fait de la lutte contre les organisations criminelles une priorité. Le Mexique n’est pas un état en faillite, c’est un état fort, avec des ressources économiques, une armée très organisée, formée aux États-Unis et une société civile mobilisée contre les mafias. Or, en 2011, après une succession d’interventions massives, le gouvernement a dû se rendre à l’évidence : les armées envoyées au front ne parviennent pas à restaurer l’autorité de l’État. Aussi violentes et meurtrières que les bandes armées qu’elles combattent, elles sont le plus souvent corrompues, quand elles ne passent pas à l’ennemi.Les pays voisins ont payé cher les quelques avancées sur le terrain, l’Amérique centrale détenant depuis 2008 le record des morts violentes. Au-delà de l’Amérique Latine, les routes du trafic sillonnent tous les continents, de l’Asie à la Russie et à l’Europe centrale, de l’Afrique noire au Moyen-Orient. Le trafic véhicule sur sa route, outre les mêmes consommations de drogue que l’Occident, la violence, la guerre et la corruption qui gagnent tous les secteurs de l’économie formelle. Car loin d’être marginalisées, ces nouvelles mafias se sont approprié tous les outils de gestion des entreprises légales, bilans financiers, holdings internationaux, sociétés écrans, sans pour autant renoncer à leurs techniques propres, l’exploitation, la terreur et surtout la corruption, qui font peser de lourdes menaces sur le développement et la démocratie. En 2012, la recherche d’une nouvelle politique internationale des drogues des pays d’Amérique latine a été soutenue par la Maison Blanche, après la prise de conscience de l’incarcération massive des Noirs qui a conduit à quelque 30 millions d’incarcérations entre 1986 et 2006, sur ce seul motif de consommation ou de commerce de drogue. La machinerie judiciaire poursuit sa marche encore aujourd’hui, le président Obama n’ayant pas été en mesure de la réformer. Du moins a-t-il reconnu la nécessité de rechercher des alternatives à la politique menée en matière de drogue, ce qui fait qu’il ne s’est pas opposé aux expériences de légalisation du cannabis, malgré la loi fédérale.
Nous n’en avons pas fini avec la guerre à la drogue : le bizness est lucratif, peu importe qu’il n’ait plus de justification médicale, Trump and Co n’ont pas l’intention d’y renoncer d’autant que cet outil de contrôle des minorités les plus opprimées a fait jusqu’à présent largement consensus dans la société. La nécessité de la prohibition s’est emparée de nos esprits, une bascule que l’on peut dater des années 80, en France comme aux USA, lorsque la couleur de la peau et le nombre des toxicomanes et trafiquants réprimés ont brutalement changé. Ce changement s’est fait dans le déni de son caractère discriminatoire et raciste jusqu’à la justification de la politique de tolérance zéro par Sarkozy au nom de la lutte contre les trafiquants dont « on sait bien qu’ils sont noirs et arabes9 ».Avec les expériences de certains États américains, le débat sur la légalisation du cannabis s’est néanmoins ouvert et une majorité de l’opinion en France semble convaincue. Au-delà des positions de principe – pour ou contre la prohibition des drogues – l’expérience de ces vingt dernières années montre que les changements de la politique des drogues deviennent acceptables lorsqu’ils font la preuve qu’ils sont réalisables. Pour le moment du moins, la sortie du système prohibitionniste se fait pas à pas, avec l’expérimentation de nouvelles régulations – encore nous faut-il sortir du ghetto de l’expertise et ouvrir largement ce débat dans la société.
Notes
1. Michelle Alexander, La couleur de la justice, incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Syllepse, 2017. Traduit de l’Anglais, The New Jim crow : mass incarceration in the age of colorblindness, 2009.