- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
Communication d’Anne Coppel,
Cette contribution reprend pour l’essentiel la synthèse présentée lors de l’audition du 8 juin 2009. Trois questions m’avaient été posées :
• Quel rôle les associations ont-elles joué dans l’initiation et la mise en œuvre d’une politique de réduction des risques en France ? Quels ont été les obstacles ? Comment ont-ils été surmontés ?
• Quelle est leur situation aujourd’hui ? Quels sont les grands objectifs à atteindre ?
• Comment se situe la France par rapport aux autres pays ?
Le diagnostic que je pose ici est partiel. Il repose sur mes différentes pratiques : pratiques de militante associative, pratique de terrain, pratique de recherche. Aussi est-il inégal selon les questions posées. Si je me sens tout à fait à l’aise en ce qui concerne l’origine du dispositif, il n’en est de même de l’état des lieux du dispositif actuel. Je connais indirectement la situation en Île-de-France, mais pour ce qui concerne le territoire national, j’ai fait un premier diagnostic en 2004 à partir d’une recherche initiée par le Dr Pierre Goisset pour l’AFR. La mise en commun de nos données avec l’association Safe a abouti à un rapport qui ne peut prétendre à un état des lieux rigoureux, compte tenu des conditions de recueil et de traitement des données, mais il reflète les difficultés auxquelles le dispositif était confronté en 200481. Ma dernière pratique de recherche remonte à 2006. Elle porte sur la diffusion de l’usage de stimulants par de jeunes habitants des cités populaires en banlieue pari- sienne82. Ce travail a été effectué sur la base d’un double constat : la plupart des équipes, y compris les mieux implantées, ne parviennent pas à nouer des relations avec les nouvelles générations d’usagers de drogues. Pour ce qui concerne les banlieues en Île-de-France, la difficulté est redoublée : personne ne parvient à savoir ce qui se passe exactement. La répression et la stigmatisation ont rompu les liens entre les générations d’usagers.
Je ne suis pas en mesure de faire un état des lieux systématique quant à la position de la France. J’ai toutefois participé à une recherche sur les politiques menées dans différentes villes européennes, impulsées souvent à partir des problèmes soulevés dans le voisinage des scènes ouvertes. Je n’ai pas développé ici cette approche, très différente de la politique nationale française de réduction des risques, politique strictement sanitaire. Je me suis contentée d’une rapide synthèse de ce travail qui se traduit en recommandations pour le développement du partenariat avec les élus locaux 83.
Je n’ai pas référencé les nombreux travaux que je cite ni donné les références de tous les textes réglementaires ou rapports officiels. Chaque phrase ou presque aurait exigé une ou plusieurs références bibliographiques. Le plus souvent, je me suis contentée de renvoyer aux revues de la littérature que j’ai effectuées. J’ai ajouté quelques notes, en particulier lorsqu’il s’agit de publications qui ne sont pas citées dans la bibliographie de cette expertise. Tous les textes que j’ai rédigés sont accessibles sur le site www.annecoppel.fr.
À l’origine du dispositif, la mobilisation des associations Émergence de nouveaux acteurs de terrain
Avant d’être une politique, la réduction des risques a été un ensemble de pratiques d’acteurs qui se sont engagés, pour les uns dans la prévention du sida pour les autres dans les soins somatiques ou même dans la recherche de traitement de la toxicomanie84. Les premières initiatives ont été peu nombreuses, elles ont été impulsées par des acteurs isolés, à l’extérieur du système de soin ou à ses marges. La toute première action remonte à 1986, elle a été mise en œuvre par Aides. C’est une brochure de prévention du sida dont Daniel Defer, Président de Aides, avait voulu qu’elle soit réalisée avec des usagers de drogues. Jusqu’en 1989, c’est la seule action de terrain, mais entre 1989 et 1990, une première série d’initiatives est mise en œuvre :
• programme d’échange de seringues (PES) de Médecins du Monde (MDM);
• test VIH et prévention du sida auprès des toxicomanes par une équipe de rue d’ex-toxicomanes de Seine-Saint-Denis par l’association Arcades, qui héritera du premier programme d’échange de seringues en Seine-Saint- Denis ;
• prévention du sida auprès des femmes prostituées avec le Bus des Femmes (Centre collaborateur OMS-Sida) ;
• prévention du sida auprès des prostitués transsexuels (Aides) ;
• programme méthadone-insertion au Centre Pierre Nicole (12 places expérimentales) ;
• sensibilisation de pharmaciens et premières expérimentations du stéribox (centre municipal de santé Ivry) ;
• premières réunions d’usagers de drogues actifs (Appart).
L’année 1989 est l’année de la création de l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS) dont une des missions était le développement d’actions auprès des groupes particulièrement exposés au risque de contamination. Cette nouvelle mission marque un tournant : désormais la démarche de santé communautaire est encouragée. Jusqu’en 1989-1990, les actions spécifiques étaient suspectes de « communautarisme ». C’est la raison pour laquelle la seule mesure prise en direction des usagers de drogues pendant cette première période est la mise en vente libre des seringues en 1987, mais au niveau international, les actions de prévention du sida auprès des usagers de drogues ont fait la preuve de leur efficacité dès la fin des années 1980. Sous la pression d’organisations internationales (OMS, Lutte contre le sida), le ministère de la Santé veut impulser des actions expérimentales ; encore faut-il trouver des volontaires. Lorsque MDM propose son projet de PES, la DGS, inquiète du risque de disqualification du système de soin traditionnel, s’efforce de convaincre les spécialistes. Elle parvient à négocier deux programmes rattachés au système de soin, l’un à Marseille, l’autre en Seine-Saint-Denis, mais aucun de ces programmes ne parvient à échanger une seule seringue. Les spécialistes ne connaissent qu’une seule pratique, la cure de désintoxication. Il faut changer les façons de faire, changer les façons de penser et pour le moment, il n’en est pas question85. Tous ceux qui s’engagent dans ces premières expérimentations avaient commencé à nouer des liens avec des usagers hors institution : Aides dans ses accueils, MDM dans ses consultations précarité, le médecin généraliste dans sa consultation du centre santé. Arcades et le Centre Pierre Nicole sont les seuls acteurs issus du système de soins spécialisés ; leur engagement est lié en partie aux liens tissés antérieurement avec le terrain86 mais pour ce qui concerne l’expérimentation du programme méthadone, les Dr Charles-Nicolas et Didier Touzeau étaient tous deux attentifs aux résultats obtenus au niveau international.
Expérience française et influences internationales
Tous ces acteurs sont en lien avec des organisations internationales soit par leur participation aux conférences internationales de lutte contre le sida soit par des recherches subventionnées par l’OMS (Arcades, le Bus des Femmes), mais l’influence internationale s’exerce d’abord de façon limitée. Dans les conférences internationales, les Français constatent la participation de groupes minoritaires, mais ils considèrent que cette démarche, fondée sur la notion de « groupe à risque », serait propre au monde anglo-saxon. Dès 1986, lors de la seconde Conférence internationale de lutte contre le sida organisée à Paris, une recherche menée à New York par l’équipe de Don Des Jarlais démontre le changement de comportement des toxicomanes, mais l’information est inaudible 87. À l’exception de quelques chercheurs, le refus de cette information est général. Ainsi la plupart des médecins qui, en France, expérimentent la prescription d’opiacés ignorent la littérature internationale sur la méthadone. Ils savent qu’ailleurs, ces traitements sont prescrits, mais a priori, les recherches ne sont pas plus crédibles que celles de psychiatres russes justifiant la médicalisation d’opposants politiques.
Dans un premier temps, l’information est minimale, elle peut seulement inspirer ou conforter les premiers engagements : « À l’étranger, il y a des associations d’usagers de drogue ». Ou bien, « des distributions de seringues sont organisées ». L’information internationale jouera un rôle majeur à chaque étape du développement du dispositif, mais les acteurs ne seront en mesure de la solliciter qu’à partir du moment où cette information leur sera directement utile. Pour que les acteurs se saisissent de l’information internationale, il faut qu’elle corresponde ou qu’elle éclaire l’expérience de terrain.
Des prescriptions médicales sauvages à la notion de traitement
S’il n’y a pas eu d’actions menées sur le terrain entre 1986 et 1989, quelques médecins ont commencé à prescrire des médicaments substitutifs. Leur rôle va être déterminant à la fois dans le changement des croyances et dans les résultats. Le médicament le plus souvent prescrit est le Temgésic (buprénorphine), un antalgique qui, au contraire des morphiniques, n’exige pas l’utilisation du carnet à souche. La toxicomanie étant considérée comme le symptôme d’une souffrance psychique, ces prescriptions n’ont pas le statut de traitement de la toxicomanie ni d’un point de vue de leur statut officiel ni pour le médecin qui les prescrit ni même pour les usagers qui les réclament. Ces prescriptions se veulent ponctuelles, par exemple le temps d’une hospitalisation ou pour traiter une maladie somatique. Ces médicaments sont aussi demandés par les usagers « pour décrocher progressivement » disent-ils. Malgré les mises en garde, quelques médecins acceptent de répondre à la demande, mais ils se gardent bien de revendiquer ces prescriptions sauvages. Les médecins prescripteurs ne se connaissent pas entre eux, même s’il s’agit souvent de médecins relevant des réseaux ville-hôpital, mis en place dès 1986 dans la lutte contre le sida.
Ces prescriptions sont régulièrement dénoncées par les spécialistes. Au 1er septembre 1992, après deux années de débat, la commission des stupéfiants impose le recours au carnet à souches pour la prescription du Temgésic avec les mêmes contraintes que les morphiniques. La plupart des médecins renoncent à ces prescriptions, et les usagers en manque se bousculent dans les rares cabinets des médecins qui acceptent d’utiliser leur carnet à souche. C’est aussi le moment d’une prise de conscience : l’arrêt brutal des prescriptions médi- cales a des conséquences graves (retour à une vie de galère, dépression, suicides, overdoses observées par quelques médecins). Ces prescriptions protègent la santé de ces nouveaux patients, il s’agit bien d’un traitement.
Ouverture du débat public et développement des premiers réseaux
Le 9 septembre 1992, un appel aux médecins généralistes est publié dans le Monde, signé par les premiers prescripteurs, médecins généralistes pour la plupart, mais également les spécialistes du premier programme méthadone créé en 199088. Si l’article est publié dans le Monde, c’est qu’aucun journal médical n’avait accepté de le publier. Pour s’engager dans le débat public, il nous a fallu prendre conscience à la fois de la gravité de la situation et des réponses qui permettaient d’y faire face. La Conférence de lutte contre le sida de juillet 1992 à Amsterdam a été un moment clé de cette prise conscience. Une trentaine de Français engagés dans les premières expérimentations y participaient. Chacun de son côté développait des pratiques dont nous apprenons qu’elles relèvent d’une politique de santé publique dite de « réduction des risques » ou plus précisément des dommages « harm reduction ».
Jusqu’alors, nous pensions qu’en France, les réponses nécessaires allaient se développer progressivement, mais lorsque la porte entrouverte par les prescriptions sauvages se referme brutalement, la gravité de la situation nous contraint à rompre le silence. Impensable jusque-là, le débat s’enflamme. Le consensus français sur le statu quo tenait au silence, il vole brutalement en éclats. Une à une, les croyances collectives sont remises en cause : il y a bien une situation d’urgence, les usagers doivent pouvoir protéger leur santé même s’ils consomment des drogues. Protéger la santé de tous, c’est précisément la mission de la santé publique.
Tandis que les médecins prescripteurs créent un réseau, le Repsud, les échanges entre les différents acteurs se multiplient. En octobre 1992, Kouchner, ministre de la Santé, s’engage à ouvrir 250 places pour un traitement par la méthadone et à développer des PES. Il ne parvient pas à convaincre son gouvernement qui, avec Paul Quilès au ministère de l’Intérieur, déclare « la guerre à la drogue ». Le plan de lutte contre la drogue qu’il élabore en décembre 1992 sera poursuivi par Pasqua, ministre de l’Intérieur du gouvernement suivant. Les interpellations se multiplient. La situation des usagers s’aggrave de jour en jour, mais contrairement aux années 1980, où des milliers d’usagers sont morts dans le silence, désormais il y a des témoins de cette « catastrophe sanitaire », diagnostic que posera la commission Henrion en 199489. Avec le développement des prescriptions médicales en médecine de ville, les patients de plus en plus nombreux surgissent dans les hôpitaux. Durant l’hiver 1993, de nouveaux acteurs se mobilisent dans plusieurs villes de province. Lorsqu’ils sont trop isolés pour créer leurs propres projets, ils rejoignent les associations nationales, Aides ou Médecins du Monde, qui acceptent de porter ces nouveaux projets.
Usagers de drogues, acteurs de terrain et médecins : la confrontation des expériences dans « Limiter la casse »
En avril 1993, à l’initiative d’Arnault Marty Lavauzelle, Président de Aides, avec Asud et moi-même, nous regroupons tous les acteurs dont nous savons qu’ils sont engagés sur le terrain, militants associatifs, médecins, psychiatres ou intervenants en toxicomanie. Des journalistes et des chercheurs s’impliquent également, sans compter de simples citoyens, proches, étudiants, ou philosophes. Le pluriel ne doit pas faire illusion : l’engagement est individuel, mais chacun va diffuser ce qu’il vient de comprendre dans son champ propre. Pour la première fois, les usagers de drogues sont au cœur de ce regroupement : il leur appartient de définir leurs besoins. Ils vont démontrer l’utilité des prescriptions médicales de substitut qui, a priori, étaient loin de faire consensus. Manifestement, il faut se faire entendre, mais l’enjeu ne se limite pas au débat public. Que faut-il demander au juste ? Comment évaluer les besoins ? Faute de recherches, on ne dispose d’aucun outil d’évaluation. Au-delà de la santé, le débat porte sur la politique des drogues : faut-il changer la loi ? Faut-il arrêter la prohibition ? L’association « Limiter la casse » devient un lieu de débat théorique et politique, mais elle est aussi un lieu d’expérimentation : quelles relations entre les usagers de drogues et leur environnement ? Que faut-il accepter ? Quelles limites se donner ? Les nouveaux savoir- faire se bricolent au jour le jour dans le plus grand empirisme, ils se diffusent dans les réseaux relationnels, portés par l’exaltation des temps d’expérimentation.
Mise en place d’un dispositif expérimental
Le 23 septembre 1993, le Conseil National du Sida préconise des mesures de prévention du sida auprès des usagers de drogues, mais le plan gouvernemental de lutte contre la drogue et la toxicomanie, présenté le même jour s’attache pour l’essentiel à renforcer le dispositif existant, dont la création de 1 000 lits de cure de désintoxication. Simone Veil, ministre des Affaires sociales et de la santé, alertée par des experts, prend rapidement conscience que la santé publique n’est nullement un prétexte : le scandale du sang contaminé prouve qu’elle doit être prise au sérieux. Pour Simone Veil, l’obstacle est d’abord d’ordre législatif : on ne peut à la fois distribuer des seringues et en interdire l’usage. C’est la raison pour laquelle elle crée la commission présidée par le Pr. Henrion qu’elle charge de répondre à une question : « Faut-il changer la loi ? ». La commission ne parvient pas à un consensus sur la dépénalisation. En revanche, au fur et à mesure des auditions, l’urgence de santé publique ne fait plus de doute. En 1993, la toxicomanie est devenue la première cause de la mortalité des 18-44 ans en Île-de-France, avec deux indicateurs, la mortalité due au sida et les overdoses mortelles, c’est-à-dire uniquement celles qui sont identifiées sur la voie publique par la police, autrement dit avec une toute petite part de la mortalité effective (90).
Le 21 juillet 1994, Simone Veil rend public la mise en place du dispositif expérimental de réduction des risques infectieux. Elle n’a pas perdu de temps. Le programme est déjà en partie réalisé. Dix huit PES sont déjà créés sur les 25 financés par le dispositif expérimental. Ce dispositif mobilise les médecins dans 12 réseaux ville-hôpital et les pharmaciens qu’il dote d’une trousse de prévention, le stéribox. À chaque fois, les financements viennent en complément de la mobilisation bénévole. En revanche, dans les programmes méthadone, les places sont subventionnées une à une. Durant l’hiver 1994, 13 programmes méthadone ont été ouverts. Chacun de ces projets a été négocié un à un et Simone Veil a veillé personnellement à ce que tous les obstacles administratifs soient surmontés. En juillet, 1 647 places méthadone sont financées. Nous sommes très au delà des 250 places promises en octobre 1992, puis en septembre 1993. Et pourtant, une nouvelle question se pose : est-ce suffisant ?
Changement de pratiques, changement de croyances
Les nouvelles pratiques vont peu à peu ébranler le système de croyances, car le changement des pratiques précède le changement des croyances. Encore faut-il pouvoir se référer à un nouveau cadre d’interprétation. « Le traitement de la toxicomanie » n’est pas encore devenu le traitement de la dépendance, mais les médecins savent que leurs prescriptions sont justifiées et ils les revendiquent. Reste une question non résolue : les patients en médecine de ville seraient plus d’une dizaine de milliers. Que vont-ils devenir ? Les contraintes de la prescription de méthadone interdisent d’espérer qu’ils puissent tous être intégrés dans des programmes. La mobilisation de la médecine de ville est précieuse à plus d’un titre. Eux seuls sont en mesure de traiter en même temps les pathologies somatiques. Comment tirer profit de l’expérience qu’ils ont acquise en prescrivant de la buprénorphine ?
Plutôt que d’élargir le cadre de prescription de la méthadone, Simone Veil se décide à expérimenter un nouveau médicament, le Subutex. En 1995, ce nouveau médicament obtient son autorisation de mise sur le marché. Il peut être prescrit par n’importe quel médecin et le cadre est particulièrement libéral. L’usager dépendant est devenu un patient comme les autres. En moins de trois ans, on comptabilise près de 90 000 patients. La France est devenue le pays le plus prescripteur en Europe. C’est aussi celui où les résultats de cette nouvelle politique ont été les plus tangibles91.
Obstacles au développement de la réduction des risques
Éthique du soin aux valeurs universelles
Dans la plupart des pays, la politique de réduction des risques s’oppose aux partisans de la répression, mais un apparent consensus réunit ceux qui traditionnellement s’opposent à la répression des usagers de drogues et ceux qui la réclament. Cet étrange consensus invoque des valeurs consensuelles : la lutte contre le sida ne doit pas tomber dans le piège du communautarisme. Le sida « concerne tout le monde » affirme la première campagne de prévention du sida. Il n’en reste pas moins qu’une information généraliste ne suffit pas ; certains − pour ne pas dire de « groupe à risque », formulation considérée comme stigmatisante − étant plus exposés que d’autres. Pour le milieu homosexuel, inconnu des services sanitaires et sociaux, le développement de nouvelles associations est indispensable, mais pour les toxicomanes, la prise en charge par les soignants est à l’évidence la plus légitime. L’éthique du soin se réclame de valeurs universelles : « Libertés, droits de l’Homme et démocratie ». Les intervenants en toxicomanie dénoncent l’enfermement des toxicomanes, les traitements soi-disant médicaux qui répondent à une fonction de normalisation sociale et enfin le risque de ghettoïsation avec les mesures spécifiques.
Santé publique « outil de contrôle social »
« Le toxicomane n’est pas un malade », « la toxicomanie n’est pas un problème de santé publique » répétaient à l’envi les spécialistes. Voilà des assertions pour le moins paradoxales pour des soignants. Pour les comprendre, il faut revenir aux origines du dispositif de soin créé par la loi de 1970. Ces années-là, l’usage de drogue est considéré comme une forme de contestation. La menace qui pèse sur la santé publique est agitée pour justifier la sévérité de la loi, mais les débats parlementaires ne laissent aucun doute : l’objectif premier est de restaurer l’autorité de l’État92. C’est là un enjeu politique que les experts médicaux se gardent de discuter, mais ils s’inquiètent des conséquences néfastes de la pénalisation de l’usage. La prison n’est pas la bonne réponse pour ces jeunes en pleine crise d’adolescence. L’injonction thérapeutique, alternative à l’incarcération, est négociée entre justice et santé. Elle offre une porte de sortie à ceux qui, acceptant de se considérer comme des malades, renoncent à consommer des drogues, mais elle pose un redoutable problème au médecin : ces usagers relèvent-ils d’un traitement ?
La hantise du Dr Olievenstein, chef de file de l’école française, c’est l’imposition de traitements médicaux à des gens qui ne sont pas des malades. Les traitements de l’homosexualité ou de la masturbation ou pire encore les traitements psychiatriques imposés aux opposants politiques servent de repoussoir. Le Centre Marmottan a beau être le premier dispositif de soin prévu par la loi, il ne répond pas aux impératifs de la loi : le centre accueillera les toxicomanes qui demandent de l’aide et seulement ceux-là.
Le système de soin est le produit d’une contradiction non résolue entre médecine et justice. Aujourd’hui, avec l’addictologie, la médecine a développé ses propres concepts qui opposent l’usage à la dépendance, qui seule relève du traitement médical, mais en 1970, le terme « toxicomanie », laisse penser que médecine et justice ont la même définition de la toxicomanie. Ce n’est pas le cas, mais faute d’avoir pu se faire entendre, les experts médicaux se contentent de délimiter leur territoire.
Système construit pour se protéger des menaces extérieures
La médecine ne doit pas être au service de la justice ou se soumettre à la demande sociale ; elle ne doit obéir qu’à elle-même. Aussi le système de soin a-t-il été construit comme une véritable citadelle qui doit résister aux différentes formes de pression qui pèsent aussi bien sur le toxicomane que sur ses soignants :
• contre les contrôles judiciaires : avec l’anonymat, exigé par les experts du ministère de la Santé, la justice n’a pas les moyens de contrôler ni l’effectivité du traitement ni ses résultats ;
• contre la médicalisation de la toxicomanie : que l’usage de drogues soit considéré comme une déviance ou comme le symptôme d’une souffrance psychique, le traitement médical n’a pas de justification. On ne guérit pas de la toxicomanie par une cure et encore moins par la prescription de drogues comme la méthadone ;
• contre les traitements coercitifs : le soin ne doit pas avoir pour objectif la normalisation des comportements ; il doit faire appel à la liberté de choix ;
• contre la demande sociale : la famille, l’environnement, l’opinion publique, tous réclament des cures, qu’ils imaginent urgentes. Le médecin ne doit prendre en compte que la demande du patient. « Il n’y a pas d’urgence en toxicomanie », affirment-ils ;
• contre la demande sécuritaire : les élus locaux peuvent être tentés d’adopter des mesures purement répressives. Aussi le système de soin est-il mis sous la protection de l’État.
En acceptant d’ouvrir le Centre Marmottan, le Dr Olievenstein se veut le garant de la liberté du toxicomane ; il veille personnellement à ce qu’aucun traitement qui ne respecte pas la liberté du sujet ne puisse se développer. Sont ainsi boutées hors de France, toutes les thérapies qui veulent « normaliser les comportements », que ce soit au nom de la science en référence à la biologie ou au comportementalisme ou bien au nom de la morale et de la religion comme les communautés thérapeutiques. Le système de soins a beau se prétendre « diversifié », l’offre de soin est essentiellement psychologique en référence plus ou moins revendiquée à la psychanalyse93.
Jusqu’au milieu des années 1980, cette analyse fait consensus aussi bien dans la classe politique que dans l’élite intellectuelle. Quant au corps médical, il se garde de toute intrusion dans ce champ spécialisé. Les toxicomanes ont mauvaise réputation, les médecins se contentent d’orienter ces patients difficiles dans les centres spécialisés. Ils le font d’autant plus volontiers que ces intervenants prennent à cœur leur travail, dans le respect de l’éthique médicale. Tout au plus, ces derniers sont-ils suspects d’une trop grande proximité avec leurs patients.
Remise en cause des institutions
Si le système de soin a été mis en place pour garantir la protection des toxicomanes, c’est bientôt le système lui-même qui doit se protéger.
Il se protège d’abord contre ses propres patients. Les héroïnomanes des années 1980, plus violents et moins fascinants que la génération contre-culturelle, n’ont, semble-t-il, rien d’autre à dire que la souffrance du manque. Le fossé se creuse entre des usagers de plus en plus dépendants et une offre de soins de plus en plus psychologique. Des règlements intérieurs sont institués : les usagers doivent démontrer leur motivation, ceux qui rechutent sont systématiquement exclus. Le soin est réservé aux plus méritants.
Le dispositif de soin se protège surtout contre la montée de la demande sécuritaire. Tandis que la consommation d’héroïne se diffuse dans les quartiers populaires, le sentiment d’insécurité ne cesse de progresser. À l’exception de l’extrême-droite, la classe politique fait front ; elle résiste d’abord par le silence, mais en 1986, pour la première fois, le système de soin est officielle- ment remis en cause : la toxicomanie étant définie par la perte de la volonté, il serait absurde d’exiger une demande volontaire. De gré ou de force, les toxicomanes doivent être punis ou soignés. C’est d’ailleurs ce que prévoit la loi de 1979 que le ministre de la Justice, Alain Chalandon, entreprend d’appliquer à la lettre. Des services psychiatriques fermés doivent prendre la relève d’un système de soin défaillant. Cette tentative de réforme échoue, mais le système de soin se referme sur lui-même, il interdit toute critique. Désormais, les ennemis du système de soin sont les ennemis de la liberté.
Contre l’amalgame « toxicomanie-sida »
En 1986, les spécialistes ont résisté à la demande sociale de traitements obligatoires, mais les années suivantes, ils s’efforcent de reconstruire le consensus qui a protégé le système de soin. Ce consensus se construit sur le refus de l’amalgame « toxicomanie-sida »94. En affirmant que « La lutte contre le sida ne doit pas servir de prétexte à l’abandon de la lutte contre la toxicomanie », les spécialistes rassurent tous ceux qui sont convaincus que la répression de l’usage est la seule prévention efficace. 1986, c’est l’année où la Grande-Bretagne adopte cette nouvelle politique de santé qui prône la distribution de seringue et la prescription de méthadone. Toutes ces mesures sont interprétées à l’aune du débat français construit sur l’opposition « laxisme ou répression ». Pour les Français, nos voisins ont cédé à la panique. Face à la menace du sida, ils ont « baissé les bras ». Le compromis entre positions libérales et positions répressives se construit sur le statu quo. Le système de soin français serait « le meilleur au monde », argumentent les intervenants en toxicomanie, précisément parce qu’il a su préserver la liberté du toxicomane sans renoncer à la lutte contre la toxicomanie. C’est ce que s’efforce de démontrer le rapport Trautmann, deuxième rapport officiel sur la lutte contre la drogue et la toxicomanie, publié en 1989. Trois pages sont consacrées au sida : la lutte contre le sida et la lutte contre la toxicomanie relèvent de services soigneusement cloisonnés. La DGS-sida et la DGS-toxicomanie ont chacune leurs missions propres. La lutte contre le sida ne doit pas être menée aux dépens de l’éthique du soin : il faut résister à la tentation de « la médicalisation de la toxicomanie », qui, pour le système de soin, reste le danger principal – puisque « la toxicomanie n’est pas une maladie ».
Contre la dramatisation, le refus de l’évaluation
Dans le domaine de la toxicomanie, ni les spécialistes en toxicomanie ni les médecins chargés de mission de santé publique ne prennent au sérieux la menace qui pèse sur la santé publique. En 1978, le rapport Pelletier, premier rapport officiel sur la loi de 1970, avait abouti à la conclusion qu’il n’y avait pas véritablement de problème de santé publique, du moins, avait précisé Monique Pelletier, « tant qu’il n’y aurait pas au moins 100 000 grands toxicomanes ». La progression de la consommation d’héroïne reste invisible dans les rares enquêtes quantitatives menées par l’Inserm. Ces résultats sont utilisés pour répondre au sentiment d’insécurité mais en 1986, le ministre de la Justice, Alain Chalandon, rompt le consensus de la classe politique : il y aurait au moins 500 000 toxicomanes, affirme-t-il, refusant, conformément à la loi, de distinguer cannabis et héroïne. Faire peur ou rassurer, telle semble être l’unique fonction des recherches que personne ne prend véritablement au sérieux, comme le démontre un rapport publié en 1992. L’évaluation répond à une demande de contrôle qui provoque des résistances d’autant plus vives que l’expertise fait défaut. Quels sont les résultats des traitements ? Dans les pays anglo-saxons, des études ont été menées, mais les spécialistes français ne veulent pas en entendre parler : évaluer le traitement suppose qu’il y a maladie. Il faudrait d’abord lever les ambiguïtés sur lesquelles repose le système de soin. Il faudrait aussi reconnaître les résultats catastrophiques des cures de sevrage : plus de 80 % de rechute selon les études anglo-saxonnes. Voilà qui risque de condamner à une maladie mortelle des usagers qui, même s’ils le veulent, ne parviennent pas à « sortir de la toxicomanie ». Les spécialistes affirment : « Nous avons une obligation de moyens, pas de résultats ». À défaut de convaincre, certains n’hésitent pas avancer les chiffres les plus fantaisistes, persuadés qu’on peut faire dire tout ce qu’on veut aux chiffres, des « foutaises bureaucratiques » selon le Dr Olievenstein.
Leviers du changement
Croyances collectives et réalités de terrain : une confrontation difficile
Si la réduction des risques a eu tant de mal à se développer, c’est que les premiers acteurs ont dû se confronter à leurs propres croyances. Toutes les premières initiatives commencent par solliciter le Dr Olievenstein : Aides dès 1986, Médecins du Monde l’année suivante, et c’est également le cas de nombre de petits projets. L’exclusion des soins est un des premiers constats de terrain qui va contribuer à ébranler certaines certitudes, sans pour autant que les acteurs soient en mesure de remettre en cause la logique d’ensemble. Il faut comprendre les logiques d’exclusion et déconstruire l’argumentaire qui le justifie : « Il n’y a pas d’urgence en toxicomanie », « il faut apprendre à dire non, il ne faut pas se laisser manipuler », « Il faut entendre la souffrance et non pas l’écraser avec une camisole chimique », « Il ne faut se focaliser sur les produits », « Il ne faut pas enfermer les toxicomanes dans leur toxicomanie ». Tel acteur a pu constater qu’il y a bien des usagers en situation d’urgence, mais il n’y a aucun outil pour évaluer l’ampleur des problèmes. La mort est un puissant tabou qui conjugue le déni, la culpabilité ou le jugement moral et enfin la crainte d’alimenter la demande sécuritaire, la pudeur. Sans Act-Up, nous n’aurions jamais osé écrire « Des toxicomanes meurent tous les jours. Ces morts peuvent être évités » (95).
Alliance avec les usagers de drogues
L’alliance entre les usagers de drogues est le premier levier du changement. Elle se construit sur le terrain. Pour constater l’exclusion des soins, il faut accepter de recevoir ces patients difficiles, que ce soit dans l’accueil des précaires de MDM ou dans les cabinets de médecine générale. Tous s’affrontent à un consensus qui encourage le refus de soin : « Il faut savoir dire non ! », répète la presse médicale alors même qu’elle traite de la prise en charge des patients VIH en médecine de ville. Si la lutte contre le sida bouleverse ce système de représentation, c’est qu’elle rappelle que le soin est toujours fondé sur une alliance entre le médecin et son patient. C’est dans le cadre de cette alliance que vont s’expérimenter les premières prescriptions médicales de substitut.
Au-delà des relations patient-médecin, la lutte contre le sida est à l’origine d’un changement de représentations plus radical : parce qu’elle fait appel à la responsabilité individuelle, la prévention du sida fait de chacun l’acteur de la protection de sa santé, l’usager de drogue au même titre que n’importe qui. C’est là une évidence : seul l’usager peut décider s’il utilise ou non une seringue stérile, s’il met ou non un préservatif mais dans le domaine de la toxicomanie, les messages de prévention ont toujours fait appel à la peur et à la menace de sanction plutôt qu’à la responsabilité. Au contraire, la lutte contre le sida a développé tous les outils qui peuvent contribuer à l’appropriation des comportements de prévention. Premier de ces outils, les associations dites d’auto-support (aide par les pairs ou peer support, self help) qui regroupent des usagers qui n’ont pas renoncé à la consommation de drogues. Ces associa- tions se développent rapidement. En 1994, Asud recense 14 associations. Toutes sont subventionnées, et pourtant le dispositif officiel de la réduction des risques se garde bien de les revendiquer : le dispositif d’urgence se réclame de l’autorité médicale et non de la responsabilité des toxicomanes.
À défaut d’une auto-organisation spontanée, que la marginalisation sociale et la répression rendent difficiles, d’autres modalités sont expérimentées dans le cadre d’équipes qui associent militants associatifs ou professionnels et usagers de drogues. Ces équipes de rue ou de proximité se donnent pour mission d’entrer en relation avec des usagers hors du cadre institutionnel96. L’alliance est nécessaire pour pénétrer un milieu fermé sur lui-même. Lorsque ces liens auront été noués, le contact s’avéra aisé et les difficultés initiales seront oubliées mais il aura fallu passer au crible toutes les croyances collectives : on pensait que le toxicomane, « maniaque du toxique », devait nécessairement être suicidaire ou souffrir d’une pathologie mentale. Acteur de sa santé, il devient « un usager de drogue », qui se veut citoyen comme les autres. Le changement d’identité s’accompagne d’un changement de comportement des héroïnomanes mais plus encore d’une nouvelle génération d’usagers de drogue qui revendique un usage festif, en rupture avec l’usage « toxicomaniaque » (97).
Élaboration et diffusion de nouveaux savoirs et savoir-faire
Les nouveaux savoir-faire s’élaborent dans la confrontation des expériences personnelles et professionnelles. La connaissance des usages de drogues est directement issue des expériences personnelles que les usagers apprennent à confronter entre eux. L’évaluation des risques exige la confrontation des pratiques de l’usage avec des savoirs scientifiques sur les types de risques selon les usages et les produits. Chercheurs, praticiens et usagers de drogues doivent confronter expériences et connaissances. Des liens se tissent entre des militants associatifs et le milieu médical, avec l’accompagnement des malades ou le soutien des familles. Autre bouleversement, les professionnels socio-sanitaires sont également conduits à confronter les pratiques propres à chaque spécialité. Médecins hospitaliers, médecins de ville et pharmaciens vont apprendre à collaborer. Ces nouveaux savoirs et savoir-faire se diffusent dans les réseaux qui contribuent à les enrichir.
Résultats tangibles
Les réseaux se développent rapidement parce que les acteurs qui s’y impliquent constatent par eux-mêmes que les actions sont à la fois faisables et utiles. En traitement de substitution, les usagers d’héroïne se stabilisent, leur comportement se modifie, les relations changent. Aucun des premiers acteurs n’imaginait obtenir la baisse de la mortalité que démontre l’évaluation nationale dès 1999, mais l’amélioration de la santé est immédiate. C’est aussi ce que constatent les intervenants en toxicomanie au fur et à mesure qu’ils acceptent de prescrire ces traitements. L’amélioration de leurs relations avec leurs patients est le premier de ces constats : les usagers sous traitement ne sont pas devenus des esclaves, ils ont beaucoup de choses à dire, et les spécialistes beaucoup à apprendre.
L’évaluation a porté sur les outils de la réduction des risques, mais elle n’a pas pris en compte la mobilisation des acteurs. Or, ces résultats tangibles sont le résultat d’une mobilisation collective. La mobilisation des usagers des drogues a déterminé la baisse spectaculaire des nouveaux cas de sida. Des études internationales ont démontré que les changements de comportements se diffusent d’usager à usager. L’expérience française montre que le soutien de l’environnement proche peut y contribuer. La baisse de la mortalité atteste de la mobilisation des acteurs de santé et cette mobilisation est elle aussi interactionnelle. Avec des accompagnements individualisés, médecins généralistes et militants associatifs ont ouvert les portes de l’hôpital. Les résultats des traitements de substitution sont eux aussi dus à cette mobilisation collective (98). Si nos partenaires étrangers se sont montrés sceptiques devant nos résultats, c’est que la prescription de buprénorphine avait donné des résultats catastrophiques, par exemple en Écosse. Le traitement par le Subutex n’aurait pu obtenir de tels résultats, sans la diffusion des bonnes pratiques médicales dans les réseaux. Dans les premiers temps, les réunions, les formations, les échanges d’information de personne à personne se multiplient. Il ne faut pas oublier non plus le soutien du laboratoire, que ce nouveau médicament a d’abord inquiété, en termes de soutien individuel aux médecins, d’outils de formation, de recherches et de participation aux conférences internationales. Les médias vont rendre compte de cette mobilisation inattendue, contribuant à conforter cette mobilisation collective. Le rôle de l’État enfin devient rapidement déterminant. Les pratiques de réduction des risques s’inscrivent désormais dans un dispositif expérimental tandis que méthadone et Subutex obtiennent leur AMM en 1995. La réduction des risques est bien devenue une politique publique, même si cette politique reste curieusement quasi- clandestine (99).
Appropriation de l’information internationale
L’information se diffuse au fur et à mesure que nous la sollicitons. Je connais- sais les travaux de recherche en sciences sociales. Entre 1991 et 1992, je découvre son développement sur les prises de risques. Je découvre aussi que les évaluations internationales ont tranché le débat sur les résultats des traitements méthadone : les bonnes pratiques donnent de bons résultats (100). Ces recherches vont nourrir le débat, mais peu de Français lisent l’Anglais et ces articles n’ont jamais été traduits. De plus, au-delà du champ des drogues, l’appropriation de l’information internationale implique l’appropriation d’une culture de santé publique, elle implique aussi une autre conception des relations sociales qui repose sur la reconnaissance des groupes en présence. Cette nouvelle conception de la citoyenneté s’introduit en France par le biais du militantisme. Dès sa création, Act-Up avait rompu le silence de bon aloi que les associations de lutte contre le sida s’imposaient : les homosexuels revendiquent haut et fort leur identité. Indirectement, ils ont contribué à la mobilisation des usagers de drogues, qui n’ont plus honte de s’affirmer pour ce qu’ils sont.
Entre 1992 et 1993, nous participons à de nombreuses conférences internationales et à partir de janvier 1993, nous commençons à solliciter les experts que nous avons identifiés dans des rencontres et conférences internationales. Dans le champ du soin, les experts suisses et belges ont joué un rôle déterminant de médiateur parce qu’eux-mêmes se sont affrontés à l’idéologie française (101). Dans les médias, les journalistes se mobilisent à leur tour. En janvier 1993, Le Monde inaugure une série de reportages sur les politiques de drogues en Europe. D’autres enquêtes vont suivre : le tabou imposait le silence, cette fois le débat public s’ouvre largement.
Nouvelle culture de santé publique
Le déficit de santé publique n’était pas limité au domaine de la toxicomanie, il est général en France (102). Le sida fait émerger ce nouveau domaine d’expertise. Dans l’opinion, il contribue à une sensibilisation nouvelle des menaces qui pèsent sur la santé. Cette nouvelle culture de santé publique va bouleverser la conception de la lutte contre la toxicomanie et la drogue. Il faut tout revoir, redéfinir les concepts, évaluer la réalité des risques selon les usages et les produits. En 2000, la Mildt en prend acte et met en place un dispositif de recherche, comprenant l’ensemble des outils. Il s’agit d’améliorer les statistiques issues des services, de mener régulièrement les enquêtes quantitatives qui sont au reste exigées par l’Europe. De plus, un nouveau dispositif est créé : le dispositif Trend. On sait désormais que les nouvelles tendances en matière de consommation échappent aux enquêtes quantitatives. En liaison avec les équipes qui interviennent sur le terrain, le dispositif est chargé de recueillir une information qualitative qui permette d’éviter que la catastrophe sanitaire des années 1980 se répète.
Contexte de l’institutionnalisation
En 2003, la décision de l’institutionnalisation du dispositif de réduction des risques est prise dans un contexte de remise en cause du dispositif. En décembre 2002, une commission d’enquête du Sénat s’était proposée « d’y voir plus clair dans la mise en œuvre de la politique nationale de lutte contre les drogues illicites et surtout de relever ses carences »103. La politique de réduction des risques a ceci de particulier qu’elle n’a jamais été discutée par les parlementaires. Les débats qu’elle a suscités sont restés en grande part limités au milieu professionnel. Si la distribution de seringues, justifiée par la menace du sida, a été acceptée par l’opinion, la plupart des outils de la réduction des risques vont à l’encontre des croyances collectives, ils vont aussi à l’encontre du dispositif de lutte contre la drogue puisqu’ils impliquent que l’usage de drogues soit reconnu comme un fait, autrement dit toléré.
Lorsque Simone Veil donne au dispositif un statut expérimental, elle est persuadée que son officialisation exigerait le changement de la loi de 1970. Compte tenu de ses résultats, la réduction des risques est officiellement intégrée au dispositif de lutte contre les toxicomanies en 1999. Cette logique de santé publique conduit à intégrer également l’alcool et le tabac au dispositif de lutte contre les toxicomanies, mais le gouvernement refuse le débat parlementaire sur le cadre législatif. En 2003, les sénateurs s’attachent à résoudre la contradiction : si le dispositif est justifié, il doit acquérir un statut légal. Rapidement, les rapporteurs découvrent qu’aucun expert ne conteste les résultats de cette politique, comme la baisse de 80 % des overdoses mortelles104. Ils découvrent également qu’il n’y a plus de spécialistes qui s’opposent publiquement aux traitements de substitution. Les experts médicaux sont unanimes pour défendre cette politique de santé. Les critiques n’en sont pas moins nombreuses : des médicaments sont détournés de leur usage, injectés ou revendus sur le marché noir. Les actions menées en milieu festif sont particulièrement remises en cause : les brochures d’information sur le sniff à moindre risque, sur les mélanges ou pire le testing qui permet de savoir si le produit est effectivement de l’ecstasy (ou MDMA), tous ces outils sont suspects d’incitation à l’usage de drogue. En prenant acte du dispositif, la loi de santé publique de 2004 lui assigne des objectifs purement sanitaires : baisse des overdoses mortelles, lutte contre les maladies infectieuses, prise en compte des conséquences sociales. L’institutionnalisation doit « donner un cadre aux pratiques à travers un référentiel national », ce qui doit permettre d’éviter des dérives qu’avait dénoncées avec véhémence le rapport « La Drogue, L’autre cancer » (105)
Normalisation souhaitable
Intégré dans le champ des établissements médico-sociaux, le dispositif de réduction des risques perd son caractère d’exception qui contribue indirecte- ment à l’exclusion des usagers de drogue des services de droit commun. L’usager de drogue devient un patient comme les autres, ce qu’ont demandé tous les acteurs de la réduction des risques.
L’institutionnalisation du dispositif en permet la survie. Issu de la mobilisation de la lutte contre le sida, le dispositif est fragilisé par la démobilisation de militants associatifs bénévoles, à l’origine de nombreuses initiatives. Les mili- tants associatifs ont obtenu que la réduction des risques devienne une poli- tique, ceux qui refusent de devenir de nouveaux spécialistes considèrent que désormais, il appartient aux services publics de prendre la relève. Avec l’institutionnalisation, le dispositif de réduction des risques répond désormais à des missions de service public. Il échappe ainsi à l’emprise de politiques qui pourraient être tentés par des mesures démagogiques. L’institutionnalisation offre au dispositif les garanties qui sont celles de tous les services sanitaires et sociaux : les missions sont définies, les règles de fonctionnements sont explicites, le contrôle administratif peut s’exercer. Pour les acteurs de terrain, l’institutionnalisation offre l’avantage de garantir la pérennité des financements, dont ont souffert en particulier toutes les petites associations. Une première question reste en suspens : les moyens attribués au dispositif sont-ils à la mesure des objectifs qui lui sont assignés ? En 2004, l’État s’était engagé à maintenir son engagement antérieur, mais il n’est pas question de relayer le bénévolat qui avait fait la remarquable efficacité du dispositif. Les actions les moins professionnalisées, qui s’étaient fragilisées au cours des deux ou trois dernières années, se retrouvent de fait exclues du dispositif institutionnel.
Entrer en relation avec des usagers hors institution : une mission négligée
Les actions de réduction des risques ont pour objectif premier de donner aux usagers qui ne sont pas en relation avec les institutions les moyens de mieux protéger leur santé, puisque ce sont précisément ceux qui sont exposés au risque de contamination par le VIH. Voilà qui n’est pas pris en compte dans la définition institutionnelle du dispositif.
Le dispositif institutionnel s’inscrit dans des centres d’accueil et d’accompagnement des usagers de drogues (Caarud). La normalisation administrative se fait sur le modèle des centres d’accueils. Quant aux actions menées sur le terrain hors institution, elles relèvent de « l’accompagnement ». De quoi s’agit-il exactement ? Le terme est suffisamment général pour intégrer toutes les pratiques de terrain, mais quand la logique institutionnelle l’emporte, l’action de terrain tend à se limiter à l’accompagnement des usagers vers les services. L’objectif n’est pas seulement l’institutionnalisation des services, c’est aussi celle des usagers qui, grâce à l’accompagnement, doivent accéder aux services (106).
Logiques institutionnelles et santé communautaire
Les actions de réduction des risques relèvent d’une démarche de santé communautaire qui associe les personnes concernées à la protection de leur santé. La définition des « personnes concernées » varie en fonction des projets ; au-delà de l’usage, elle peut inclure l’environnement, défini par l’appartenance à une même culture ou à un même territoire. Les projets sont différents selon les modalités d’association :
• les associations d’auto-support (aide par les pairs, peer-support) regroupent des acteurs qui ont une expérience de l’usage de drogue. Des professionnels peuvent être recrutés sur des compétences techniques particulières, mais les usagers ont la responsabilité de l’organisation ;
• quelques projets associent professionnels socio-sanitaires et « personnes concernées » ;
• selon des modalités formalisées qui doivent garantir une participation égale dans le choix des orientations, l’organisation et la mise en œuvre de l’action et enfin dans l’évaluation des résultats. Certains projets associent professionnels et bénévoles tandis que d’autres constituent des équipes salariées mixtes (107) ;
• le plus souvent, les équipes de réduction des risques sont constituées essentiellement de professionnels socio-sanitaires tout en intégrant individuellement des acteurs qui ont l’expérience de l’usage de drogues. Ces acteurs peuvent être recrutés à plusieurs titres, par exemple « accueillant », « animateur », « médiateur de santé », « adultes relais »… Ils peuvent être recrutés ponctuellement sur des actions précises.
La démarche relève plus ou moins de la santé communautaire selon le statut donné aux compétences issues de l’expérience ou savoir profane, soit essentiellement les connaissances suivantes :
• connaissance des populations d’usagers de drogues, du contexte de l’usage, des groupes en présence et au-delà de l’usage, du milieu d’appartenance ;
• connaissance des pratiques d’usage et des prises de risques ;
• savoir-faire relationnel, savoir entrer en relation, savoir soutenir les changements de comportement ;
• savoir-faire de médiation et de négociation ; savoir-faire de mobilisation et de participation.
Dans les services, ces savoirs et savoir-faire peuvent être appréciés, mais il s’agit de qualités personnelles qui ne correspondent à aucune qualification. Quelle que soit la bonne volonté des acteurs, ces nouvelles compétences se heurtent aux logiques institutionnelles :
• les professionnels doivent être diplômés : les professionnels sont recrutés sur la base de leur statut et au mieux de leurs motivations ; les acteurs en mesure de nouer des alliances hors institution ne sont recrutés qu’à la marge, avec des statuts précaires ;
• les accueils doivent répondre à des normes administratives précises : la logique institutionnelle impose d’entrée de jeu des moyens suffisants, ce qui limite l’émergence de nouvelles modalités d’accueils expérimentées dans les différents contextes de vie ;
• l’institution doit programmer ses actions : l’adaptation de l’offre de service au fur et à mesure de l’évolution des besoins n’est pas prévue. L’expérimentation n’est pas intégrée aux pratiques quotidiennes, elle exige l’élaboration de projets spécifiques. Or, c’est souvent à partir de pratiques expérimentées au quotidien que s’élaborent de nouvelles stratégies d’intervention ;
• le contrôle des procédures fait office d’évaluation : il ne permet pas de savoir si le service est adapté aux besoins actuels. Faute d’une prise en compte du contexte de l’offre de service, les résultats ne sont pas connus, les effets et les impacts ne sont pas pris en compte.
Fonctionnement institutionnel et réductions budgétaires
De façon paradoxale, le dispositif de réduction des risques a été institutionnalisé sur un modèle dont les dysfonctionnements sont connus : les institutions sont fermées sur elles-mêmes, les services offerts sont inadaptés à l’évolution des besoins. Les normes de standardisation ne prennent pas en compte la diversité des besoins, elles contribuent à l’exclusion de tous les groupes dont les besoins sont spécifiques. Ces dysfonctionnements ont bien été identifiés en particulier dans la sociologie des organisations, mais ces nombreux travaux n’ont pas abouti à un changement profond des modes de fonctionnement des services. Faute de parvenir à les réformer, les pouvoirs publics se contentent de réduire progressivement leurs budgets.
Les conséquences de ces réductions budgétaires sont nombreuses :
• définis à minima sur la base des normes administratives, ces budgets limitent la qualité de l’offre de service. Ainsi, dans les accueils, les professionnels ont rarement les moyens d’accompagner individuellement les usagers hors institution. Aussi, les relations à l’usager sont-elles moins satisfaisantes. La motivation des professionnels en souffre ;
• mis en demeure de justifier leurs budgets, les services ont tendance à dissimuler leurs difficultés ;
• le contrôle administratif porte sur des données quantitatives telles que le nombre de clients et le nombre d’actes ; les services vont privilégier le plus grand nombre au détriment de groupes minoritaires. La chronicisation de la population est un des effets de cette contrainte : il est plus facile de recevoir ceux que l’on connaît déjà ;
• une des fonctions des services de première ligne est d’identifier les obstacles des usagers hors institution dans l’accès aux services de droit commun. Dans un contexte de remise en cause des services, identifier les fonctionnements et les pratiques inadéquates est nécessairement mal vécu par des services en question et ne favorise pas le partenariat.
Limites du dispositif actuel
Les usagers ont tendance à s’installer dans une maladie de longue durée sans espoir d’amélioration : la moyenne d’âge est élevée ; faute de nouveaux recrutements, les files actives sont stables, voire ont tendance à diminuer. Près de 60 % des usagers sont en traitement de substitution ; autrement dit, il s’agit d’usagers déjà pris en charge.
Les usagers relèvent très souvent de la grande exclusion, mais il n’est pas prévu de réponses spécifiques aux différents problèmes pourtant bien identifiés : précarité de l’hébergement ; importance des troubles psychiatriques ; situation au regard de la justice (casiers judiciaires, sortants de prison) ; état de santé précaire dont particulièrement la fatigue (hépatites) ; ressources liées à des pratiques déviantes ou délinquantes (emploi au noir, prostitution, recel, revente de drogues et de médicaments…) ; isolement, qui peut être lié aux situations familiales, au genre, à l’appartenance à des groupes minoritaires, à une maîtrise insuffisante du Français…
L’articulation avec les services de droit commun est prônée, mais elle n’est pas dotée de moyens spécifiques.
Nombre de territoires sont inexplorés : c’est le cas des périphéries des zones urbaines et jusqu’aux campagnes où il n’y a pas de Caarud. Même lorsqu’ils existent, les Caarud n’ont pas toujours les moyens de pénétrer dans certains milieux ou certains sites. En banlieue parisienne, par exemple, nombre de cités restent impénétrables, y compris des équipes les mieux implantées. La diversification de milieux où les produits psychotropes sont consommés exige- rait des dispositifs spécifiques, avec à chaque fois une offre de service qui corresponde à une demande.
Les jeunes générations échappent en grande part au dispositif : on a toutes les raisons de penser que l’usage de drogues, loin de se concentrer dans la grande exclusion, s’est développé dans toutes les classes sociales, des plus privilégiées aux petites classes moyennes.
Le dispositif n’est pas en mesure de remplir pleinement sa fonction d’alerte : au-delà du milieu festif techno, les nouveaux usagers ne sont connus que par des études statistiques. Les limites de ces études, bien identifiées, sont d’ailleurs à l’origine de la mise en place du dispositif Trend. Or ce dispositif dépend étroitement des données recueillies par les équipes. Au milieu des années 1990, les alliances avec le mouvement techno ont permis de recueillir des données validées par la bonne implantation des équipes. Ainsi, on a pu constater :
• la progression des consommations de stimulants dont particulièrement la cocaïne ;
• l’émergence de nouveaux injecteurs ;
• la consommation d’opiacés (dont l’héroïne) lors de la descente après la prise de stimulants.
Dans le milieu festif techno, l’injection et la consommation d’héroïne sont des phénomènes marginaux. Quant à la progression de la consommation de cocaïne, elle est très loin de se limiter à ce milieu. Qu’en est-il ailleurs ? Aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure d’évaluer :
• les processus de diffusion et l’ampleur de ces trois phénomènes hors milieu festif techno ;
• le statut et la signification de ces usages ; le type de réseaux relationnels entre usagers et avec les autres modes d’usage ;
• les prises de risques spécifiques à ces nouveaux usages ;les produits associés, dont particulièrement l’alcool.
La connaissance des nouvelles tendances en matière d’usage se heurte aujourd’hui à des obstacles redoublés par :
• la diversification des milieux où les produits psychotropes sont consommés : s’il existe des usagers qui circulent d’un milieu festif à l’autre, d’autres témoignages attestent de petits réseaux de consommateurs beaucoup plus hermétiques ;
• la stigmatisation et la répression accrues de l’usage : avec le mouvement techno, l’usage festif a été revendiqué ; aujourd’hui, même l’usage de cannabis peut être dissimulé ;
• la rapidité des évolutions : les phases de diffusion sont connues en fonction des produits, mais la rapidité des évolutions tient en partie à l’évolution du contexte propre aux produits (offre, stigmatisation et répression, offre de service comme les traitements de substitution). Elle tient aussi au contexte général économique, social, culturel. Il y a tout lieu de penser que la crise économique actuelle va profondément modifier les modes de consommation.
Villes européennes face aux drogues : des réponses associant la prise en compte de la santé et de la sécurité
En France, la réduction des risques répond à des objectifs purement sanitaires, définis dans le cadre d’une politique nationale. Aussi, les réponses sociales telles que l’hébergement ne participent pas du dispositif ; tout au plus ces réponses sont-elles bricolées à la marge des services. Désormais les équipes sont chargées de veiller aux troubles de voisinage. C’est d’ailleurs la principale mission de la plupart des équipes de rue associées aux accueils, mais leurs moyens se limitent à la médiation. Au contraire, dans les autres pays d’Europe du Nord, les collectivités locales sont à l’origine de véritables politiques locales en matière à la fois de drogue et de toxicomanie108. C’est ainsi que les élus locaux y ont des compétences larges aussi bien termes de prévention qu’en termes de soin ou de répression. À Berlin, comme à Rotterdam ou Londres, les élus locaux ne doivent pas appliquer une politique, ils doivent résoudre les problèmes qui se posent sur le terrain. L’insécurité est plus sou- vent leur première préoccupation, elle n’en a pas moins abouti à des politiques locales négociées entre les acteurs concernés, habitants et élus, services sanitaires et sociaux et services répressifs. Ainsi, les villes allemandes ou suisses ont-elles surmonté les problèmes posés par les scènes ouvertes en offrant toute la gamme des services nécessaires, dans le champ des drogues avec des équipes de rue, des salles de consommation, des programmes expérimentaux de prescriptions médicalisées d’héroïne ainsi que toute la gamme des réponses de traitement plus classiques comme les post-cures et les communautés thérapeutiques. De plus, des réponses systématiques d’hébergement ont été offertes, quelquefois associées à des réponses d’insertion par le travail.
Ces dispositifs associent les services répressifs, police et justice, avec un échange d’information entre tous les partenaires, par exemple avec l’utilisation d’un système informatique nominatif généré par les municipalités. Cet échange d’information est inacceptable en France. Il ne peut s’envisager qu’avec un changement des pratiques de tous les acteurs concernés. Signalons toutefois que ces nouvelles stratégies ne contribuent pas seulement à la paix sociale, elles peuvent aussi contribuer à améliorer la santé et l’insertion des usagers concernés. À Rotterdam, par exemple, les élus locaux se sont interrogés sur la pérennité de la scène ouverte malgré le développement de réponses. Une recherche a identifié nominativement 700 usagers particulièrement problématiques à l’origine des troubles. Ces usagers chroniques souffraient égale- ment de graves troubles psychiatriques ; les antécédents judiciaires étaient presque systématiques. Aussi a-t-il été possible de faire appel aux compétences de professionnels issus de chacun des champs. Je ne connais pas les résultats obtenus dans le cadre de ce projet, qui a été initié en 2006, mais c’est un exemple d’une démarche expérimentale et négociée qui peut inspirer la poli- tique française. Une recherche évaluative menée en Seine-Saint-Denis a déjà mis en évidence l’importance du soutien des élus locaux dans l’implantation et les résultats109. Sans leur implication, il est illusoire d’espérer un développement du dispositif à la mesure des besoins.
Objectifs à atteindre
En l’absence d’une hiérarchisation des objectifs
Il y a quelques priorités de santé publique qui s’imposent à l’évidence, mais au sein même de ces priorités, la hiérarchisation des objectifs à atteindre impliquerait des outils d’évaluation, qui en partie font défaut. Nous retiendrons ici les axes d’intervention suivants.
Lutte contre les hépatites
La prévention et l’accès au traitement des hépatites font partie de ces priorités indiscutables dont témoignent les quelques 4 000 décès par an. De l’information aux salles de consommation, les différents outils sont bien identifiés110, mais il faut rappeler que :
• l’efficacité de chacun de ces outils tient à leur inscription dans le cadre d’une mobilisation de tous les acteurs : ainsi, l’expérimentation de salles d’injection peut témoigner de l’engagement des pouvoirs publics, elle a valeur d’exemple, mais à elle seule ne peut prétendre à une réelle diminution de l’incidence ;
• en termes de prévention, il serait nécessaire de mieux connaître les contextes actuels de contamination, ce qui implique d’entrer en relation avec les jeunes exposés au risque en associant action et recherche qualitative ;
• en termes d’accès au traitement : l’accès au logement ou à un hébergement stable est un pré-requis indispensable. Pour les usagers les plus marginaux, la réponse aux besoins sociaux est souvent prioritaire.
Lutte contre la mortalité et la morbidité liées aux drogues
À l’heure actuelle, nous ne disposons pas d’une évaluation précise ni de la mortalité ni de la morbidité liées aux drogues. Les médecins savent désormais diagnostiquer les pathologies liées à l’injection ou encore celles qui sont liées à la précarité mais ni les prévalences ni leur incidence ne sont connues. Il est impossible, par exemple, d’évaluer l’impact de l’abus des stimulants sur les maladies cardiaques.
Santé mentale
Dans le dispositif de réduction des risques, tous les acteurs témoignent de l’augmentation inquiétante des usagers souffrant de troubles mentaux. Sans doute, ces usagers utilisent-ils les accueils de première ligne à défaut d’une offre mieux adaptée à leurs troubles. La prison fait aussi office de refuge, mais c’est un refuge dangereux ce dont témoigne le taux de suicides. La prise en compte des troubles psychiques est une priorité nationale à laquelle le dispositif de réduction des risques pourrait contribuer.
Réduction des risques en prison
Les usagers incarcérés doivent pouvoir protéger leur santé. Mais au-delà du droit, les actions menées dans ce cadre permettent d’entrer en relation avec des usagers qui ne sont pas en relation avec les dispositifs actuels de soin et de réduction des risques. Il reste que ce qui se passe avant et après l’incarcération est sans doute tout aussi prioritaire en termes de protection de la santé. On sait en effet que :
• la clandestinité augmente la prise de risques ;
• les risques sont démultipliés à la sortie de prison.
L’impact des casiers judiciaires sur les processus d’insertion n’a pas été étudié. Ce qui a été démontré en revanche, dans des études menées aux États-Unis comme aux Pays-Bas, c’est que plus la répression est systématique, plus les usagers sont enfermés dans des carrières délinquantes, plus les comportements sont violents, sans que pour autant ni les niveaux de consommation de drogue ni le trafic soient mieux contrôlés (111). En Europe, nous avons jusqu’à présent évité les conséquences graves de la consommation de crack, contrairement aux États-Unis, parce qu’il restait des opportunités d’insertion dont les usagers pouvaient se saisir. Qu’en sera-t-il demain, alors que la crise économique va nécessairement réduire encore ces portes de sorties ? L’efficacité de la démarche de réduction des risques tient à ce qu’elle pose les problèmes sur la table, dont le constat de la prise de risques en prison – autrement dit de la circulation de drogues – est symbolique.
Élaborer un guide de bonnes pratiques
Il s’agit là d’une priorité ; ce guide de bonnes pratiques devrait aboutir à des formations qualifiantes des équipes, que les acteurs soient ou non diplômés. Il devrait également permettre de construire des outils d’évaluation qualitative. Au niveau international, il existe déjà des guides de bonnes pratiques recommandées par l’OMS112. L’adaptation de ces guides au contexte français doit s’élaborer dans la pratique, sans se contenter des acquis actuels. Il serait inopérant de prôner une démarche de réduction des risques que nous ne pourrions mettre en œuvre.
C’est pourquoi j’ai choisi de développer deux objectifs pouvant illustrer la démarche d’expérimentation et de négociation sur laquelle est fondée la réduction des risques liés à l’usage de drogues :
• entrer en relation avec les nouvelles générations d’usagers de drogue ;
• lutter contre les processus d’exclusion.
Ces objectifs devraient participer de pratiques habituelles. Manifestement, il faut impulser une nouvelle dynamique, mobiliser de nouveaux acteurs et donc mobiliser de nouveaux moyens en s’attachant aux résultats. Les projets doivent avoir un statut expérimental. Ils doivent être associés à une recherche qualitative qui aide les acteurs à objectiver leurs pratiques et contribue ainsi à un pilotage de l’action. Les partenaires doivent être associés à cette démarche de recherche participative, et contribuer à la mobilisation des services existants.
Ces pratiques expérimentales doivent aboutir à l’élaboration de standards de bonnes pratiques, en identifiant également les moyens humains, matériels et financiers nécessaires.
Création d’équipes d’outreach expérimentales à la rencontre des nouvelles générations d’usagers de drogues
La création d’une dizaine d’équipes expérimentales permettrait d’explorer les nouveaux modes de consommation des plus jeunes dans différents contextes (urbain, périphérie, petites villes et campagnes) ainsi qu’auprès de populations spécifiques (squatters, jeunes en errance, étudiants, migrants, gitans…). Le statut expérimental de ces projets permettrait d’associer intervenants de terrain et recherche qualitative afin d’aboutir d’une part à un diagnostic précis des nouveaux usages, des prises de risques associées et d’autre part à l’expérimentation d’outils et de messages adaptés à ces différents contextes. Ces projets contribueraient à l’émergence d’une nouvelle génération d’acteurs de réduction des risques liés à l’usage en associant les acteurs actuellement en lien avec ces jeunes. Ces projets expérimentaux pourraient également contribuer à l’élaboration d’un guide de bonnes pratiques.
Rôle des associations dans la politique de réduction des risques en France
Aussi convient-il :
• d’identifier les différents sites et les différentes populations à explorer dans les milieux festifs et urbains, les acteurs en relation avec ces jeunes ainsi que les associations de jeunes qui peuvent être partenaires ;
• de constituer des équipes mixtes avec différents profils, de l’expérience de l’usage aux compétences sanitaires, sociales, éducatives ;
• de donner une formation commune à tous les membres de l’équipe sur les fondamentaux de la réduction des risques ;
• d’associer à chacun des projets une recherche qualitative avec une fonction d’évaluation des prises de risques et des pratiques d’intervention.
Les équipes doivent être en mesure de :
• intervenir à la demande dans différents contextes : par exemple, lors d’hospitalisation d’urgence, dans des sites où les relations entre jeunes et adultes posent problème…
• offrir un service qui réponde à la demande des jeunes dans le domaine de l’usage de drogues : à cet égard, l’utilisation du testing dans un cadre contrôlé pourrait être expérimentée. Au-delà de l’usage de drogue, les besoins sanitaires et sociaux émergeant en cours d’expérimentation doivent être pris en compte en partenariat avec les différents services concernés ;
• élaborer au fur et à mesure un matériel de prévention et de réduction des risques adapté, en associant les publics cibles à leur élaboration.
Les équipes expérimentales doivent être en mesure de confronter régulière- ment leurs résultats, par exemple dans un séminaire trimestriel. Une dizaine de projets pourraient être impulsés en même temps au niveau national.
Les projets peuvent être construits à partir des pratiques déjà en cours en donnant à des acteurs déjà mobilisés les moyens nécessaires à un diagnostic (par exemple dans le milieu des squatters, auprès de jeunes en errance…). Il serait souhaitable que les acteurs qui portent ces projets soient issus de différents champs d’intervention : dispositif de réduction des risques, clubs de prévention, associations culturelles et sportives, souffrances psychiques, suivi judiciaire, précarité (113)…)
Certains projets doivent être spécifiques à une population, ou encore à un contexte institutionnel, par exemple, service d’urgence hospitalière, Samu, sortants de prison ou suivis judiciaires… Des associations de jeunes doivent être associées à la démarche.
Prise en compte des processus d’exclusion
Les accueils ne doivent pas se contenter d’accueillir des usagers en grande exclusion ; ils doivent devenir un lieu d’identification des processus d’exclusion, et de mobilisation des partenaires concernés. Les différentes problématiques doivent être identifiées : usagers souffrant de troubles psychiatriques ; jeunes femmes isolées ; jeunes en errance, en particulier d’origine étrangère ; usagers non stabilisés par leur traitement de substitution ; sortants de prison.
Dans chacune des problématiques, le diagnostic doit associer les partenaires concernés : services psychiatriques, protection maternelle et infantile, aide sociale à l’enfance, ainsi que les associations intervenant sur les violences faites aux femmes ; associations culturelles ou ethniques, Csapa (centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) et médecins généralistes, administration pénitentiaire…
Dans une démarche d’expérimentation, il serait utile d’identifier les acteurs déjà mobilisés sur ces différentes problématiques, par exemple les équipes de rue expérimentées aujourd’hui en psychiatrie.
Ces projets expérimentaux doivent aboutir à de nouveaux projets qui peuvent prendre différentes formes, par exemple : doubles prises en charge ; offre de service dans le contexte de vie ; projets « passerelles » associant des acteurs issus de chaque champ concernés (par exemple, lits dans l’hébergement social, lits hospitaliers…)
Implication nécessaire des élus locaux
L’implication des collectivités locales doit être recherchée : cette implication est indispensable pour le développement d’un dispositif à la mesure des moyens.
Elle est nécessaire pour articuler le dispositif avec les différentes politiques locales, santé, insertion, sécurité.
Les problèmes liés aux troubles de voisinage doivent être pris en compte. Il ne s’agit pas seulement de rassurer l’opinion, il faut aussi que les habitants et leurs élus soient associés à la recherche de réponses. Ce sera le cas, si par exemple, certains des projets expérimentaux répondent à une demande sociale.
Références
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90. BEH n°35, 29 août 1994.
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100. COPPEL A. L’efficacité des programmes méthadone mesurée par l’évaluation des expériences étrangères. Journal du sida, n°46, janvier 1993.
101. MINO A, ARSEVER S. J’accuse les mensonges qui tuent les drogués ? Calmann-Lévy, 1996.
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109. BARRE MD, BENEC’H-LE ROUX. Approches sociologiques des acteurs de première ligne travaillant dans le cadre de la politique de réduction des risques liés à la toxicomanie. CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales). 2004, n°95.
110. Le plan Hépatites 2009-2012, Mais où sont les actions de terrains ? Voir le site Internet de l’AFR : www.a-f-r.org.
111. The Beckley foundation drug policy programme, an overview http:// www.beckleyfoundation.org/pdf/report_drugrelatedharms.pdf. Pour une comparaison USA/Pays-Bas, REINARMANN C, COHEN P, KAAL H. The Limited Relevance of Drug Policy, American
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112. WHO, UNODC, UNAIDS. Technical Guide for countries to set targets for universal access to HIV prevention, treatment and care for injecting drug users, 2009. La définition de la RDR donnée par l’OMS est reprise pour la première fois par le secrétariat de l’ONU et l’ONU-Sida, Lettre du 21 Août 2009.
113. À titre d’exemple, citons, pour la précarité le blog http://sanschezsoi.sante.gouv.fr/. 465