Revue Chimères : Changements dans les politiques des drogues ?

INTRODUCTION


   Changements de la politique des drogues », avons-nous annoncé en titre de ce numéro de Chimères. « Attention Drogue : terrain glissant, semé d’embûches, de chausse-trappes, de pièges idiots, de peaux de bananes (faire sécher avant de fumer : se prémunir d’aspirine). On y pénètre lourdement équipés : à la main, une arme, caméra, bloc- notes, mallette de secours, paire de menottes ou laisse reliée à un chien renifleur de haschich » écrivait ainsi Alain Jaubert et Numa Murard en 19791. En 1976 « l’appel du 18 joint » pour la légalisation du cannabis est publié par Libération. En 1977 un débat – dont nous donnons des extraits – s’était ouvert à Marmottan entre Claude Olievenstein qui avait refusé de signer cet appel et plusieurs signataires. Doit-on obligatoirement confier à l’État la gestion des drogues ? demande Felix Guattari, la consommation de drogues, sa diffusion ne pourrait-elle pas relever de formes d’autogestion ? Toutes les tentatives de ce genre ont échoué, lui répond Claude Olievenstein, qui fait état des expériences qui l’ont pourtant influencé comme les Free-Clinics, ou le mouvement des Diggers.

Au cours des décennies qui suivent, la prohibition des drogues s’est continûment renforcée. Taxées de laxisme, les élites intellectuelles se tiennent à distance de ce problème. « Moins on en parle et mieux on se porte, avait ainsi confié Mitterrand en 1988, car quand on parle, il faut hurler avec les loups ». Pendant toutes les années 1980, en pleine épidémie de sida, le débat public est dominé par les partisans du tout répressif, les soignants sont sur la défensive, et les mobilisations relevant d’une logique d’autogestion semblent de plus en plus utopiques…

Et pourtant, le débat sur la politique des drogues renaît au début des années 1990, avec la mobilisation d’associations d’usagers de drogues : le CIRC, association d’usagers de cannabis en 1993. Parallèlement, dans le sillage de la lutte contre le sida, des usagers d’héroïne se regroupent à Asud, association que dans notre jargon nous appelons d’auto-support (self–help en anglais).

Avec le comité de rédaction de Chimères, nous avons choisi d’ouvrir ce numéro par notre expérience propre du militantisme, qui pour Fabrice Olivet, Bertrand Lebeau et moi, s’est inscrite dans le mouvement de la réduction des risques (Harm reduction for drug users) et pour Alessandra Stella dans un séminaire de l’Ehess que nous avons rejoint. Avec la commission de l’Organisation mondiale de la santé sur la politique des drogues, ce mouvement international milite pour une réforme de la politique des drogues2. Nous nous sommes appropriés leur démarche comme Bertrand et moi le racontons ici, parce qu’elle est fondée sur l’expérience de l’usage. Les pouvoirs publics et l’opinion n’ont retenu de la réduction des risques que les traitements de substitution, autrement dit la réponse médicale, en cohérence avec la lutte contre la drogue. Le dispositif de réduction des risques a été adopté au nom de la science et le rôle des associations d’usagers a été passé sous silence alors qu’il a été déterminant dans la lutte contre le sida. Les soignants, devenus addictologues, le savent : ils reconnaissent que l’usager de drogues est l’acteur de sa santé. Ils reconnaissent aussi l’expertise des associations d’usagers.

Ainsi Techno-Plus, association issue du mouvement techno, intervient en milieu festif dans une logique d’auto-support et répond à la demande d’information de nombreux usagers de drogues qui cherchent à limiter les conséquences nocives de l’usage. Ces pratiques associatives reconnaissent de fait le droit de consommer des drogues pour le plaisir comme le propose Alessandro Stella.

Ce numéro de Chimères ne prétend pas à un état des lieux systématiques de la politique des drogues, chacune des thématiques que nous avons abordées pourrait donner lieu à des numéros entiers. Les articles réunis ici ont été pour une part proposés spontanément au comité de rédaction, pour une part aussi, nous avons sollicité les militants et les chercheurs avec lesquels nous partageons le même diagnostic de l’échec de la politique de guerre à la drogue et dont nous savions qu’ils parlent en connaissance de cause, par leur expérience propre de l’usage ou a minima, en adoptant le point de vue de l’usager. Soit les thématiques suivantes :

1 – L’ivresse dans tous ses états

Comment penser la consommation de drogues psychotropes ? Comment comprendre leur extraordinaire diffusion ? L’article « Drogue-analyse » de Quentin Vergriete ouvre cette partie avec une lecture de Deleuze et Guattari. S’il reste un mode de consommation scandaleux, c’est celui de l’adepte du Chemsex, « avatar d’une constante indiscipline homosexuelle » d’après Laurent Gaissad.

La mise en scène de l’ivresse hérite par contre d’une longue histoire. Véronique Nahoum-Grappe s’est attachée à ce qui se passe avec la modification des états de conscience et se réjouit du rire qui accompagne ces excès. Monique Selim décrit la manière de boire qui a accompagné le processus d’exclusion du monde du travail, pour contribuer à « façonner au sein du quartier une unité symbolique ».

2 – Entre hier et aujourd’hui

La feuille de coca, élixir vital des Andes est devenue, la cocaïne, d’abord panacée dont s’entichent les sociétés occidentales, avant d’être associée à la criminalité des noirs aux USA comme le rappelle Zorka Domic, puis de renaître comme drogue de la modernité à partir des années 1980. Ange Pieraggi rend compte de l’histoire du peyotl, lié au culte des Amérindiens. Silvia Vignato dans le village d’Aceh en Thaïlande découvre des jeunes qui organisent des pesta sabu, « fêtes des cristal meth », et sont aussi devenus des trafiquants de cette drogue, qui s’est mêlé aux usages plus traditionnels de ganja.

3 – Guerre à la drogue, guerre raciste

En 2011, la recherche de Michèle Alexander montre que l’incarcération de quelque 30 millions de Noirs entre 1986 et 2006, a été une politique menée par les opposants aux Droits civiques, pour tenir en main les ghettos en toute connaissance de cause. Edouardo Manero décrit cette construction de l’Autre menaçant en Argentine. Fabrice Olivet souligne qu’en France la répression de l’usage des drogues peuple les prisons depuis la n des années 1970 de jeunes issus de l’immigration, seuls accusés d’un trafic dont ils sont le bout de la chaîne. Éric Zemmour déclare d’ailleurs en 2012 « Tous les trafiquants sont noirs et arabes ». Michel Koutouzis, à partir de l’analyse des circuits réels, aboutit à une tout autre conclusion. Au niveau local, la guerre à la drogue investit les ghettos urbains dont « Cracolandia » au Brésil est une des figures.

4 – Hallucinogènes : les avancées de la recherche

Christian Sueur qui a mené pour Médecins du Monde la première recherche-action sur les drogues de synthèse a choisi de faire ici le point sur les substances hallucinogènes. Vittorio Biancardi fait état de recherches sur les petites doses de lsd dont nous apprenons qu’elles permettent « entre autres une augmentation des capacités cognitives chez des sujets sains ». Voilà qui est assez incitatif !

5 – Artistes et drogues

Au cœur du mouvement du happening des années soixante, des performances et de l’action poétique, l’œuvre de Jean-Jacques Lebel fait écho aux concepts de Deleuze et Guattari. Proche de la Beat Generation, dont il a été un traducteur, il a fait partie de ceux qui, au milieu des années soixante, ont exploré les substances hallucinogènes, sur les traces d’Antonin Artaud « notre seule boussole ».

Marc Dufaud, auteur des « Peaux transparentes », et contributeur d’Asud-Journal, a écrit pour Chimères une nouvelle « Cœurs Verts, Une parenthèse enchantée dans votre merdier ? » à la mémoire de son ami Daniel Darc, « carbonisé au moment un retour flamboyant sur la scène du rock » était attendu.

Enfin Bruno Heuzé rend hommage au musicien Pierre Henry dont la drogue était « le son pur », cherché aux « Portes de la perception » selon l’expression d’Aldous Huxley. Avec sa lecture des « Portes de la perception », Christiane Vollaire s’est attachée à explorer la quête par des artistes, des penseurs, des mystiques d’une « intensification de la présence au monde », qui peut malheureusement, avec la dope au travail, investir massivement les comportements de la normalité.

Nous devons apprendre à coexister avec les drogues, un chemin ouvert par les stratégies de réduction des risques qui ont démontré qu’elles n’augmentaient pas le nombre des consommateurs, et qu’elles pouvaient limiter le nombre de morts, de malades, de prisonniers. Le problème, c’est que les acquis de l’expérience sont enfermés dans le ghetto des experts. Ce n’était pas le cas jusqu’à la fin des années soixante-dix. Il s’est passé beaucoup de choses depuis, la guerre à la drogue a rempli près de la moitié des prisons du monde, et la mentalité trafiquante a pris le pouvoir. Ce n’est donc pas une petite affaire ! C’est la raison pour laquelle nous nous sommes attachés à faire ensemble ce numéro sur les changements de la politique des drogues – en espérant susciter l’intérêt, le débat – et aussi le soutien aux stratégies de changement ! La politique des drogues est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains des seuls experts, fussent-ils usagers de drogues !   

Notes :

1. Dossier de Alain Jaubert et Numa Murard, Drogues, passions muettes, Recherches n° 39 bis, décembre 1979.


Sommaire :


DIVERS

POLITIQUE

CLINIQUE

AGENCEMENT

TERRAIN

FICTION

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